Dorothee Elmiger compose son récit par petits bouts sous la forme d’un journal de recherche d’une obsession, celle du sucre. Ces fragments provenant de différentes sources (citations, observations, réflexions, rêves, fiction biographique et faits historiques) sont agencés dans un apparent désordre, suivant un long cheminement de pensée et d’enquête, et selon des points de vue variés qui explorent le sujet sans jamais l’aborder frontalement, en se focalisant sur ce qu’il évoque ou provoque. Ce texte mélange des fragments hétéroclites dont le point commun est d’associer sucre et désir à notre histoire coloniale en révélant son enracinement profond dans notre société marchande.
Extrait du texte à écouter sur Spotify
« NEW WORLD PLAZA
Hier au cinéma, le film d’Éric Rohmer La Collectionneuse : Haydée Politoff jette des cailloux sur des poules.
Grosse averse sur le chemin du retour.
Un dimanche après-midi sur le balcon avec C., il ne se passe rien, tout est figé, seul le soleil de février qui commence à décliner. Nous buvons du vin dans des verres très fins. L’ombre nous enveloppe déjà quand, derrière l’épaule droite de C., le miroitement doré du crépuscule se reflète dans les fenêtres sur la colline du Hönggerberg.
Dans le journal de Wolfram Lotz, une note accroche aussitôt mon regard car elle m’apparaît comme une description incroyablement pertinente de ce document et de mon bricolage dedans.
Hyper U, liste de courses
je traverse le magasin d’un bout à l’autre, passe plus d’une heure dedans
Où est le sucre, je le trouve pas
Le sucre !
[Wolfram Lotz, p. 676]
C’est surtout que j’avais pour ainsi dire commencé par le sucre – la mangeuse de sucre chez Chantal Akerman, les champs de canne à sucre dans les Caraïbes, les doigts d’Adam Smith dans le sucrier –, et que j’y reviens progressivement maintenant.
Ce midi en rentrant à la maison, je vois que l’ascenseur est resté bloqué, précisément à mon étage. Les portes sont à moitié ouvertes et la lumière est encore allumée à l’intérieur, mais le sol de la cabine se trouve 50 cm au-dessous de celui du couloir. Tout de suite, une pensée absurde me traverse l’esprit : rentrée tard et ivre la nuit précédente, je m’imagine avoir écarté les portes de l’ascenseur de l’intérieur, avec cette force étonnante que donne l’ivresse, et m’être glissée dehors à travers la fente.
Dans le même ordre d’idées : je peux me souvenir d’avoir fait quelque chose il y a trois ou quatre jours, sans pouvoir me départir de la sensation que ce n’est pas moi, mais une autre personne qui aurait été la véritable protagoniste de l’action. Cette femme qui regarde un documentaire sur les avalanches de l’hiver 1999 à deux heures du matin ; la personne au manteau noir qui attend dans le foyer du théâtre puis se dirige dans les environs du pont Duttweiler, peu après onze heures du soir.
Cette confusion que l’écriture crée, au lieu d’offrir un peu de clarté : d’où cet ascenseur, qui s’arrête 50 centimètres trop bas. Tandis que je m’en extrais en geignant, j’aperçois du coin de l’œil ce qui se trouve sous le plancher, entre les étages.
Mais qui est donc cette folle qui s’extirpe de l’ascenseur, une vieille cape fallacieuse sur les épaules ?
L’ascenseur vide, la nuit, les portes entrouvertes, à l’intérieur la lumière éclaire les murs d’un vert mat :
une coulisse, le décor de mes escapades nocturnes.
La fois où j’ai gravé des initiales dans la peinture rouge du mur à côté de l’ascenseur avec les clés de la boîte aux lettres. À trente ans passés.
Je ressors aujourd’hui mon dossier « sucre », plein de notes, de mots clés sur les betteraves sucrières, le saccharose et les plantations des Caraïbes et sur une feuille A4 à carreaux, je tombe sur cette remarque écrite à la main,
Le roi du loto était t. mince.
Je mets un moment à comprendre que cette note ne devait pas uniquement concerner le physique du Roi du loto, j’ai aussi dû vouloir relever que sa maigreur pouvait éventuellement signaler la faim ou un manque de moyens.
Mince, grand,
yeux clairs, froids.
Une photo montre Werner Bruni, grand gagnant du loto, agenouillé devant un lavabo, une cuvette de toilette en arrière-plan. Il porte un bleu de travail, ses cheveux sont peignés vers l’arrière, une pince est posée sur le carrelage devant lui.
Comme si de la lumière filtrait à travers une petite fenêtre tout en haut à droite, des faisceaux concentrés comme on en observe dans les chapelles par exemple, un halo clair sur certaines parties de son corps.
Entre ses mains, un tuyau d’évacuation blanc, qui se divise en branches.
Werner Bruni ( « Une liberté soudaine et terrifiante », article du 9 avril 1980) :
— Vous m’avez dit ne plus aller au restaurant. — Oui, en tout cas, plus comme avant. Ça ne me dit plus rien. On ne peut plus s’asseoir parmi les ouvriers, ceux avec lesquels on passait son temps avant, on ne peut plus leur parler, c’est juste que… Ils vous voient toujours comme un mouton noir.
— Donc vous avez perdu des amis, des connaissances, après avoir gagné au loto ? — Une bonne partie, oui.
Sur l’écran, la bouche du joueur de loto qui s’ouvre et se ferme lentement. Ça ne m’évoque rien sur le moment, absolument rien, à la place je bois le reste de vin blanc dans le frigo.
Je me souviens qu’il y a quelque temps, quelqu’un, A. peut-être, m’a parlé du théâtre de la guerre, il me racontait qu’au XIXe siècle encore, on appelait « théâtres » les lieux du monde où se déroulaient des guerres, au même titre que les scènes et spectacles de la Nature, que le soleil éclaire un temps avant de les délaisser à nouveau, dans un mouvement d’incessant retour.
Mon propre petit théâtre de la nature et de la guerre – du monde tout court – rejoue depuis quelques années une seule et unique scène, étirant le temps à l’extrême : la vente aux enchères des deux figurines en bois d’ébène ou en pierre noire, cédées pour trente-cinq francs dans cette auberge de la rive sud du lac de Thoune.
Le personnage principal de la pièce, B., joueur et travailleur sacré roi par la société de loto six ans auparavant, n’y apparaît pas. Son absence donne sa force à la scène : ses comparses se sont réunis pour fêter sa chute, après avoir suivi son ascension hors de leurs petits cercles, une ascension due uniquement à la combinaison heureuse de quelques numéros : 11, 40, 29, 2, 33, 15, numéro chance 31.
Comme si je ne pouvais quitter la salle sombre de ce théâtre et ma place de spectatrice avant d’avoir conquis dans ces pages une forme de délivrance par la narration, c’est la sensation que j’ai parfois.
Les cris assourdissants des presque-morts, des revenants.
— Mais alors, quand on dit que tu n’es pas en mesure de faire ce que l’on entend communément par « raconter », on se trompe ?
— Non, c’est vrai.
— Qu’est-ce qui t’en empêche ?
— Eh bien, c’est juste qu’il se passe toujours toutes sortes de choses pendant que je suis assise à mon bureau, les voix des gens dans le couloir qui reviennent de leur pause déjeuner, et dehors un train intercités à deux étages quitte la ville, des gens en gilets orange vont et viennent sur le toit de l’immeuble voisin avec des gabarits, et quelqu’un m’envoie un message d’Antigua Guatemala ; tout ça il faut aussi le raconter, parce que ce sont les conditions dans lesquelles le texte s’élabore, le contexte dans lequel j’écris. Pourtant il m’est totalement impossible de rendre compte de toutes ces choses dans leur simultanéité.
— Mais là, telles que tu les décris, par cette énumération, je comprends bien qu’il s’agit de choses simultanées.
— Là, telles que je viens de les décrire, ça ne me plaît pas. Cela me fait l’effet d’un manque de style absolu quand je lis ce genre de choses dans un texte.
Par exemple : pendant des mois, j’ai écrit encore et encore la même phrase, disant que je suis sur un parking de la côte Est des États-Unis et que je mange du bánh da lợn. Donc « je suis sur un parking » et ainsi de suite. Et ce que je voulais dire, c’est bien sûr que quelqu’un se trouve là et mange, oui, mais, en même temps, je voulais aussi dire « le parking américain », celui que tout le monde a déjà vu mille fois au cinéma, et puis « la côte Est américaine », si grande, qui ouvre sur tant de choses, cette côte infiniment longue, ce littoral face à l’océan, mais qui peut aussi refermer l’imaginaire, quand on pense à la politique actuelle ou à certains films ou livres absolument barbants. Elle contient peut-être tout ça, cette phrase. Mais je l’ai aussi pensée en écho ou avec une note de bas de page renvoyant à une phrase de Merleau-Ponty qui date des années 1940, et qui dit que le mot « ici », lorsqu’on l’applique à notre propre corps, ne désigne pas une position déterminée par rapport à d’autres positions, ou à des coordonnées extérieures, mais que, dans ce contexte, le mot « ici » est toujours, en premier lieu, « l’installation des toutes premières coordonnées » qui soient. Ma phrase voulait donc aussi dire ICI de cette façon-là, ICI tout commence, et mettre en doute cet ICI dans le même mouvement, car c’est une phrase de littérature, et que le corps du JE qui dit ICI est une fiction, donc une affirmation. En plus de cela, la notion de « premières coordonnées » se double d’une nouvelle signification à cet endroit, sur ce parking qui se trouve dans ce qu’on a appelé le Nouveau Monde, je vois tout de suite Christophe Colomb apparaître entre les voitures dans son uniforme coloré ridicule, en train de manger un petit pain. Récemment, en regardant les images de ce parking sur internet, j’ai découvert – détail que je trouve totalement hilarant – un panneau indiquant que ce lieu porte le nom de « New World Plaza ».
Oui, et à propos de Merleau-Ponty, ça me fait penser à Iris Marion Young qui écrivait dans Lancer comme une fille que l’existence féminine, féminine entre guillemets je crois, l’expérience que « la femme » fait d’elle-même, c’est d’être « placée » dans l’espace, son corps est « une chose semblable aux autres objets dans le monde », une « chose qui existe dès lors qu’on la regarde ». Donc le constat selon lequel ces coordonnées premières n’existent pas telles quelles pour une femme (quel que soit ce qu’on entend par là) ou plus exactement : elles ne coïncident pas avec son corps, car elle se voit toujours aussi depuis l’extérieur. Et si c’est vrai, qu’est-ce que ça veut dire, et des oiseaux passent, et puis le soir tombe, et ça correspond à quoi comme sensation, et cetera.
— On pourrait aussi dire que c’est une cargaison beaucoup trop lourde, une exigence intenable.
— Exact. Ces phrases, je dois bien le reconnaître, n’atteindront jamais une forme de clarté pure, lumineuse, délestée de toutes significations supplémentaires et confuses. Il s’agit plutôt de constructions vacillantes, complexes, je crois, d’un maelström sombre où tout, y compris ce qui est périphérique, tourne infiniment autour d’un centre instable, avec un bruit assourdissant. Et ce tourbillon entraîne toujours plus de choses. »
Sucre, journal d’une recherche, Dorothée Elmiger, (traduction de l’allemand par Marina Skalova et Camille Luscher), Éditions Zoé, 2023.
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