| Accueil
En lisant en écrivant : lectures versatiles #118

Frédéric Boyer revient sur le décès d’une enfant de huit ans, en août 2009 dans la Sarthe, à la suite de sévices infligés par ses deux parents. « Les enfants découvrent que les histoires les plus terribles sont en réalité celles qu’on leur fait vivre. » L’auteur s’adresse à l’autre qui est lui, afin de mettre à distance la violence inouïe, l’horreur inexplicable de cette histoire. « Comment accorder une place, et laquelle, à ce que nous ne voulons pas croire et qui pourtant arrive. » Ce qui transforme un tel événement en histoire, sans accepter ni même comprendre le mal inimaginable fait à l’autre, il faut selon l’auteur le porter en nous, le dire nôtre, impossiblement nôtre. « Une façon de dire que nous l’avons reconnu, que nous y croyons et que nous n’oublierons pas. »

Si petite, Frédéric Boyer, Gallimard, 2024.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




Dans le sud-est du bourg d’Écommoy, une allée bordée d’arbres mène de la grande place au champ de courses, et derrière lui au château de Fontenailles. Silhouette massive dont il ne subsiste que l’aile gauche. Pour être sûr, j’ai dit la Sarthe, on connaît un peu pourtant. Tu as dit oui, vaguement. C’était une étape sur la route qui m’a mené des années durant jusqu’en Bretagne, sur les grèves du Finistère. J’ai répondu faut croire alors qu’on ne connaît jamais vraiment les lieux que nous fréquentons en menant nos courses et nos trajets. Ce qui s’y passe quand nous les traversons. J’ai bien essayé, toutes ces dernières années, d’en parler aux uns et aux autres, mais je n’y suis pas parvenu. Je me disais à moi-même, je ne peux pas croire ce que tu racontes. J’ai pensé c’est bien la raison pour laquelle je cherche à le raconter à toi qui es moi. Avant de pouvoir le raconter à d’autres que moi. On ne peut y croire tout en sachant pourtant que c’est arrivé là-bas. Quelque part dans la Sarthe. Que les arbres de l’allée de Fontenailles en ont été les témoins désolés et muets. Et que le désir embarrassant de parvenir à le raconter nous saisit lentement, longuement, sans que nous ne puissions jamais, des années durant, en faire le moindre récit valable. Pour qui d’ailleurs ? Dans l’espoir vain de pouvoir le partager comme pour s’en débarrasser enfin. Mais quoi du pire pouvons-nous partager entre nous ?

J’aurais aimé me penser comme celui que le mal n’atteignait pas. Tu m’as dit le mal est ; c’est ce qui est là. Et il est ce qu’il est parce que nous sommes. Chacun d’entre nous et collectivement. C’est déjà beaucoup d’admettre que sans nous le mal ne serait pas. Qu’il ne serait pas là. Il n’y a pas d’autre mal que là où nous sommes ; pas d’autre mal que celui que nous faisons aux autres et à nous-même, ou que nous laissons faire. Je n’en suis toujours pas certain. Est-ce que le mal n’est pas une force qui nous préexiste ? Qui viendrait d’où ? me demandes-tu. Ou n’est-ce que l’encombrant bagage que l’humanité trim-balle avec elle depuis ses commencements obscurs. Depuis qu’elle est là. Chacun d’entre nous, tout au fond de lui, en porterait sa part. Je me suis repris. J’ai pensé que je voulais parler du mal absolu, que la vieille théologie appelait en latin le mal simpliciter, c’est-à-dire le mal simplement, le mal franchement, et qu’il est impossible de nier ou de refuser. Qui est tel « à quelque point de la vie où on se place », explique saint Thomas d’Aquin. Aucune perspective, aucun point de vue particulier ne saurait nous détourner de cette vérité du mal, et nous aurions beau faire, nous retrouverions inlassablement la présence du mal depuis le moindre petit point de vue humain, banal et pauvre, sur les choses. La simplicité du mal devient autant son évidence qu’un vide où se perdre. Comme s’il pouvait avoir la même qualité qu’une roche cristalline, la limpidité d’une source fade et glacée. C’est, par exemple, l’évidence de la violence infligée au plus faible, au plus innocent et vulnérable d’entre nous. Sachant pourtant que cette évidence est immédiatement obscurcie par l’impuissance de la raison à comprendre que d’autres semblables à nous aient pu commettre de tels actes sans apparemment en reconnaître l’évidence. Ou est-ce l’évidence au contraire, celle de faire mal, et parfois d’en jouir, que certains traversent comme un miroir ? Et qu’ils passent ainsi de l’autre côté sans perdre cette semblance à nous, cette même apparence commune, fraternelle, qui a soudain la profondeur d’un vertige.

Je disais, à toi qui es moi, avec orgueil et soulagement je n’y participerais pas, jamais, jamais. Sans comprendre que nous participons au mal de différentes et parfois d’invisibles façons. Et parfois même (et surtout ?) en ne faisant rien, en ne bougeant pas, en refusant d’accepter ou d’entériner la franchise terrifiante de l’acte. Et aussi en n’y pensant pas, jamais. Par oubli et par omission. Par peur. Par ignorance aussi. Je me suis dit ça se joue parfois à des détails si minuscules. Je me demandais à partir de quand ou de quoi devient-on complice. Et si être complice était aussi grave que de commettre l’acte lui-même, sur une échelle de jugement que je ne pouvais établir. Sans doute avais-je besoin de me rassurer quant à ma proximité avec le mal. Mais toi en moi, tu savais bien que ça ne marchait pas comme ça.

On remit le trophée au vainqueur alors qu’éclatait la sombre fanfare estivale de l’orage et de la pluie attendus. La foule s’est agitée pour se mettre soudain à l’abri, rappelle-toi, dans un désordre burlesque et presque rassurant. Avec des mains sur la tête qui ne protégeaient de rien, et des accélérations bizarres sur le gazon de silhouettes au bord du ridicule, en quête d’un abri qui n’existait pas. La foule était encore troublée, j’imagine. Elle avait vaguement étouffé un cri mais sans quitter des yeux les chevaux de tête. Une course, c’est fragile. Quelques minutes à peine qui deviennent le sujet de toutes les préoccupations, de toute l’attention et de toute l’inquiétude des spectateurs et des parieurs que nous sommes. Il y en a toujours un pour se dire, dans la foule excitée, et le temps si bref de la course, qu’il repartirait bien de zéro si jamais il gagnait. Oh si jamais ! Il reconstruirait tout, y compris les misérables châteaux de ses rêves. Et en quelques secondes échafauder toute une vie nouvelle que l’on sait pourtant impossible, s’efforçant de ne rien trahir de son émotion, et se sentir capable de soulever des tonnes de malheurs pour s’en débarrasser. Avec ce besoin épuisant de se fixer des buts, de poursuivre des envies comme celle de renverser la table, de changer brutalement de cap.

Conclusion sur le paddock ce 6 août 2009 en toute fin d’après-midi avant le verre officiel et la pluie d’été : hémorragie interne due au surmenage et au stress de l’animal vicieux, selon le vocabulaire hippique. Le jockey un peu sonné était sain et sauf. Le rapport gagnant ce jour-là a donné dans l’ordre 1 149 euros. Personne n’eut le coeur de rappeler la cote du cheval mort.

Une jeune femme attendait pour servir à boire que les discussions et la pluie d’orage s’achèvent. Elle avait seule dressé les tables pliantes sur la pelouse et installé les bouteilles. Et elle vit le soleil contrarié dans le ciel menaçant jeter comme sur une proie ses derniers rayons sur la transparence inanimée des verres. Faire de minuscules incisions de lumière, douloureuses, sur la matière inerte, et que cette jeune femme a cru éprouver dans sa chair. Mais elle s’aperçut aussi que les verres vides tremblaient alors imperceptiblement sur les tables dressées pour l’occasion. Elle a soupiré et s’est dit qu’elle serait probable-ment en retard pour le repas de la petite. Elle la trouvait capricieuse, se plaignait-elle, beaucoup plus que ses frères et soeurs. Elle répétait, la petite a toujours faim. Toujours à réclamer. C’est un gouffre. « Je n’y arrive pas avec elle », disait-elle encore aux autres qui ne voyaient pas souvent la petite avec ses frères et soeurs et qui demandaient alors de ses nouvelles avec un vague pressentiment. Je n’y arrive pas avec elle. Et en écrivant aujourd’hui cette phrase, je comprends seulement que, par cette expression, « y arriver », la mère ne faisait que désigner une course perdue d’avance. La sienne, chaotique, et dans laquelle elle entraînait désespérément la petite.

