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En lisant en écrivant : lectures versatiles #58

Provisoires de Christophe Manon développe cinq séries de poèmes distincts d’un point de vue formel qui saisissent l’éphémère de nos vies, l’intensité de l’instant, « passions joies / détresses et rage », la beauté du monde, malgré l’écoulement irrépressible du temps. « Le temps / et non l’instant ni l’éternité qui délivre / de cette dérisoire succession d’épiphanies cette / profusion d’effrois de larmes lumineuses. » La poésie de Christophe Manon nous restitue ce qui échappe dans les émotions, leur surgissement brutal, « éblouis et bien qu’éprouvés / par les aléas d’un réel équivoque / prodigue en corps taciturnes / et sourire différés », ce que l’on ne sait pas toujours dire, exprimer ou ressentir sous la surface des jours, quand leur intensité nous submerge, dans la confusion du temps qui passe et du temps passé « comme si c’était demain hier déjà. »

Provisoires, de Christophe Manon, Éditions Nous, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Ce que le regard attend
toujours
se dérobe
et c’est peut-être
un sommeil très ancien
qui vient
le souvenir d’une étreinte
ou d’un baiser
cette part inflammable de soi
qui relance le corps
une chose et son ombre
qui se dissolvent dans la lumière
et font basculer l’instant
comme une plume tombe
dans cette peur intime
soumise à la poussière.


La langue
est un puissant stupéfiant
dont la charge électrique a pour effet majeur
d’accélérer les infrapulsations du poème
toutefois
ses combinaisons insolites
ne peuvent témoigner avec justesse
de l’intensité des événements
ni rendre grâce
aux épiphanies quotidiennes
et cependant lorsque nos épidermes
dans l’odeur de l’excès
en frémissant se frôlent
comme tonnerre et foudre
nous sommes alors tout prêts
de croire en la beauté des choses.


Vulnérables
si vulnérables et cependant
portés par la tremblante joie
de respirer mais sans jamais
pouvoir panser les blessures
aux abords du désir
car les mots
dans leur tension extrême
augmentent le volume de leur résonance
par les profonds silences
cristallisés entre les espaces blancs
ainsi d’infimes fluctuations de la lumière
sur l’eau mouvante
où lentement s’épuise
la perspective oblique des émotions.


Peut-être
faisons-nous preuve de bravoure
quand nous allons par le monde
tel qu’il est
et que nous assumons
sans ciller
ce que c’est que de vivre
et peut-être aussi lorsque
chacun progressivement se dépouille
de ce qu’il fut et qu’ainsi
nos cœurs s’allègent
de leur poids révolu
expérimentant jour
après nuit nuit
après jour
comment ne plus.


Si quelque chose éclate
entre nos dents friables
lorsque nous sommes saisis
par la stupeur d’aimer
ce ne peut être qu’un minuscule
bulle d’angoisse oubliée
sous la soudaine averse de lumière
l’ultime pulpe d’un désir racorni
par l’attente ou les deuils — nul
réconfort alors même
où gisent les cristaux
de nos larmes antérieures ni derrière
le silence dont les particules
en suspension dans l’air se coagulent autour
de l’épicentre de la douleur rien
ne dénoue l’intensité du geste ni
le précaire équilibre
qui ponctue nos errances.


Par une série
d’échos inaudibles
à l’intérieur du corps
le déploiement d’incertitude
et d’anxiété révèle
d’infimes diffractions du désir
dont l’ombre se déplace
à la vitesse du vent
sur les eaux vertes de la respiration
et nous chutons
de chaque côté de notre propre sang
sans toutefois détacher la fine pellicule
de nos rêves périmés — ainsi
chacun retrouve sa pesanteur
sa transparence opaque
et ses fictions chacun
reprend ainsi le cours
de ses vies dispersées.


Seuls
si irrémédiablement seuls
et provisoires
comme bêtes hagardes
meuglant sous le soleil énorme
et cependant toujours brûlant
d’une ardeur très ancienne
lorsque nos mains s’émeuvent
au contact d’un autre épiderme
au point de ne plus reconnaître
le sillage douloureux
de leurs propres caresses et que
nous pénétrons dans la durée
interminable où nous nous consumons
sans plus laisser de trace qu’un baiser
déposé sur la surface vibrante
d’une vitre voilée de givre.


En plein sommeil encore
démunis et nus jusqu’à l’incandescence
les corps s’impatientent
et dans leur frottement fébrile
cuisses ouvertes bouches
et hanches jointes
polissent leurs épidermes tandis
qu’entre les reins féroces
où fermentent sueur et salive
une folle mécanique électrise
les fibres en une floraison
de matière convertie en fureur
qui lutte avec bravoure
pour l’épanouissement du jour
nouveau au bord glorieux des lèvres.


À trop battre
et d’avoir tant aimé le cœur
se déglingue et ses rouages menacent
à chaque instant de rompre quoique
souple encore et tumultueux
ses pulsations de guingois ont une résonance
dont les vibrations s’amplifient
au creux des tempes de ne voir pas
venir le terme des peines commencées
ni des joies périmées et rien
n’apaise le flux impatient du sang quand
le corps exulte et s’emballe puis
s’étiole enfin payé de ses fatigues
et s’en va vacillant
dans le grand sommeil terrestre malgré
le désir unanime de vivre tandis
que grandit derrière nous l’ombre
silencieuse dans le jour déclinant.


C’est le temps qui
dans sa mâchoire brise
les élans les joies toutes les peines
l’énorme labeur de se creuser une route
parmi les désirs acérés d’étreintes
tumultueuses parmi les sommeils
lourds et les jours où le cœur ébahi
s’éveille comble d’absences de manques
et d’illusions après d’interminables heures d’insomnie
d’ivresse anxieuse d’attente ou de suspens parmi
les luttes fastidieuses et leurs travestissements
sous la patine desquels couve l’urgence
de nos rages ferventes le temps
et non l’instant ni l’éternité qui délivre
de cette dérisoire succession d’épiphanies cette
profusion d’effrois de larmes lumineuses
et dues l’amère substance des détresses
obliques chaque degré de la douleur humaine
et ses grâces éphémères le temps dont la force
transforme les noires lacunes de la vie
en lyriques louanges le temps qui file
à très grande vitesse mais jamais ne revient.


Humble et noble est le métier
de vivre sans avarice
dans la splendeur du jour
limpide et ses arômes concrets
de se mouvoir dans l’exubérance
immanente de l’air animés
d’un désir brut célébrant
selon les trilles d’un chant ténu
la danse vertigineuse du réel malgré
la pénurie de joies souveraines puis
de se livrer en pâture aux vents une fois
le dur labeur enfin accompli
ayant honnêtement ouvert les bras
baisé aimé joui comme il se doit
payé dette et tribut à l’horrible solitude
peuplée de spectres et de fables
à mille sortes d’excès et de dérèglements cela
nous le savons d’une sagesse très patiente car
c’est vers la même destination
que nous allons quoique
selon des voies diverses.


Nous étions jeunes alors
et nous voulions changer
le cours des choses faire bombance
d’air et de couleurs lutter battre
pavés et vertes campagnes mais
nous n’avons su qu’aimer détester
peiner jouir vivre en somme
à si puissante allure qu’on en reste
éblouis et bien qu’éprouvés
par les aléas d’un réel équivoque
prodigue en corps taciturnes
et sourires différés errant
sous le haut soleil tapageur parmi
les ombres transitoires nous
continuons de ne pas accepter l’absurdité
du monde et ses vastes clameurs même
si désormais nous voici suspendus
dans un présent perpétuel et pour ainsi dire
privés de lendemain ce que nous voulons
maintenant c’est exactement le droit jaillissement
de l’événement qui mûrit au-devant.


Elle est brève
et cependant si Intense
vie si exaltante et inépuisable
quoique dévastatrice parfois siège
de tant de sensations déferlant
avec fracas par vagues successives
sur nos combinaisons
nerveuses et cette brièveté
c’est une grâce qui peut-être
malgré l’ampleur d’intimes catastrophes
nous comble d’une joie friable piaffant
comme bêtes avides d’avaler
de copieuses ration d’air d’étreintes
et de baisers dans la gloire
immanente du jour car rien
n’est en mesure désormais
d’étouffer la petite flamme
qui scintille encore quelque part
dans les tréfonds même
lorsque nous gisons étendus enfin
la gueule grande ouverte
sur notre dernière couche.


Parfois la lumière brûle
les pupilles et son éclat
pourtant attise le désir nous
attire qu’il en soit ainsi nul
ne s’en défend et c’est
les yeux pleins de larmes saisis
peut-être aussi d’une vague
appréhension le cœur
tressaillant impatients toutefois
de sentir sur la peau
le ruissellement de ses rayons
qu’on s’immerge éblouis
dans ses ondes poudroyantes
le corps frémissant
de plaisir et tout entier
ivres de gratitude.


Dans le tumulte et la fureur
pleins d’ardeur et prompts
à s’embraser autant qu’à se lasser
c’est ainsi que nous vivons ainsi
que nous passons comme vapeurs
qu’un peu de vent dissipe sans
même soupçonner l’émouvante
beauté des escarpements
où nous cheminons ni goûter
dans leur nécessaire alternance
la joie et le désarroi qui sont
comme il se doit notre lot déroutés
de séjourner dans le vacarme
aérien des jours avant de s’en aller
rejoindre à travers les vacuités
des cendres planétaires
les ombres
en leur ultime demeure. »

Provisoires, de Christophe Manon, Éditions Nous, 2022.

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