| Accueil
En lisant en écrivant : lectures versatiles #60

Le récit de Sylvain Estibal se déroule dans le Guerrero, un État du sud-ouest du Mexique. Une jeune fille est enlevée un soir de match de finale de foot avec le Barça alors que la jeune fille portait le maillot de son idole Lionel Messi. Lucia, sa mère, ne peut se résoudre à ne pas savoir où sa fille se trouve, alors elle fouille les fosses, se rend à la morgue, elle interroge, elle enquête, elle creuse dans les clairières, partout où des corps sont enterrés à la va-vite par les gangs, les cartels. « Dans cette éclipse de l’être aimé, cette incompréhension. Avec ces questions qui n’en finissent pas. Ce supplice de l’esprit, cette impossibilité du deuil, ce déchirement ». Un roman dense et incisif sur le poignant combat de cette mère qui continue à se battre malgré la peur, la corruption et les menaces. Une lutte qui rappelle l’engagement des milliers de familles de desaparecidos d’Amérique Latine, plongées dans l’horreur criminelle aveugle et cruelle.

Terres voraces, de Sylvain Estibal, Actes Sud, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« 1

La première fois que tu as trouvé un os humain, tu as pleuré. C’était un bout de fémur. Tu ne connaissais rien aux ossements. Une vague idée. Tu as depuis appris à tous les reconnaître. Ils te sont familiers. Tu as aussi appris les blessures, tu as appris les supplices.
Maintenant c’est le corps qui t’obsède. Son absence, et son oubli. Sa destruction, et sa matière corruptible. C’est une science le corps humain, un monde très vaste avec sa géographie, ses vastes étendues, ses reliefs et ses tracés qu’il faut apprendre à lire, ses effondrements. Marbrures de sang des lividités cadavériques, marques azurées des corps torturés, lacérations et brûlures, épanchements liquidiens, perforations et dislocations. Un territoire que tu as appris à arpenter, pour comprendre et pour lutter, donner un sens. Tu n’as pas le choix, dis-tu. Tu n’as pas le choix.
Maintenant ta vie ce sont ces belles montagnes, ce vaste désert, ces paysages de l’horreur. Parfois la terre est muette, d’autre fois elle semble te parler. Un sentier déblayé, des traces de pneus, la végétation souillée, des déchets, ou un arbre qui te dit : c’est ici, elle est ici, creuse !
Certains jours, la terre est ton alliée. D’autres fois, elle te semble indifférente, ou hostile, occupée à te perdre, à t’épuiser sur des sentiers qui ne mènent nulle part, c’est-à-dire vers aucun d’eux, les suppliciés.
Tu as trouvé l’autre jour un corps, du fil de fer avait servi à lier ses mains dans le dos. Il y
avait une végétation particulière et des serpents à foison, attirés par les petits rongeurs qui se nourrissent de la chair décomposée. Un instant, tu t’es dit que c’était elle. Comme un pressentiment. Tu as retrouvé une ceinture en cuir entrelacé et un petit portefeuille contenant les papiers d’une autre. Tu as pris dans tes mains les documents. Tu as découvert cette photo, le visage presque effacé d’une jeune fille. Puis tu es redescendue dans la plaine pour prévenir les autorités. À cette époque, tu pensais encore qu’ils t’aideraient. Que le sort des disparus leur importait. Tu leur as signalé ta funeste découverte. Ils ont pris note. Ils ont gardé la carte d’identité. Lorsque tu es retournée dans la montagne trois semaines plus tard, la jeune fille était toujours là.
Rien n’avait bougé.

2

Ta vie, c’est le martèlement de tes pas sur ces territoires, et ces charniers que tu creuses, dans cette terre de douleurs et de cris. Tu chemines en quête des disparus, seule, comme une possédée. Possédée par l’amour, et par le souvenir. Le souvenir
de l’amour. Le souvenir de ta fille. Elle infuse au plus profond de ta vie en suspens.
Elle te guide. Sous les fourrés. Sous les étoiles. Dans cette fatalité du destin, dans ces collines affreusement belles, ces plaines à perte de vue. Tu marches à l’infini car elle est là avec eux, comme ils sont là avec elle, quelque part, fragmentés, dilués, et tu viens les arracher à l’oubli, les ramener un par un dans cette lumière, les prendre par la main, pour que nul ne puisse dire qu’ils n’ont jamais existé.

3

Les gaz dégagés par le corps noircissent les plantes alentour et provoquent un léger renflement du sol. Après plusieurs mois, une herbe plus verte y pousse, dopée par les chairs et les organes décomposés.
Elles te diront cela.
Sur les terrains sablonneux, les corps noircissent le sol. Alors il faut chercher une terre
en deuil, une terre noircie, comme frappée de malédiction.
Lorsqu’ils ont été enterrés vivants, on les retrouve tournés vers le ciel, bouche ouverte, comme s’ils cherchaient encore à respirer. Mais quand on les a jetés déjà morts dans la fosse, ils semblent plus détendus, presque en paix.
Trouver son corps serait une chance. Elles te diront cela.
Tu comprendras cela et tu prieras bientôt pour qu’il en soit ainsi. Tu prieras pour qu’elle soit là, au bout du long chemin qui commence, dans une fosse, elle aussi, ta fille.
Dans ce monde qui est désormais le tien, on fait ce genre de prières.
Dans ce monde qui est désormais le tien, on prononce ce genre de phrases à ceux dont on vient d’emporter l’enfant.

4

On a vu rouler un jour sur une place publique un ballon de football qui horrifiait les passants. La peau d’un visage avait été cousue dessus.
On a vu rouler sur la piste de danse d’une discothèque bondée quatre têtes aux affreuses grimaces, aux yeux exorbités, lèvres tranchées.
On a trouvé alignés dans la rue, un jour de Saint-Valentin, des paquets-cadeaux en forme de cœur : ils contenaient chacun une tête fraîchement coupée.
Tout cela s’est passé dans le monde qui est le tien. Les pauvres se sont transformés en tueurs. Les pauvres se sont entredévorés pour posséder eux aussi quelques miettes du grand festin. Les pauvres ont pratiqué la surenchère de l’horreur, ils ont voulu impressionner leurs rivaux, et s’impressionner peut-être eux-mêmes, montrer qu’ils existaient, qu’ils échappaient au destin de misère qu’on leur promettait, et qu’ils étaient
bien vivants dans ce monde, puisqu’ils étaient terribles et violents, puisqu’ils s’affranchissaient de toute humanité, puisqu’ils faisaient trembler jusqu’aux puissants, qu’ils les soumettaient à leur terreur, et qu’ils signaient avec eux des pactes de sang.

5

À la mort mise en scène, destinée à frapper les esprits, les gangs ont peu à peu rajouté ce degré d’horreur : la fosse.
La fosse des crimes de masse, des crimes contre l’humanité. La fosse des guerres, des grandes épidémies, des poussées bestiales, des grandes saignées.
La fosse et son affreux silence. La fosse pour éliminer méthodiquement, sans bruit, à l’écart des routes. La fosse et ses cris que personne ne doit entendre. La fosse au fond des forêts, dans un champ, à l’abri des regards.
La fosse de la police politique soviétique à Katyn, des Einsatzkommandos en Moldavie, des génocideurs hutus, des Serbes de Sebrenica. La fosse à l’écart des villages. La fosse rudimentaire creusée à la hâte par des bourreaux pressés. La fosse des pelleteuses, des éliminations planifiées, aux corps superposés, compressés par le temps
et qui forment cette énorme tumeur graisseuse d’où émergent quelques crânes blancs.
La fosse moderne débarrassée de toute idéologie. La fosse comme solution pratique. La fosse comme produit de notre civilisation, la fosse au bout de l’ambition humaine, de la recherche du confort matériel. La fosse comme avenir de ce pays.
La fosse que tu trouveras un jour, au fond d’une vallée. Trois corps aux mains ficelées, pourrissant ensemble dans de grands sacs plastiques. Tes premiers corps.

