| Accueil
En lisant en écrivant : lectures versatiles #115

À l’époque où Britney Spears sort son premier single en 1998, Baby One More Time, Louise Chennevière est encore une enfant. Elle danse, elle chante, s’enthousiasme pour la chanteuse américaine, avant de s’en éloigner en grandissant. Elle revient vers elle dans ce récit percutant sur la sexualisation de l’icône pop et le regard masculin sur les filles et les jeunes femmes. En faisant dialoguer le destin et l’œuvre de Britney Spears avec celle de l’écrivaine québécoise Nelly Arcan, qui s’est suicidée à 36 ans, laissant une œuvre à la fois perturbante et fascinante, Louise Chennevière parvient à parler de sa propre expérience. Un monologue à l’écriture incisive sur la violence dont sont victimes les femmes qui tentent de se penser et de vivre librement.

Pour Britney, Louise Chennevière, Éditions P.O.L., 2024.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




Mais ce que je vois quand je regarde la photo de cette petite fille à l’aube de ce siècle nouveau, c’est qu’elle ne sait rien encore de tout cela, de ce que le monde va lui apprendre, et qu’être une petite fille est pour elle une joie parce que ça veut dire pouvoir devenir Britney Spears et que Britney Spears pour elle alors, c’est chanter et danser chanter et danser, c’est être dans son corps sans crainte et sans distance, se sentir très vivante, c’est se tenir, très loin de la peur mais. C’est parce que je ne pouvais pas lire alors, les signes, et que je ne pouvais pas voir ce que les autres, les grands pouvaient voir et qui serait la cause de sa perte, les grands pour qui le sourire de Britney n’était pas juste le sourire d’une jeune fille, heureuse de ce qui lui arrivait, heureuse de tout ce qu’elle était parvenue si tôt, à réaliser, ses rêves, non, mais un sourire aguicheur, non cela je ne le savais pas encore qu’il n’y a pas d’innocence possible lorsqu’on est une jeune fille, car être une jeune fille c’est être adressée, car être une jeune fille ça veut dire que tout ce que l’on fait signifie toujours quelque chose qui, nous dépasse et qu’il y aura toujours quelqu’un pour mal interpréter, ça veut dire ne pas pouvoir être pour soi — alors que nous avions passé des heures dans un magasin de maquillage avec une copine, à la sortie de l’école, un mercredi après-midi, que nous avions essayé tout ce qu’il nous était possible d’essayer de parfums, de rouges à lèvres, de vernis, et c’était une vraie petite fête, en remontant la longue rue piétonne qui menait vers chez moi, baignée dans une douce lumière de printemps et moi, j’adorais la ville au printemps, un sentiment de liberté d’avenir, et comme tout serait possible, mais non car, je vis de loin la colère se dessiner sur le visage de mon père qui nous attendait à la terrasse d’un café, mon père qui s’était levé soudain et s’était dirigé furieux, vers nous — moi j’ai le souvenir d’une gifle, d’une gifle retentissante au milieu de la rue, mais peut-être pas, peut-être était-ce simplement le ton de sa voix et la rupture si brutale, sans raison me semblait-il, de cet état si léger dans lequel, quelques secondes avant seulement nous étions et furieux, il avait dit, enlève-moi ça tout de suite, tu sais ce que ça veut dire pour une fille de mettre du rouge à lèvres rouge, du rouge aussi rouge que ça ? Comment aurais-je pu le savoir alors ? et que ces mouvements que je répétais dans ma chambre n’avaient rien à voir avec le plaisir que je tirais moi à imiter celle que je voulais devenir, le plaisir pris à sentir mon corps vivant combien plus vivant que durant ces heures infinies que je passais assise en classe, que ces mouvements étaient, et même s’il n’y avait personne pour les voir, immédiatement suggestifs, car il se trouverait toujours quelqu’un pour regarder, et c’est peut-être ça ne plus être une petite fille, savoir qu’il y aura toujours quelqu’un pour vous voir, pour glisser un regard derrière un rideau, pour vous épier, vous surveiller et pour, vous désirer, que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas non, je crois que tout cela encore, je ne le savais pas, et qu’il ne m’était pas possible de percevoir quoi que ce soit de, sexuel dans cette image-là : cette ado souriante d’un large sourire étincelant, le visage légèrement penché, assise par terre, sur ses genoux, une jupe très courte remontée loin, très loin sur ses cuisses, et je la vois aujourd’hui cette large fente d’ombre entre ses jambes, à cause de laquelle Britney. C’est vrai que, d’aussi loin qu’il me souvienne, mon père m’avait toujours intimé de fermer les jambes, c’est le genre de choses que l’on apprend très tôt aux petites filles. J’avais pourtant gardé jusqu’à aujourd’hui cette manie de m’asseoir, où que ce soit, les jambes parfois largement écartées, et ce peu importe ce que je portais — bien après lui j’ai entendu d’autres hommes me glisser à l’oreille, un peu outrés, Louise on voit ta culotte, je ne leur ai jamais répondu, et alors ? toujours je fermais les jambes un peu gênée, un peu humiliée d’être soudain rappelée ainsi à ce fait de mon corps, qu’il ne fallait pas oublier, pas cesser de surveiller sans quoi on ne savait ce qui pouvait vous arriver, n’est-ce pas, ne pas oublier de veiller à ce qu’on ne puisse pas prendre cela, le fait de se tenir, par simple négligence ou peut-être par envie, les jambes écartées dans un parc avec ses amis, pour un signe, sans quoi il risquait toujours d’y avoir quelqu’un quelque part pour prendre cela pour une invitation. Non, je ne leur ai jamais répondu et alors, qu’est-ce que cela peut me faire qu’on voie ma culotte, ce n’est pas ma faute à moi s’il y en a pour, regarder la culotte d’une jeune inconnue et si ce regard n’est pas, un simple regard, parce que après tout pourquoi ne pourrait-on pas regarder une culotte, non bien sûr, mais déjà une appropriation, moi qui ai tant de fois dû subir la vue involontaire du sexe d’un inconnu alors que je rentrais seule dans la nuit et que le type pissait là, sans pudeur ni honte, au beau milieu du trottoir, et vite vite détourner le regard, et jamais je n’ai voulu, lorgner, sauter sur cette chose-là, me l’approprier non, jamais je n’ai été excitée par la vue d’un caleçon dépassant du short, d’une couille dépassant du maillot, car je n’ai jamais désiré moi, un organe sexuel, comme ça, in abstracto, indépendamment d’une tête et de tout ce qu’il y a dedans, et une nuit que je rentrais tard, seule dans Marseille déserte, aux aguets bien sûr, car c’est toujours comme ça, et non pas comme m’avait dit ce type alors que je quittais la soirée, trop bien marcher seul dans la ville la nuit, dans la chaleur de l’été, un peu ivre, en écoutant de la musique, ce type auquel je n’avais pas répondu non, non je n’écouterai pas de musique parce que je préfère faire attention quand même — et pourtant je ne l’avais pas du tout vu, avant, avant d’être juste à son niveau, et alors c’était trop tard, je ne savais plus du tout quoi faire s’il fallait accélérer, se mettre à courir d’un coup, de toutes mes forces, ou bien continuer à marcher comme si de rien n’était, comme si je ne l’avais pas vu, ce type qui assis, sur les marches d’un perron, se branlait, comme si je n’avais pas vu l’expression sur son visage à l’instant où lui m’avait vue, comme si je n’avais pas vu sa bite, que je ne voulais pas du tout voir, sa bite sur laquelle je n’avais moi pas du tout envie de sauter, mais un dégoût, un dégoût immense et, quelle idiote j’avais fait de mettre cette robe si courte, si rouge, je sais bien pourtant ce que ça veut dire le rouge, je le sais, mon père il y a longtemps déjà me l’avait appris et comment avais-je pu oublier, et la robe que je portais cette nuit-là était exactement du même rouge, un rouge vif mais profond, un rouge que le type qui se masturbait là en plein milieu de la nuit ne pouvait pas n’est-ce pas, ne pas prendre pour une invitation, et si courte, pourquoi avais-je mis une robe si courte, quand sa bite à lui, moi, je ne pouvais pas, pas du tout la prendre pour une invitation à en tirer quelque jouissance, quelque jouissance légère et sans conséquence, car pourquoi après tout, ne pas m’asseoir là au milieu de cette rue sur cette bite, tirer un petit coup jouir et puis partir, ce n’est rien que du sexe après tout, rien de grave, de très conséquent, mais. Les choses ne sont pas du tout faites pour que les jeunes filles puissent prendre, un plaisir sans conséquence, jamais, nulle part, et j’avais fini par me mettre à courir très vite dans cette rue vide qui semblait infinie, si longue, sans me retourner et je ne savais pas si le type s’était mis à me courir après je ne pouvais que prier pour que ce ne soit pas le cas et courir, courir, et cette confusion, cette peur qui me fait quelques instants chercher le code de l’immeuble que je connais par coeur, plusieurs fois me tromper et enfin, la porte s’ouvre, je la referme brusquement mais je ne sais pas, il y a encore l’escalier, sait-on jamais, je le monte en courant et comme je m’en veux, une fois là-haut, le coeur battant, je ne sais pas exactement de quoi, d’avoir eu si peur, de n’avoir pas crié, de ne l’avoir pas défié, d’avoir mis cette robe trop courte, c’est vrai qu’il faisait chaud, de ne l’avoir pas giflé, d’avoir couru, de n’avoir pas fait assez attention, de ne l’avoir pas vu depuis bien avant, d’être rentrée trop tard et d’être partie trop tôt de cette soirée, il y avait ce type pourtant qui avait insisté pour que je reste, c’est vrai qu’il était pas mal, et quel genre de fille étais-je moi pour ne pas vouloir allonger la nuit d’été avec un bel étranger, pour sentir alors qu’il m’embrassait avec un peu trop d’insistance sur la joue, quelque chose en moi se serrer, moi incapable de jouir de rien, c’est vrai que c’était difficile pour moi de jouir lors d’une nuit passée avec un bel étranger oh, mais n’allez pas croire que je sois la seule, non, sachez même que nous sommes très nombreuses, tandis que les beaux étrangers sont presque toujours assurés eux, de cette décharge qui les libérera d’on ne sait quel poids, et qui aurait tout aussi bien pu se satisfaire du corps de cette autre fille n’allez pas me dire le contraire, tandis qu’il est beaucoup de femmes autour de moi pour qui c’est, bien plus compliqué, et j’en sais certaines qui ont même, abandonné cette idée-là jouir, et ça n’a rien à voir avec quelque mystère féminin que les garçons ne sauraient percer même si force est de constater, mais plutôt avec ce pli pris très tôt par beaucoup de filles à, et comment l’ont-elles pris ce n’est pas un mystère non, c’est plutôt une forme de logique implacable et les mêmes causes toujours produisent les mêmes effets.

Pour Britney, Louise Chennevière, Éditions P.O.L., 2024.




LIMINAIRE le 21/12/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube