Dans Tantôt, tantôt, tantôt, la peur est l’enjeu central et l’événement fondateur, le moteur et l’objet de l’écriture. « La peur a une allure plus qu’une forme, ou plutôt elle a des allures », écrit Virginie Poitrasson. Plusieurs types de textes structurent ce recueil poétique (litanies, fragments, rêves, incantations), entre poèmes et proses. Ces différentes approches du thème souligne avec leur ritournelle qui rythme le texte, comment la peur réorganise notre espace, nos gestes et notre quotidien, comment nous vivons au-dedans et au-dehors d’elle. Un livre qui cherche, dans l’hétérogénéité de registres épars, à se positionner par rapport à la peur, manière d’être, de penser et de ressentir le monde, pour « s’asseoir au bord de soi en attendant la catastrophe ».
Tantôt, tantôt, tantôt, Virginie Poitrasson, Éditions du Seuil, Collection Fiction & Cie, 2023.
Extrait du texte à écouter sur Spotify
« NIDS
Nous n’avons rien d’autre que la peur.
Ne jamais gommer son reflet pour effacer ses tressaillements.
Chaque mouvement de respiration en est une articulation,
que ce soit en pleine abondance
ou dans l’accélération amoureuse.
Aucun garrot pour l’arrêter.
Elle est une fine tapisserie du besoin,
et surtout un tort montant de sommeil et de croyance.
Nos mains arpentent les enfers.
Pourtant même les ectoplasmes ont des limites.
Nous voilà attachés aux rives, scrutant le ciel.
Tout a-t-il vraiment déjà un nom ?
La peur d’être en train de rêver, la peur de porter un monstre, la peur des extrémités, la peur que tu ne sois pas à la maison, la peur de ne pas pouvoir prendre une tasse, la peur des palpitations, la peur que ma vue ne se change pas en mots, la peur des polémiques ?
Peut-être que si ces peurs livraient leurs noms, nous flotterions au-dessus de la nécessité, nous filerions.
Sans voir de dégât majeur.
Sans aucune menace sur le mont Rushmore.
Ou d’évidence de propagation.
Nous ne cherchons, au final,
qu’à pailleter,
à donner l’essentiel au strass.
À quelle distance se situe notre peur ?
La peur a pour mesure la distance entre un événement et sa représentation mentale.
Dans notre calcul, n’oublions surtout pas de tenir compte de l’effet de distorsion.
L’exemple le plus commun étant celui que renferment le jeton acheté et le train fantôme.
Vous l’estimez située à quelques millimètres de votre peau ? Aussi loin qu’une terre dévastée et brûlée par le vent ?
Ou de l’autre côté de la fenêtre de votre maison d’enfance ?
Les années ont passé.
il ne s’agit que d’une invitation à rêver,
au-delà des projecteurs du souvenir,
loin des réfugiés, des ouvriers et des esclaves,
vous distinguez de la route la fumée qui sort de la cheminée
de cette petite maison blottie dans le paysage.
Les années évidées.
Spectre de l’âtre.
Vœux cuits à l’étouffée dans la poitrine.
Ne jamais oublier dans l’effroi
de respirer selon la règle de trois.
CONJURATIONS 1 & 2
Conjuration I
Les noms viendront avec leurs corps, éclectiques, sans tête, cousus ensemble. Ils estomperont les frontières entre eux et les choses.
Le chat aux pupilles de lune clignera des yeux et effacera cette tranche tremblée du monde. Ici, il n’y aura plus d’ici.
Là où l’on se tient muets, de l’autre côté du langage, sur le versant interne, il restera longtemps un avant-goût de la mort.
Et nos yeux s’éclaireront, le vide de dedans égalera le vide de dehors, le verre deviendra transparent.
À voix nue, nous nous risquerons à convoquer un sortilège qui regardera en face cet effroi pour l’envelopper lentement dans une danse poudrée.
Tout en battements d’ailes, la ritournelle mêlera vert pâle et bleu, brun-rose et pointes de jaune, papillon talisman aux ocelles transparents qui fixent du regard toute menace, toute terreur et l’éloignement.
Conjuration II
Laisser à disposition de l’eau à l’entrée de la maison, installer des pierres près du feu pour que les spectres s’y chauffent à l’aise.
Sentir un glissement d’espace dans l’espace et voir les dernières apparences s’évaporer sans rencontrer d’obstacle, passant par la fenêtre, une fente ou la cheminée.
Aérer l’air dormant de la maison, l’ombre arquée, yeux douloureux dans le noir.
Longer les murs extérieurs, faire des pas de moins d’un mètre, calcule sa circonférence par rapport à l’inclinaison du soleil, prévoir ses longitudinales.
Mesurer tout du petit au tout petit, respirer propre, sec et frais entamer quelques sauts aux alentours et se rasseoir en attendant.
En attendant, oui.
ENTRÉES
Petite
Ce que je n’avais pas prévu, pas du tout, c’était la peur. Une toute petite peur, surgie comme ça, un après-midi d’automne, comme on ramasse un chat perdu dans la rue, ou un rhume. J’avais attrapé une peur.
J’avais le choix entre l’accueillir en entonnant un chant d’orage maori Polo’ai O Ke’elikolani et la repousser en portant sur moi une pierre d’invulnérabilité.
Je pouvais également écouter en continu des concerts de musique classique. Leur diffusion par haut-parleurs avait rassuré les habitants de la ville de Tchernobyl lors des semaines qui suivirent l’accident en avril 1986.
Je ne fis rien de tel.
La peur restait là, comme un petit animai, un oisillon placé sous ma protection. Il fallait maintenant en faire quelque chose.
Shéma de la convergence
AlI perspectives relate.
Chaque vie converge vers un centre — exprimé ou muet —,
je vis à distance de ce centre et j’essaie pourtant de l’atteindre en tirant des traits épais, en pointillé, noirs ou invisibles.
Se créer son propre tracé.
Pour atteindre l’étoile Polaire, il faut compter cinq fois b a, b a étant la distance séparant les deux étoiles situées à l’extrême droite de la casserole de la Grande Ourse. Pour atteindre le centre vers où converge chaque vie, combien de fois faut-il compter b a ?
Combien mesure ma convergence ? Quelle est la taille de mon tracé, de ma ligne de vie ?
Trente rayons convergents, réunis au moyeu, forment une roue ; mais c’est son vide central qui permet l’utilisation du char. Le vide est constituant, il est notre dénominateur commun. Nous sommes en creux. Nous nous tenons en creux, dans le vide. Le vide est ce qui nous rend efficaces, habitables, utiles.
Toute notre vie tend à cela : l’occupation du vide.
Alors je produis des tracés, tire des lignes en diagonale, je me déplace à l’aveugle en spirale dans le sens des aiguilles d’une montre, finissant ma course en trébuchant sur une souche d’arbre, je fends l’air d’un coup de couteau.
Je crée mon propre tracé.
Muscle
Le docteur Guillaume-Benjamin Duchenne de Boulogne, dans son ouvrage Mécanisme de la physionomie humaine ou Analyse électro-physioloqique de l’expression des passions, pense avoir identifié le muscle de la frayeur, de l’effroi : « Cette expression d effroi ne vient en effet parfaitement que par l’association des peauciers et des frontaux avec les abaisseurs du maxillaire inférieur. L’agrandissement de l’ouverture palpébrale et le regard hagard [...] ajoutent certainement à l’effet de leur expression. »
Nous commençons par nous figer comme une statue, immobiles et sans respirer, à nous accroupir comme instinctivement pour échapper au regard d’autrui. Le cœur bat violemment, palpite ou bat contre les côtes.
Les poils sur la peau se dressent et les muscles superficiels frissonnent. Du fait du changement de rythme cardiaque, la respiration est accélérée. La bouche devient sèche et reste soit totalement ouverte soit totalement
fermée.
Nous blêmissons, nous sommes d’une pâleur mortelle, nous transpirons, nous voilà complètement prostrés.
Tous les muscles du corps, y compris les sphincters et les peauciers, se relâchent totalement. Les mouvements du cœur et la respiration ralentissent.
Toutes les parties du visage sont altérées, les sourcils s’élèvent par le milieu. Les muscles sont marqués, enflés, pressés les uns contre les autres et baissés vers le nez, qui se retire en haut aussi bien que les narines.
Les yeux sont fort ouverts ; la paupière supérieure est cachée sous sous le sourcil ; le blanc de l’œil est environné de rouge ; la prunelle, égarée, parait fuir vers un objet ; étincelante et dans un mouvement inquiet, elle se place vers la partie inférieure de l’œil ; le dessous de la paupière s’enfle et devient livide.
Les lèvres s’élèvent et la bouche est fort ouverte, et les coins fort apparents ; la lèvre inférieure est plus retirée que l’autre. Les muscles et les veines du col sont tendus. Les cheveux sont hérissés, la couleur du visage comme du bout du nez, des lèvres, des oreilles et du tour des yeux est pâle et livide.
Enfin, tout est fort marqué.
Les forces vitales sont comme suspendues dans leur développement, elles se retirent vers les organes intérieurs avec une précipitation qui peut devenir mortelle.
L’organisme est dans un état de faiblesse qui rend toutes les actions de la vie impuissantes, irrégulières et incertaines.
II
Avant l’emploi du chloroforme, le premier temps des opérations chirurgicales faisait naître ordinairement cette expression d’effroi et d’horreur.
Aujourd’hui, nous rêvons d’un jour où il n’y aurait plus guère que les chatouilles qui nous feraient paniquer : gargalesis.
La peau, alors qu’elle se souvenir des caresses, garde l’empreinte des trajets suivis par la peur.
À l’époque, Darwin arriva à cette conclusion : « La crainte est souvent précédée de l’étonnement ; elle est d’ailleurs si voisine de ce dernier sentiment qu’ils éveillent instantanément, l’un comme l’autre, les sens de la vue et de l’ouïe. »
Nous devrions alors être dotés d’une vue et d’une ouïe extraordinairement développées puisque la peur nous traverse depuis toujours. »
Tantôt, tantôt, tantôt, Virginie Poitrasson, Éditions du Seuil, Collection Fiction & Cie, 2023.
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