6

Qu’est-ce que disait au téléphone votre fille, señora ? Elle disait : "Rassemble vite l’argent maman, sinon ils vont me tuer." Elle a dit cela plusieurs fois. "Rassemble vite l’argent maman, sinon ils vont me tuer". Elle n’a rien dit d’autre ? Non, elle n’a rien dit d’autre, elle a juste répété cette phrase, "rassemble vite l’argent maman, sinon ils vont me tuer". Nous ne sommes pas restées longtemps, tout juste quelques secondes. Mais c’était elle, j’ai reconnu sa voix, je suis formelle, c’était ma fille, c’était ma fille qui parlait.
J’avais peur de vous prévenir. Ils ont menacé de nous tuer, moi et mon fils, si je le faisais. Ils m’ont dit qu’ils avaient des hommes à eux parmi les effectifs de la police. Alors j’ai emprunté de l’argent à ma famille, à des amis, à des collègues, 3 500 dollars au total. J’ai déposé la rançon sur la route de Chilapa, au kilomètre 5, sous un grand panneau publicitaire rouillé. L’argent se trouvait dans une enveloppe que j’avais glissée à l’intérieur d’un sac en toile à lanières. Je suis allée ensuite au point de rendez-vous qu’ils m’avaient fixé pour retrouver ma fille. Mais j’ai attendu et elle n’est jamais apparue.
Elle aime Messi. Elle portait son maillot. Elle allait voir le match du Barça chez des amies de son club de football. Elle n’est jamais arrivée. Ses amies l’ont attendue. Elles ont pensé qu’elle avait préféré rester chez elle. Et puis, le lendemain, ils m’ont appelée dans l’après-midi, ses ravisseurs. Ils me l’ont passée un court instant. Elle m’a parlé.
Le policier prend une moue ennuyée. Sans doute, señora. Mais cela ne veut rien dire.
Il pose son bic rongé, referme un épais cahier écorné qu’il glisse dans son tiroir métallique. Je vous conseille de vous rendre à l’institut médico-légal, señora, au cas où le cadavre de votre fille y apparaîtrait. Bien souvent, pour accélérer le versement de la rançon, ils enregistrent un message de la victime peu après son enlèvement et s’en servent pour faire pression sur la famille. Le plus souvent, quand ils vous appellent, l’otage a déjà été exécuté. Ils ne veulent prendre aucun risque d’être identifiés. Elle est sans doute morte, voilà pourquoi ils ne rom pas libérée. C’est ce que je voulais vous dire, señora.
Ils les abandonnent généralement dans les premières heures de l’enlèvement dans une décharge ou dans un fossé, dans le canal des eaux usées, à l’extérieur de la ville. C’est pourquoi je conseille de vous rendre rapidement à la morgue. Il ne faudrait pas qu’elle soit considérée comme non identifiée. Car, au bout de trois jours, elle serait incinérée, en vertu des règles sanitaires. Ou placée dans une fosse.

7

Le four est imposant, de la taille d’une pièce, fermé par une manivelle tournante. Sur le côté un compteur, un boîtier électrique, des canalisations. Un escalier de métal. Le four permet d’incinérer deux corps à la fois. C’est un outil industriel parfaitement adapté à la situation. En une dizaine d’années, il a déjà réduit en cendres plus de mille cinq cents corps non identifiés. Le four est un modèle allemand.
Les corps non identifiés sont enregistrés sous le signe NN, no nombre, pas de nom. Au début, il n’y avait même pas de registre des corps. Ils les mettaient juste là-dedans et les brûlaient. Les fonctionnaires ont maintenant l’obligation de noter quelques signes distinctifs et de prendre une photo, puis de les inscrire dans le registre.
Une adolescente de 14 ans, mesurant 1 mètre 58, brune, cheveux longs. Elle portait un jean, des baskets et un maillot de football, dis-tu. Le maillot de Messi. Le légiste t’écoute dans la salle vide carrelée de blanc. Il secoue la tête. Non, il n’a pas ça pour le moment dans les longs tiroirs ».

Terres voraces, de Sylvain Estibal, Actes Sud, 2022.

Vous pouvez suivre En lisant en écrivant, le podcast des lectures versatiles en vous abonnant sur l’un de ces différents points d’accès :




LIMINAIRE le 21/12/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube