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En lisant en écrivant : lectures versatiles #30

Plus de trente ans après la disparition violente d’une amie, le souvenir profondément enfoui de la jeune femme ressurgit. Par bribes, le narrateur reconstitue leur histoire, leur coup de foudre amical. Ce roman dessine le portrait sensible de cette jeune femme libre et met en scène leur amitié remarquable. Il est en vacances dans le Sud de la France, quand il apprend que son amie a été violée et tuée dans le parking de son immeuble, à Vincennes. Dans Requiem pour la jeune amie, l’amour et la mort sont indissociablement liés même si l’auteur préfère se souvenir des instants vibrants de vie partagés. Les souvenirs affluent, les longues phrases dansent sur la page, avec leur musique lancinante et triste, poignant témoignage d’amitié parcouru d’éclats de vie, de rire, de mélodies rythmées et de nuits endiablées. Un récit vibrant, nostalgique mais radieux, qui raconte l’histoire d’une amitié perdue.

Requiem pour la jeune amie, Gilles Leroy, Mercure de France, 2021.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Rue du Départ

Quatre années avaient passé. Ma mère venait de mourir, mon père agonisait aux Diaconesses, un hôpital du quartier Nation, et serait bientôt transféré à la Pitié-Salpêtrière où je le verrais pour la dernière fois. Quatre étés avaient passé et je n’aurais su les distinguer car c’était une seule et même nuit qui continuait, le même dernier métro, la même rame de train qui filait, personne à bord et pas une cigale par les vitres entrouvertes ; envolées, les cymbales, fini, l’orchestre au papier de verre ; les cigales avaient fait silence mais, si je tendais l’oreille, une sourdine me parvenait, la vibration d’un glas qui se prolongeait et dont la mort de la jeune amie avait été le diapason.
Dans les mois qui suivirent son viol et son meurtre, j’appris que trois amis du comédien étaient morts de ce qu’on hésitait encore à nommer, cancer ou peste homo-sexuelle, l’un à Paris, deux autres à Fire Island. Trente ans à peine, des gars en pleine forme. Puis ce fut le tour de deux de mes amis que les chirurgiens ont ouverts, refermés, avant de les isoler derrière des bâches en plastique. Ils sont morts dans cet état de viande sous vide, sans une main pour les caresser, sans une voix pour les réchauffer, anéantis avec une telle violence, une telle soudaineté, que leur destruction me ramenait de force à celle de la jeune amie.
Mourir jeune, c’était l’idée globale de ces années-là et j’attendais mon tour. Si le manque de la jeune amie me submergeait parfois au hasard d’une odeur (une peinture fraîche, une frangipane, le parfum d’une giroflée ou cet arôme de fraise, artificiel et tenace, qui restait sur ses lèvres longtemps après que les gommes rouges avaient été mâchées), s’il m’arrivait souvent de couper le son de la radio où une musique passait, que nous avions partagée (la playlist de notre histoire est trop longue mais certains morceaux y ont plus de poids et me font battre le cœur presque douloureusement, c’est African Reggae de Nina Hagen, c’est Lene Lovich chantant Lucky Number, c’est le Psycho Killer des Talking Heads, Vienna d’Ultravox, Genius of Love du Tom Tom Club, c’est la Cold Song de Klaus Nomi, Biko de Peter Gabriel et la moitié des titres de Bowie), les suites de sa mort avaient cessé d’occuper mon esprit car elles n’étaient en rien la suite de son histoire.
Des gens que nous avions connus ensemble, je ne voyais plus que le staffeur, lui et lui seul, parce qu’il l’avait aimée vraiment, lui et lui seul, parce qu’il était pudique, fuyait les effusions et évitait de me parler d’elle, notre accord là-dessus était tacite, pas de commémoration, pas de rite obituaire, à ressasser nos deuils nous nous serions empoisonné l’un l’autre : c’était ça ou bien renoncer à nous voir, or il me semblait, peut-être lui semblait-il aussi, que ce lien entre nous était une bonne chose, la façon d’écrire une suite à l’histoire de la jeune amie et de construire autour d’elle, plutôt qu’un mausolée de larmes, un monde à l’image de ses jours, un monde qui vaille le coup.
Parfois, aussi, à l’approche de la fête des mères ou des réveillons de fin d’année, je m’inquiétais d’Olga. Je n’aurais jamais cru la revoir jusqu’à cette fois, la toute dernière, où je suis retombé sur elle au centre commercial de la tour Montparnasse, dans une boutique de cigares et tabac ; elle faisait la queue à une caisse, j’attendais en retrait, dans une autre file ; je l’ai reconnue à son dos, un dos carré, massif et désormais voûté comme si les cervicales ployaient sous le poids de la tête, j’étais sûr de moi et je l’ai appelée, Olga ?, doucement d’abord, elle ne se retournait pas, je n’osais pas crier ni bousculer la file pour me rapprocher d’elle, Olga ?, j’ai continué mais sans y croire, j’ai pensé : À quoi bon ? Se souvient-elle seulement de moi ?, je me suis représenté que j’avais beaucoup changé en peu d’années, mes cheveux avaient blanchi d’un coup, des cernes violacés creusaient mes joues, pareils à des traces de coups que j’aurais reçus dans mon sommeil sauf que personne ne me battait et je ne dormais plus, je traînais, disait-on, une mine de déterré.
Son tour venu, Olga a pivoté de quelques degrés face à la caissière et, sur le profil ravagé de la mère, je vis apparaître en décalque celui de ma jeune amie. C’était à peine une ombre, un crayonné vite gommé, mais la sensation sorcière m’a choqué : je n’avais jamais vu la moindre ressemblance entre ces deux femmes et il fallait que ce fût maintenant, sur la plus âgée, sur ce visage non pas défiguré mais portant les stigmates d’une douleur qui avait fini par figer ses traits en une seule et grande grimace. (Ne fais pas attention à maman, avait dit la jeune amie en me la présentant, un soir, dans leur appartement de Vincennes, elle plane en permanence. Elle ne buvait pas d’alcool, pourtant, ne fumait que du tabac — c’était les cachets, disait sa fille, le valium et le reste. La femme devant moi ne planait plus, elle avait quitté l’atmosphère ordinaire pour la lointaine orbite des mères désenfantées.)
Olga, c’est Gilles. Elle s’est tournée lentement vers moi, les épaules d’abord puis tout le torse, sa nuque ne bougeait plus, elle a planté ses yeux dans les miens mais sans rien y rencontrer, aurait-on dit, ses yeux voyaient mais ne communiquaient plus, ses yeux refusaient de transmettre au cerveau les images qui ravivent la douleur avec la mémoire, quelque chose comme ça, oui, parce que je ne peux pas dire qu’elle était hostile ou jouait à ne pas me reconnaître, dans ses yeux écarquillés je voyais le contact coupé, elle n’avait rien dit, ne s’était ni étonnée ni offusquée, simplement elle avait baissé les yeux, elle avait fait rideau de ces paupières lourdes qui accentuaient le relief osseux des pommettes et écrasaient un peu plus la grimace dans le masque de douleur emmurée, elle avait rangé avec soin sa cartouche de cigarettes dans son sac puis était sortie sur la rue du Départ où j’aurais pu la poursuivre, j’y ai pensé, ne pas la lâcher comme ça, j’avais été si lâche toutes ces années, la rattrapant j’aurais pu me rattraper, qui sait ?, Olga, Olga, c’est moi, j’étais l’ami de votre fille, on repeignait des appartements elle et moi, je venais chez vous, on a passé des dîners ensemble, des anniversaires et même des réveillons, j’aurais appelé, oui, et j’aurais couru, mais autre chose que la lâcheté m’a retenu cette fois, la délicatesse, peut-être, et cette phrase qui m’a traversé l’esprit alors que je regardais la silhouette s’éloigner d’un pas lourd vers le métro, cette phrase idiote disant : On ne dérange pas les morts. »

Requiem pour la jeune amie, Gilles Leroy, Mercure de France, 2021.

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