En 1995, Shy, un adolescent de 15 ans, en décrochage scolaire, livré à lui-même, se retrouve dans une résidence pour mineurs délinquants implantée dans un manoir, dans la campagne anglaise : L’école de la dernière chance. Il s’en évade, laissant derrière lui cet endroit, ses compagnons d’infortune comme ses tortionnaires. Pendant sa fuite nocturne, Shy repense à ce qu’il a vécu, se confronte à ses démons intérieurs. Ce court roman mélange monologue intérieur et voix extérieures (parents, amis, proches), retours en arrière et souvenirs du passé, dans un récit déconstruit dont la forme des blocs de textes et les jeux typographiques alternent pour dresser le portrait lyrique d’une jeunesse en difficulté, restituer avec émotion et puissance une vie mise à l’épreuve.
Shy, Max Porter (traduction de l’anglais par Charles Recoursé), Éditions du Sous-sol, 2023.
Extrait du texte à écouter sur Spotify
« Il garde la musique pour plus tard. La seule chose qu’il est toujours impatient de retrouver, qui ne le décevra jamais.
Il dresse sa liste tout en marchant. Here Comes the Drumz. Dark Ange !. Ribbon in the Sky. Gangsta Hardstep. The Burial. Mystic Stepper. Terminator II.
Top 10.
Les meilleurs morceaux de l’année 1994. Et de 95, même si elle n’est pas finie.
Des morceaux pour les enterrements. À écouter au casque. Des morceaux de teuf. Des morceaux pour les sales journées. Pour sauter en l’air.
Des morceaux à emporter sur une île déserte.
Shy a dit Attends, attends, et là le morceau a explosé et Benny a crié BOUUUUM et il s’est mis à sautiller partout dans la chambre de Shy et Paul a cogné contre le mur en criant Vos gueules et Benny a tapé et répondu Va te faire mettre sale pédo et Paul écoutait Sepultura et il a monté le son et Shy a monté le son de Jumpin Jack Frost et Benny a crié LA GUERRE DU S00000N et il a tapé contre le mur et Paul a crié Je vais vous buter bande de connards et il a mis une mandale dans son mur et hurlé et Shy était assis sur son lit mort de rire et Amanda est montée en courant pour siffler la fin de la récré et les a privés de billard.
Jenny qui s’immisce habilement dans son crâne : Tu pourrais peut-être en parler avec lain, ou avec ta mère ? Ça pourrait t’aider, tu ne penses pas ? Et est-ce que tu en as honte, Shy ? Hein ? Tu t’es réconcilié avec Calum ? Est-ce que tu redoutes ce que les autres penseront de toi si tu t’intéresses en classe, si tu as de bonnes notes, ou bien ça n’a rien à voir ?
Le carnet de Jenny, le stylo de Jenny, la posture de Jenny.
Et la voix de ce fantôme, est-ce qu’elle ressemble à la tienne ? Et quand ils se sont moqués de toi en disant que tes idées étaient nulles, est-ce que ça t’a blessé ou est-ce que tu te fiches réellement de ce qu’ils peuvent dire ? Est-ce que tu as peur de ce que les autres pensent de toi, Shy ? Benny, notamment ?
Jenny et son grain de beauté sur la joue qui ressemble à une pépite de chocolat, Jenny et son haleine de café, Jenny et ses putains de sandales d’apôtre en cuir.
La fois où il est retourné chez la fille ça a été hmmencore ha ha reste hmmcorunpeu hmbrasse-moi et attends-tends-tends à genoux devant, vraimentbon, éclahahatés tous les deux en niagodale sur la face la sruface un peu ramolentie du monde et c’était ouahhhh trop bon, un peuramol, heureux heureux foncedés à la kétahaha franchement trop cool, unpeusensible et chaupartout et quoi qu’est-ce qui d’un coup ses seins l’envers et elle qui bouge avant arrière lui tête entre jambes draps ours en peluche orbite autour désape trempée et lui qui fait attends j’ai besoin de poire de boire verre d’eau halète vas-y c’est bon attends et elle était eau bouche sèche explose de rire lui chaussettes aux piécoute mon coeur et la fille toutemol trobien ses potes hal-lucineront, odeurêve de pêchimie, fruitée nez plein de poudre, guirleuses luminandes au fond de la gorge hip-hop instrumental coton dans les oreilles et dorment un peu, et puis il rouvre les yeux et il se rend compte que ses idées commencent à s’éclaircir et la fille dort toujours et il se sent adulte et ça le fait kiffer c’est tellement différent des filles qu’il chopait à l’arrache et qu’il doigtait en speed pendant les soirées chez les potes, là c’est carrément un autre espace-temps, il est au paradis ou quoi ha ha, et ensuite elle roule un joint sur son ventre, elle broie sa beuh dans un truc en plastique qui crisse et qui le réveille, et ses doigts collent à la feuille et tordent le spliff, passe-moi ça ’spèce de hippie, les mains trop sèches, descente en vue, ensuite il se moque de ses posters et ils pioncent sûrement un peu, et puis ils sont moins défoncés, ils se sentent alertes et en forme et ils mangent des gâteaux Kipling, ils boivent du Sprite et ils recommencent à se rouler des pelles sucrées, tendres, à mille kilomètres du bordel scabreux qu’est le reste de sa vie, et il aimerait lui dire tous ses secrets, rester ici pour toujours, assis dans son lit à fumer de la weed, le buste de la fille un vrai miracle, leurs jambes nues entrelacées détendues chaudes, le petit chatouillis de ses poils pubiens, et puis lui parler de son rêve de monter un label, pince-toi mon gars c’est trop trop cool, jamais t’oublieras ce moment, lui raconter pour l’éternité la fois où Andy C a réalisé le DJ set le plus fou de l’histoire et aussi les trucs que Stevie Hyper D faisait dans un micro et qu’on croyait impossibles avant lui, la vitesse supérieure, le génie, jamais il n’oubliera ce moment, et puis ils recommencent à niquer, à quatre pattes avec elle qui s’agrippe au lit, et il baisse les yeux et il se voit qui entre et qui sort et il renvoie un sourire paisible à Angel de Bufy qui lui sourit sur le mur en face, et à la fin il pose la poitrine sur le dos chaud et doux de la fille, un bras près du sien sur la tête de lit, l’autre sur le matelas et leurs doigts qui se touchent quand elle descend une main pour caresser ses couilles épuisées, et d’un coup il se redresse à cause d’un bizarre signal d’alarme dans le crâne, biiiip, attends comment ça se fait qu’on est de l’autre côté de la chambre, il se retire, bip bip bip ouinininnn étrange rideau de pudeur lancé sur lui, quoi quoi, alertalerte, quoi qu’est-ce qui t’arrive demande la fille, hé qu’est-ce qui t’arrive, panique dans le creux de sa poitrine peur d’être gêné ou de se sentir coupable et là il lui fout un coup dans la cuisse aussi fort qu’il peut.
Jenny : Attends, pause, tu lui as fait quoi ?
Shy : Je lui ai mis une béquille.
Jenny : Mon Dieu. Mais pourquoi ?
Shy : Argh. Je sais pas. Honnêtement je sais pas. On se met tout le temps des béquilles. C’est une habitude. Au bahut, tout le monde le faisait. Tout le temps. Et pour une raison que je m’explique pas j’ai vu sa jambe et je lui ai foutu un coup de genou. Je comprends pas. J’étais super défoncé.
Jenny : Et après, qu’est-ce qui s’est passé ?
Shy : Je crois que ça a été un peu le bordel. Elle pleurait et elle criait. Je me rappelle plus trop. J’étais ailleurs. Sa coloc est arrivée et elle l’a aidée à sortir de la chambre. Moi je suis parti, je sais pas comment je suis rentré chez moi. Je l’ai plus jamais revue. Je me rappelle même pas son nom. C’est pas cool. Pas cool du tout. J’arrête pas d’y penser. J’arrête pas.
L’herbe du pré murmure.
La lune le suit à la trace. Le juge.
Respirer encore. Un, deux, trois. Par les collines et les vallées de ses mains froides. Quatre et cinq, retour, souffler.
Amanda leur a parlé des Nornes, les sœurs qui tricotent les avenirs dans la mythologie nordique, et ce soir-là Shy a été réveillé par leur poids au bout de son lit, trois antiques vieillardes, des chimères à l’aspect curieusement familier mêlant sa mère, sa mamie, Amanda, Margaret Thatcher, Mme Hooper son instit de maternelle, Pat Butcher du feuilleton EastEnders, Jenny, Madge Bishop du feuilleton Neighbours, des femmes qu’il a connues, vues ou imaginées, amalgamées ensemble et surgies des brumes de son subconscient, et elles le regardaient en souriant, clic, clic, et l’une d’entre elles tricotait, clic, clic, et enroulait et serrait le fil du destin pendant que Shy se rendormait. Bruit de phalanges qui se plient et craquent dans son esprit.
Non, il n’a plus eu d’idées noires.
Non, il n’a pas envie d’être filmé dans le cadre du documentaire sur la Dernière Chance.
Non, il n’a pas envie de faire équipe avec Riley pour sortir les poubelles.
Non, il ne pense pas réellement que l’art soit un truc de pédés.
Non, il n’a pas envie que sa mère et son beau-père viennent lui rendre visite dimanche.
La nuit est pleine des sillages lumineux brisés de ces souvenirs où les sens se mélangent, comme s’il avait gobé quelque chose sauf qu’il est cent pour cent clair, il se balade en enfilant les souvenirs.
Shy fait des rêves extrêmement troublants, mais nous expérimentons plusieurs stratégies, des mécanismes d’adaptation, des astuces pour que les nuits se passent mieux, n’est-ce pas, Shy ?
Il pense à la cassette dans son Walkman et au spliff dans sa poche. Il est excité. Résolution. Fumée. Production chiadée. Élévation. Intimité. Maîtrise. Il parle tout seul, saute d’un accent à l’autre : Sur le beat on met le feu, donne au public ce qu’il attend, la basse qui sonne et qui assomme, dédicace au crew de la Dernière Chance, c’est pour tous les massives qui marchent la nuit, big up au sac à dos, c’est le son du Shywalker à toute heure, je viens te faire peur je sème la terreur. La montée, la tension, et tout au fond la vibration. Bonjour monsieur, je peux faire quelque chose pour vous ? Tout ce que tu veux mon pote. Ouais frangin, tout pour mes rudeboys. Jazzy, chaud, propre et trippé, et un putain de bruit métallique de cauchemar, ha ha n’importe quoi. Shy se marre. Ça te plaît hein ? Voix house chanmée, pur ragga, de la bombe. Fluide, incisif, agressif. Pas un pet’ de gras, jouissif. Ha ha. La plus belle invention britannique depuis la machine à vapeur ? Le futur nous appartient, 95 peur de rien.
Ça se présente pas si mal, non ? sourit Steve en regardant la cartographie personnelle que Shy a dessinée au tableau. Ça fait plaisir, non ?
Il l’entend nettement dans sa tête, exactement comme le break de batterie originel qui déferle à la manière d’une vague, se réinsère sans cesse en lui-même et se loge dans le cœur de Shy, ce truc qu’il adore quand le tempo chute de moitié, s’avachit, bombe le torse, dégaine ses armes et tout à coup bondit, explose net et charnu, perfection mathématique, décollage vers les étoiles, pur produit des boîtes à rythme et des samples et en même temps invention divine. Dieu est bouillant et il veut faire danser toute sa création. Syncope. Âme et technologie. Allez-allez-alléluia qu’est-ce qu’il aime ces percussions. Vas-y, balance le déluge.
Naturellement il ne dit jamais rien de tout ça à Shaun ni à Benny, il se contente de dire Hardcore. Mortel. Ouais. J’adore ce morceau, putain.
Il se contente de sourire en hochant la tête.
Il s’arrête et regarde autour de lui, prend soudain conscience de lui-même.
Emporté.
Le pré est toujours parfaitement immobile et pourtant il semble être plus proche et l’enserrer, l’envelopper. Bloc de nuit qui progresse avec lui, respire quand il respire. Tout n’est que lisière pressante. Densité envahissante.
Shy préfère ne pas penser à ce qui pourrait être tapi non loin. »
Shy, Max Porter (traduction de l’anglais par Charles Recoursé), Éditions du Sous-sol, 2023.
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