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En lisant en écrivant : lectures versatiles #112

Signes des temps est un ensemble de proses de même dimension, qui forme une « autobiographie collective ». Écrits à partir de films collectés, archivés et diffusés sur le site de Ciclic Mémoire, ces poèmes cinématographiques, publiés en 2020 sous le titre Poèmes pour les temps présents, expliquent la technique du montage qui juxtapose des énoncés disparates où s’entrechoquent épiphanies et souvenirs, tribulations et déclarations d’amour, dans une succession de phrases courtes, inventaires, expressions populaires, « cortège de sensations, d’émotions, d’images, de fugaces présences. » Le lyrisme singulier de la prose de Christophe Manon parvient à exprimer la forme universelle d’un nous, un regard fraternel sur le chaos du monde, « un étroit passage entre jadis et maintenant. »

Signes des temps, Christophe Manon, Héros-Limite, 2024.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




Pas fini, ce n’est pas fini, pas fini du tout, cela ne peut finir ainsi. Mais maintenant c’est comme si maintenant c’est toujours hier et hier n’est pas plus qu’aujourd’hui ce qu’il sera demain. Alors c’était en ig88. Errant entre sommeil et veille quel vent mauvais souffle dans nos creuses caboches ? Est-ce ainsi que le monde s’achève ? Pour ce qu’avons-nous fait ? Car les choses sont ce qu’elles sont. Car ce qui est fait n’est plus à faire. Car nous fûmes complices. Chacune et chacun donnent beaucoup et si ce n’est pas beaucoup c’est assez mais pas trop. Puis vinrent 1989 et 1990. Oh mais vois, vois donc. Quand des marais s’élève l’antique lamentation des grenouilles et que derrière les portes de petits êtres grouillent. Nous avons existé par cela, cela seul | Qui n’est pas consigné dans nos nécrologies. Ou bien sûr c’est entendu. Cercoux, Mirambeau, Bassolais, Maransin, Poche Chanias, Bayas, La Grande Clotte, Les Motets, Le Bouscat. Pas toujours, pas toujours ce que tu veux dans la vie. À jouer aux cow-boys et aux Indiens, aux gendarmes et aux voleurs, à se tremper les pieds dans l’eau glacée, à se rouler dans le foin du grenier, à jouer au docteur. À pisser dans des bouteilles en verre et les jeter contre le mur du voisin et filer à la course. Et fouiller les tiroirs, et chercher des trésors. Et des bulles de savon, Et les westerns à la télévision. Je suis, tu es, vous êtes, ils sont. Pas de lieu, pas de lieu possible, il n’y a pas de lieu dans la mort, pas de lieu autre possible que celui où nous sommes, dit-il, et qu’habiter la Terre, en somme, et pas non plus de retour possible, il est absolument impossible de se retourner. 1975 et 1976. Maransin. Bassolais. Les Motets. De vieilles bagnoles abandonnées au bout des rangs de vigne. À genoux, les deux mains sur mes cuisses, combien tu étais belle alors et comme j’admirais l’ardeur désespérée de tes étreintes et comme j’en étais bouleversé. Qu’à cela ne tienne. Et comme un troupeau de bêtes inquiètes scrutant le ciel énorme et humant l’air de leurs larges naseaux, c’est ainsi que nous sommes. À gorge déployée. Le jour où je t’ai rencontrée. Sans même m’en rendre compte. L’été caché derrière les persiennes à rêvasser étendu sur le lit dans la chambre du fond en contemplant les lézardes au plafond. Non, ce n’est pas un jeu. Ni la langue dans sa poche. Comment veux-tu que je te reconnaisse ? Et comment pourrai-je t’oublier ? Mais ce n’est pas assez. Plus venir, je ne veux plus venir, je ne reviendrais plus, jamais plus jamais. L’odeur d’herbe coupée. L’odeur de terre mouillée. L’odeur des champignons. Qu’as-tu à dire de plus ? C’était sur tes seins que se portait toute mon attention. À faire semblant. À Dieu ne plaise. « C’est le petit Jésus en culotte de velours. » 1977 encore, c’était un 14 Juillet, nous avions assisté au feu d’artifice, dans la nuit papa est venu me chercher, et c’est ainsi que tu as vu le jour. Le grand bonheur, l’immense douleur que d’avoir un frère. C’est celui qui le dit qui l’est. Obscur sous la nuit solitaire et traverser les ombres. Mais privé de nuages. Je t’en prie, ce n’est pas interdit si tu en as envie. D’abréger ses souffrances. Ne t’en prendre qu’à toi-même. Non, ne regarde pas. Je venais d’avoir 17 ans. Ou peut-être 18 ou 19 ou 20 ou peut-être moins mais pas plus car c’est déjà beaucoup. Était-ce en 1988 ? Car alors le monde était rond et peut-être était-il encore temps d’y faire dialoguer les vivants et les morts. Mais pourquoi, pourquoi donc, pourquoi ?


Tournent les heures et tourbillonnent et puis tournent encore, ainsi passent les jours et le temps s’évapore. Étendue de tout son long. À quel point je voulais tellement c’était si fort oh combien j’aurais tant voulu encore. C’est fini ne pleure pas non s’il te plaît ne pleure pas. Mais parfois il y a nuit. Cette petite chambre en haut de l’escalier où nous nous retrouvions en secret pour nous embrasser et fumer, fumer et nous embrasser. Là-bas ou ailleurs sont toujours ici pour celui qui s’y trouve. Voici ce que j’ai fait, je m’en souviens, j’ai oublié. Il nous faut essayer, essayer seulement et qu’importe la perte ou le gain. À donner sa langue au chat. À s’en lécher les babines. À l’huile de coude. À tirer sa révérence. 1989 précédait 1990 et après 1990 il y eut 1991. À chacun son temps. Ni pause ni repos. Xanax, Tranxene, Valium, Lexomil, Stilnox, la mode alors était aux comprimés. Et déjà nous regrettons ce qui n’a pas encore été. Bien que cela fût vrai il faut reconnaître que ce n’était pas tout à fait inexact. Car dans la fin se tient le commencement et dans le commencement la fin. Car tôt ou tard la fin aussi son commencement et c’est ainsi qu’enchevêtrés étroitement les temps s’achèvent. Peut-être mais ce n’est pas certain. Tarte aux pommes, coulis, clafoutis, sorbet framboise, mousse au chocolat, îles flottantes, baba au rhum. Faut-il sucrer les fraises ? Et plus il vieillissait plus son poul s’accélérait plus je me détournais. Chacun va son chemin cherchant refuge au creux des rêves inquiets. La souffrance. La souffrance s’accumule tandis que s’effacent les joies. Sans faire le moindre bruit. Avant de s’en aller nourrir insectes et moissons. « Je voudrais avoir le gosier qui fait un kilomètre de long. » C’est toujours de nouveau la même chose, toujours de nouveau la même chose. Oh comme tout cela est bel et bon, et combien tes lèvres sont douces lorsqu’elles s’entrouvrent pour accueillir les miennes et douce aussi ta peau cependant que ton corps contre mon corps se love et que tes yeux dans leur incandescence me transpercent de part en part et qu’il est vivifiant l’air qu’exhalent tes poumons, et c’est alors comme si je perdais pied. C’est la loi du silence. Puis vinrent 1992 et 1993, puis ce fut 1994 et puis 1995. Et je n’ai plus guère le choix, disait-il, n’ai plus guère le choix, ne cessait-il de répéter, plus le choix. Peut-être était-ce moi ou était-ce toi ou bien ce n’était que ton ombre. Comment savoir ? Mais pourquoi, pourquoi donc, oh pourquoi célébrer les morts plutôt que les vivants ? Un dernier pour la route. Bientôt, nous ne pourrons bientôt plus compter que sur nous-mêmes. Une Renault 5 orange, une Fiat 500, une Peugeot 404, une Citroën DS, une 4L, une deux-chevaux, un vieux Massey Fergusson rouge, une Triumph Spitfire blanche abandonnée dans la grange. Mais j’ai perdu le fil et tout est embrouillé. En Corrèze, dans les Landes, en Dordogne, au pied des Pyrénées, dans la Montagne noire. En secret. La route des vacances, la quête du bonheur. À pédaler à fond dans les descentes. Trois fois tu m’as ouvert les bras et une fois encore et puis tu es partie. Non pas un cri mais un faible gémissement comme un assentiment. De toute sa hauteur d’homme. Ayant plus que perdu leur haleine indécise. Et des cœurs d’artichaut. Et de même que dans l’air vibrant se meuvent les oiseaux, c’est ainsi que nous oscillons dans la lumière qui scintille. Mais comment faire autrement ? Car là où nous sommes, déjà nous ne sommes plus.


À s’enfoncer voluptueusement sous le gros édredon les pieds collés sur la bouillotte en caoutchouc. À bavarder assis en cercle dans des transats à l’ombre du grand tilleul. À monter aux branches pour cueillir des cerises. À partir à la plage la serviette de bain posée sur les épaules. À tremper son dentier toujours dans le même verre avant d’aller rentrer les poules. Et faire des ricochets. Au fond nous y croyons. Tant que dure la chanson. Ni le fruit défendu ni les doigts dans la prise ni les calamités du monde ni même un gros chagrin. Ni promis ni juré ni craché. N’avouera plus jamais. Et les tortues que nous trouvions dans le fond du jardin. Mais je n’ai pas sommeil. Bouche cousue. La main posée sur son sexe mouillé. Quand l’heure sera venue. La jolie, la très jolie coccinelle ou c’est tout à fait comme si. Et la Dauphine à papi. Les huîtres, les crépinettes, les pâtes au four, des frites et du jambon. Crème brûlée. Comme tout cela est juste. Mais écoute, écoute donc. Ne restent que quelques souvenirs envahis par les ronces et de vieilles dentelles, des napperons au fond de l’armoire du salon. Sur la tête de ma mère. Avant et après sont réconciliés, n’ayant pas de destination. J’aurais voulu te dire, j’aurais tant voulu, j’aurais tant voulu te dire. Bras dessus. Bras dessous. Cela se passe de commentaire. Alors le temps était plein jusqu’à ras bord et n’avait alors pas la même mesure. Et certes c’est un jour solennel, un jour de pluie et de fortes bourrasques, un jour dont les heures grises n’en finissent pas de s’étirer. Nadège et sa jolie frimousse. Ou bien était-ce Barbara ou peut-être Nathalie ou Sabine ou Sophie ou Cécile ou Christelle ou encore Isabelle avec ses longues tresses qui tombaient sur ses fesses. À boire de la tisane. À tricoter des pulls, des écharpes et des gants. À remuer les braises pour attiser le feu. À regarder Les Cinq Dernières Minutes à la télévision. Cela, je peux te l’assurer. Des voitures miniatures, des billes en terre, en verre, ou des billes de plomb, de même que les petits soldats. Et je m’abandonnais à la joie toute récente de découvrir tes grâces naissantes et je cherchais à m’oublier dans le creux de tes reins et je caressais tes seins avec reconnaissance. Les mots, les mots sont de frêles embarcations emportant chacun une infime parcelle de réel. Et l’éphémère empreinte | de nos pas sur le sable. Si quand même je. Toujours la même rengaine. Les cèpes, les girolles, les bolets satan, les lactaires délicieux, les coulemelles, les pieds-de-mouton, les amanites, les morilles, les vesses-de-loup. Et les brochettes d’hirondelles sur les fils électriques. Vaste sujet. À se laver tout nu dans la bassine avec l’eau du chaudron. À regarder médusé le verre brisé. À jeter des sorts. À n’y pas prendre garde. À fleur de peau. À la vie. À la mort. Écrire. Écrire avec acharnement, écrire est une combustion. Le doigt sur la gâchette. Obsoloscence programmée des corps, c’est bien cela dont il est question. Est-ce bien raisonnable ? Car le nombre des causes dépasse le calcul mais reste insignifiant en regard de l’immensité du désastre. Car mélancolie n’est pas nostalgie. Légère et court vêtue. Effable ou ineffable ? Déjà 1993, année des cercles noirs. Sans faire machine arrière. Ce que tu veux me dire, je n’en ai pas la moindre idée tant je suis stupéfait. À pisser les jambes écartées en contemplant la voûte étoilée. Et les vaches seront bien gardées. Exact était le ciel à proximité du soir et tout m’émerveillait.

Signes des temps, Christophe Manon, Héros-Limite, 2024.




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