Cette femme, qu’on a décrite dans les journaux comme jeune, et qu’on a affublée commodément d’une vie simple et sans histoires, vivait en couple avec cinq enfants, les deux enfants de son nouveau compagnon, et trois nouveaux enfants qu’ils avaient eus ensemble, dont la petite. Cette femme, peut-être d’une trentaine d’années, je ne l’ai jamais vue ni croisée. Mais toute l’histoire, je la tiens d’elle. Non qu’elle m’ait raconté ou confié quoi que ce soit. J’ai pensé à elle immédiatement, je veux dire qu’elle n’a plus quitté mon esprit pendant des années une fois que j’ai découvert son histoire et celle de la petite, dans les journaux toujours, à l’automne 2009. Et depuis je tente souvent de me la raconter. En vain.

À chaque instant encore aujourd’hui il me semble être sous la menace de leur histoire, de cette mère et la petite.

Je t’ai demandé pourquoi je tenais tant à revenir là-dessus aujourd’hui. Depuis j’ai lu avec le même effroi tant d’autres histoires similaires. Mais tout se passait comme si cette histoire-là, de la petite, m’avait été adressée personnellement. Est-ce qu’il y avait un sens à tout cela ? Pour l’oublier définitivement ? Et en moi, j’ai compris que tu me disais non, je ne crois pas. Pour le raconter, alors ? J’ai répondu que je ne savais pas, mais que je devais vouloir que l’on comprenne que tout est possible. Même ça ? ai-je demandé. Non, je ne savais pas vraiment. Ou je ne voulais pas le savoir.

J’ai longtemps lu la Bible tous les jours (ne souriez pas), non pas tellement pour prier ou méditer, mais comme si je cherchais quelque chose, un détail, une signification perdue qui me serait, d’une façon ou d’une autre, adressée et que j’aurais à sauver de l’oubli ou de l’incompréhension. Je retraduis de brefs passages dans cet espoir-là. Tout est possible mais tout ne s’accorde pas. Tout est possible mais tout n’édifie pas. Cette phrase de saint Paul dans la première lettre aux Corinthiens, que je traduis ici littéralement, et qui m’était revenue dans ces jours-là, signifie que le possible, tout ce que l’on peut imaginer commettre et entreprendre dans une existence, ne fait pas nécessairement un monde debout et cohérent, un monde protecteur où se réfugier et habiter ensemble. Ne fait pas forcément une vie accordée aux autres.

La pluie s’est abattue quand la jeune femme a pensé, comme chaque jour et que le soir tombait, qu’elle aurait pu mériter une autre vie que cette vie de famille recomposée, famille qu’elle devait entretenir de petits boulots payés au noir, de la main à la main. Mais au premier verre de bière qu’elle servit à un parieur malheureux, qui râlait, elle n’était déjà plus certaine qu’une autre vie pour elle existât quelque part. D’un léger coup de tête, elle a relevé une mèche humide de cheveux blonds qui lui cachait les yeux. Le soleil avait disparu. Rappelant à tous que le divorce est consommé depuis que le premier mot sur terre fut prononcé pour appeler une chose qui n’existait pas encore : Lumière.

Plus loin, les enfants jouaient sous la pluie finissante aux abords de l’hippodrome à présent désert, pour retarder le moment où ils ne pourraient plus éviter de rentrer chez eux. À l’endroit où les hommes avaient parié et tué. Les enfants jouent entre eux à mourir pour ne pas rentrer le soir chez eux. Les hommes jouent pour tuer et rester fidèles à la même raison devenue incompréhensible ou mystérieuse après tant d’années. Et pour finir, comme des salauds repentis, ou des enfants perdus, nous émietterons du pain au bord d’une tombe où viendront se rassasier après nous des moineaux affamés et rieurs.

Ce jour-là, tout le monde a mis un temps fou à rentrer chez lui, après les courses, et après l’orage. La jeune femme devait tout ranger et nettoyer avant de partir. Les derniers habitués commentaient toujours le même événement : la mort du cheval dans la cinquième course. Certains se lamentaient encore d’avoir misé sur un cheval, qu’ils avaient joué placé, mais qui malheureusement était tombé. Ou s’étonnaient que la course n’ait pas été annulée après un tel accident sur la piste. Ils l’ont mise où, la pauvre bête ? a fini par demander une autre voix dans l’obscurité. La jeune femme a frissonné parce qu’à cette question personne n’avait voulu répondre quoi que ce soit, ni expliquer, excuser, ou défendre.

Si petite, Frédéric Boyer, Gallimard, 2024.




LIMINAIRE le 11/12/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube