Le mardi 30 mars 2010, l’écrivain et traducteur Claro présentait l’œuvre d’Antonin Artaud, à la Médiathèque centre-ville d’Issy-le-Moulineaux.
Artaud hors murs
Imaginons. Imaginons que nous soyons dans un asile de fous. Imaginons également que l’asile en question ne soit pas un centre hospitalier aseptisé, où les cris ont depuis longtemps été étouffés dans l’œuf chimique, mais un lieu gagné par la confusion et le désespoir – et précisons tout de suite qu’il y fait froid, que dehors règne la guerre, qu’un morceau de chocolat y est devenu un trésor inestimable, et que les séances d’électrochoc font du quotidien un écueil sans cesse recommencé.
Nous sommes en France, après la défaite de 1940, quelque part dans l’Aveyron, en zone libre et donc menacé, personne ne sait en Europe quel avenir a la pensée, ni si elle a encore un avenir. Partout, de Brest à Moscou, les hommes s’entretuent, violent, insultent, mentent, pillent – résistent aussi. Et pourtant, il est encore possible de décréter que tel ou tel citoyen de la civilisation occidentale est fou. Antonin Artaud, interné à l’asile de Rodez, est fou. Il est fou et cela fait trente ans qu’il écrit tous les jours avec une urgence et une lucidité que notre imagination a du mal à percer. Son corps est une épave, il n’a presque plus de dents, et chaque jour il donne des coups de hache dans un billot pour maintenir à distance les démons et parfaire une scansion dont sa survie a besoin. C’est là qu’il écrit ceci :
« Ceux qui vivent, vivent des morts.
Et il faut aussi que la mort vive ;
et il n’y a rien de tel qu’un asile d’aliénés pour couver doucement la mort, et tenir en couveuse des morts. »
Imaginons que nous suivions cet homme – Artaud – depuis sa naissance à Marseille jusqu’à sa sortie de l’asile de Rodez, puis jusqu’à sa mort en 1948, jusqu’à ce que 4 mars – et maintenant cessons d’imaginer et comptons : combien croise-t-on de Artaud entre 1896 et 1948 ? Combien sont-ils à survivre à eux-mêmes quand la dépossession devient la loi ?
Entre-t-on en littérature comme on entre dans les ordres ? Sans doute, puisque la littérature est un ordre : l’ordre de ne pas lâcher le langage, de lui faire rendre gorge. Mai qu’en est-il dès lors qu’on se méfie du langage, ou, pire, dès lors que le langage se méfie de vous ? Le 22 mars 1923, Antonin Artaud, qui a déjà vingt-sept ans, écrit à Jacques Rivière, alors en poste à la Nouvelle Revue Française, pour lui proposer des textes. Il n’a encore rien publié, hormis un texte pour une galerie – Tric-Trac du Ciel –, et s’est lancé dans le théâtre au terme d’une adolescence marquée par de nombreux troubles nerveux. Commence alors une surprenante correspondance entre les deux hommes, faite d’incompréhensions, de replis et d’exégèses mentales, qui prend le pas sur une œuvre qu’on devine déjà « empêchée ». Se produit alors quelque chose d’extrêmement rare dans l’histoire de l’édition : Jacques Rivière va proposer à Artaud de publier leurs échanges plutôt que les textes qui ont motivé cette correspondance. Dans ses lettres, Artaud explique à Rivière qu’il est « en disponibilité de poésie », c’est-à-dire qu’il a conscience en lui d’une puissance poétique, mais que quelque chose l’empêche de passer à l’acte – ou plutôt, chaque fois qu’il passe à l’acte, c’est comme s’il perdait quelque chose. Car Artaud ne sent pas « au monde ». Il souffre « d’une maladie qui vous enlève la parole, le souvenir, qui vous déracine la pensée ».
Cette maladie est-elle réductible aux troubles nerveux qui ont poussé Artaud à un séjour en maison de repos en 1915, à se faire réformer la même année, à fréquenter l’établissement thermal spécialisé dans les troubles neuropsychiatriques de Divonnes-les-Bains en 17, puis celuo de Bagnères-de-Bigorre, puis à fréquenter l’établissement du Dr Dardel en 18 avant d’être pris en charge en 20 par le Dr Toulouse ? Cette maladie est-elle désormais indissociable de prises fréquentes de laudanum, afin de lutter contre les « les états de douleurs errantes et d’angoisses », laudanum dont Artaud usera toute sa vie ? Entendons-nous bien : quelque chose de l’ordre de la douleur mentale s’oppose non à la création, mais à l’expression. En revanche, dès lors qu’il s’agit de décrire cet empêchement, cet obstacle, l’expression devient non seulement possible, mais nécessaire, mais précise. Artaud apprend à devenir Artaud dans la description de son impossibilité à être entièrement et écrire de façon aboutie. C’est comme s’il pressentait déjà que la notion d’œuvre est une atteinte à l’esprit, une farce jouée et montée contre le corps, comme s’il craignait que l’écriture conspire, avec la société, à nous rendre marionnette, pantin trop articulé, à faire de nous celui qui signe ses textes mais ne les habite pas. Dans la lettre du 6 juin 1924, il décrit ainsi son mal : « Et voilà, Monsieur, tout le problème : avoir en soi la réalité inséparable, et la clarté matérielle d’un sentiment, l’avoir au point qu’il ne se peut pas qu’il s’exprime, avoir une richesse de mots, de tournures apprises (…). » Et un peu plus loin, il évoque la « volonté supérieure et méchante » qui « attaque l’âme comme un vitriol ». Retenons au moins deux choses de ce passage. Tout d’abord ces mots : « tournures apprises ». Par là, Artaud attire l’attention sur un point capital. Ce n’est pas nous qui écrivons le langage, c’est le langage qui écrit par nous. La langue préexiste à l’expression et traverse le corps, elle l’habite non pas en allié, mais en occupant, elle nous fournit avant même que nous ayons écarté les lèvres ou pris la plume toute une galaxie formatée d’expressions, de phrases, d’images, lesquelles sont elles-mêmes déjà chargées d’une très longue mémoire et de dizaines d’affects prédigérés.
Écrire, ce n’est donc pas se faire le médium de ce qui peut se dire, mais au contraire mettre au point une forme de station d’épuration, inventer une usine capable de produire autre chose que des énoncés-produits. Voilà pourquoi Artaud dira plus tard qu’on écrit – qu’il écrit pour se fabriquer un corps. L’écrivain ne précède pas ses textes, ce sont ses textes qui le produisent, en un devenir incessant qui ne souffre pas la cristallisation. Soyons également attentifs à un deuxième point, complémentaire du premier. Artaud, pour désigner ce mal apparemment intérieur, parle d’une « volonté supérieure et méchante ». La maladie dont il est question ne touche pas que Artaud, et c’est une des raisons pour lesquelles il s’est reconnu avec nombre de ses pairs dans le mouvement surréaliste, mouvement littéraire et sismographique qui retranscrit les turbulences auxquelles a été soumise toute une génération, celle des hommes et des femmes nées à la fin du dix-neuvième siècle ou au tout début du vingtième, et qui sont entrés dans la carrière par les charnier de 14.
Artaud le dit très clairement dans la même lettre du 25 mai : « Mais de cette faiblesse toute l’époque souffre. Ex. : Tristan Tzara, André Breton, Pierre Reverdy. » Et de faire aussitôt remarquer qu’il existe une distinction fondamentale entre ces écrivains et lui : « Cette inapplication à l’objet qui caractérise toute la littérature, est chez moi une inapplication à la vie. » Là encore, relevons la force et la pertinence du terme employé : « inapplication » – et non inadaptation. Il ne s’agit pas seulement d’une difficulté à s’insérer dans un contexte, mais d’une impossibilité à faire coïncider deux plans. Artaud ne coïncide même pas avec lui-même, il est l’éternel décalé, le refusé de la pensée, et tout son travail va consister au cours des années à venir à fouiller cette non-pertinence, cette impertinence du couple corps-esprit. Pour le futur auteur de L’ombilic des limbes, il va s’agir de décrire des états mentaux, de créer des conditions d’existence du corps, de résister à ce qu’il appelle « la grille », et dont il dit à juste titre qu’elle est « un moment terrible pour la sensibilité, la matière. »
La méfiance quasi organique d’Artaud envers l’aventure du dire, combiné à sa souffrance psychique et physique, va faire qu’il occupera toute sa vie une place excentrée : excentré parmi les hommes et la société, puisqu’il passera un nombre d’années considérable dans divers asiles ; excentré par rapport au milieu littéraire du fait de son refus, pensé et travaillé, de faire acte d’œuvre. Dès lors il s’inscrit dans une tradition qu’on pourrait dire « maudite », à condition d’entendre cette malédiction non au sens religieux, mais au sens ontologique : condamné à ne pas être, à ne pas naître dans le monde – une tradition, une tribu, où Artaud se trouve des ancêtres et des pairs : François Villon, Gérard de Nerval, Edgar Poe, Van Gogh et quelques autres. Ceux qu’il nommera « les suicidés de la société ».
Il existe un texte, fondateur, par lequel Artaud prend position dans l’écriture, et qui commence par ces mots : « Toute l’écriture est de la cochonnerie… » Je renvoie le lecteur à l’intégralité de ce texte, qui n’est pas sans secouer les choses, et surtout cette chose qu’on appelle « être ».
Artaud est devenu écrivain en déplaçant la question poétique sur le terrain de l’être. Très vite, il renonce à la forme versifiée pour s’aventurer dans une prose à dimension épistolière qui sera désormais indissociable de tous ses écrits. Il se réinvente, se décline, adoptant divers identités instables qui sont comme autant d’états transitoires par lesquels passe sa douleur, son histoire. Très vite, ces identités vont pulluler, Artaud deviendra tous les noms de l’Histoire, victime de démons tantôt imaginaires tantôt réels, contraint de recourir à toutes sortes d’exorcismes pour lutter contre cette « magie noire » qu’il perçoit et redoute partout. A cet égard, on peut avancer sans trop de risque de se tromper que le théâtre fut pour lui le premier champ d’expérimentation de cet exorcisme indispensable. Et ce théâtre, qu’il vécut comme comédien et comme metteur en scène, qu’il chercha également derrière la caméra puisqu’il participa également au tournage d’une vingtaine de films sous la direction de réalisateurs comme Abel Gance ou Marcel l’Herbier, ce théâtre il le baptisa très vite théâtre de la cruauté. Mais avant d’en venir au concept de cruauté, il n’est pas inutile de se pencher sur le parallèle qu’opère Artaud dans son texte intitulé « Le Théâtre et la Peste ». Dans ce texte, Artaud raconte comment la Peste arriva en Occident, d’abord en Sardaigne puis à Marseille, qui est, le rappel est important, la ville natale d’Artaud. Il décrit longuement et précisément les symptômes et les ravages de l’épidémie. Dans le désordre social qu’instaure la maladie surgit quelque chose de l’ordre de la représentation. Je cite : « Dans les maisons ouvertes, la lie de la population immunisée, semble-t-il, par sa frénésie cupide, entre et fait main basse sur des richesses dont elle sent bien qu’il est inutile de profiter. Et c’est alors que le théâtre s’installe. Le théâtre, c’est-à-dire la gratuité immédiate qui pousse à des actes inutiles et sans profit pour l’actualité. »
Et Artaud de souligner plus loin la force vibrante de ce parallélisme :
« Entre le pestiféré qui court en criant à la poursuite de ses images et l’acteur à la poursuite de sa sensibilité ; entre le vivant qui se compose des personnages qu’il n’aurait jamais pensé sans cela à imaginer (…) et le poète qui invente intempestivement des personnages (…), il y a d’autres analogies qui rendent raison des seules vérités qui comptent, et mettent l’action du théâtre comme celle de la peste sur le plan d’une véritable épidémie. » Faut-il s’étonner si le théâtre que prône Artaud semble s’inspirer des représentations que les aliénés donnaient à Charenton à la fin du dix-huitième siècle ? Et qu’après l’échec relatif de ses mises en scène et de sa carrière, il ait décidé de faire du corps lui-même un théâtre, une scène cruciale où se jouent et se nouent les tragiques intrigues de la pensée ? Mais avant de renoncer définitivement à la nef des fous et à ses planches de feu, Artaud se sera passionné tour à tour pour le théâtre balinais, le théâtre de Sénèque, celui des Elisabéthains, mais aussi pour la peinture flamande, dont il loue « l’épiderme de lumière ». Peut-être pourrait-on chercher encore plus loin, dans un pli plus profond de son œuvre, ce désir de transformer le théâtre. Je veux parler de la traduction que fit Artaud du roman de Lewis, Le Moine. Car quand Artaud s’attela à la tâche de traduire ce roman anglais, ce qu’il fit avait moins à voir avec la traduction qu’avec la théâtralisation, puisque la force des images évoquées par l’original pousse le poète à décaler et dramatiser de nombreux passages, inventant du coup une nouvelle forme de traduction, qui est à la fois continuation et déformation, effacement et enrichissement. Qui dit magie dit rituel, et ce n’est que lorsque Artaud découvrira la civilisation des indiens Tarahumaras au Mexique en 1936, et l’expérience de la drogue peyotl, qu’il pourra passer définitivement de l’autre côté, et faire du corps un véritable théâtre de la cruauté, où se bousculent et s’affrontent magie noire, syncrétisme, exorcismes, ainsi que ce qu’Artaud appellera « suppliciations ». Mais avant d’en venir au basculement d’Artaud, à cette série de voyages qui vont culminer par un retour d’Irlande incandescent, aussitôt suivi d’un internement, avant d’essayer non pas de comprendre mais d’entendre bruire dans la voix d’Artaud toutes ces menaces qu’il nommait « succubes », il convient de remonter aux premiers écrits d’Artaud, au premier texte de L’Ombilic des Limbes, publié en 1924, et à le lire on s’apercevra que le poète savait déjà exactement quelles terres brûler et quels risques prendre. Ce texte est à la fois programme, promesse, menace, défi, adieu. Il est difficile aujourd’hui de se faire une idée de la résonance que put avoir ce texte à l’époque. Comment ses contemporains l’ont-ils entendu ? Quel sérieux, dans ce mélange d’incandescence et d’histrionisme que fut le surréalisme, fut-il accordé à la voix d’Artaud. Le mieux serait peut-être de l’écouter comme s’il avait été écrit hier : « La vie est de brûler des questions. (…) Chacune de mes œuvres, chacun des plans de moi-même, chacune des floraisons glacières de mon âme intérieure bave sur moi. » Comme s’il s’écrivait encore : « Il faut en finir avec l’Esprit comme avec la littérature. » Que faire de cette déclaration : « Il faut en finir avec la littérature » ? Je pense que nous pouvons partir de la supposition qu’ici, dans cette pièce, tous autant que nous sommes, nous aimons la littérature. Ou plutôt, que nous ne voyons aucune raison de ne pas souscrire à la proposition : « aimer la littérature ». Mais un écrivain est-il censé aimer la littérature ? N’a-t-il pas tout intérêt à éprouver la plus grande méfiance en vers elle, c’est-à-dire non seulement envers les œuvres passées, mais surtout envers celles à venir, et au premier chef les siennes. Car écrire ce n’est pas fabriquer de la littérature, ce n’est pas tourner en rond comme un caniche dans l’arène de la représentation. Il ne s’agit pas d’accoucher d’une œuvre. Pas pour Artaud, en tout cas. Pour Artaud, écrire est un acte qui consiste à se faire un corps, non en vertu d’on ne sait quelle authenticité, mais au prix d’une longue distanciation avec les instances du langage. Car c’est la langue qui nous parle, qui nous fait, qui nous plie et nous brasse – aussi est-il de la plus haute importance d’entrer en résistance, de se « dédire », de rompre le soi-disant contrat humain et biologique. Il faut en finir. Et vingt ans plus tard, Artaud écrira un texte intitulé Pour en finir avec le jugement de Dieu, lequel se termine par ces mots :
« et c’est alors
que j’ai tout fait éclater
parce qu’à mon corps
on ne touche jamais »
On aurait tort pourtant de réduire Artaud et sa non-œuvre à une pure dramaturgie devenue catastrophe, naufrage. Qu’il s’agisse de l’agitation surréaliste dont il fut l’un des plus incandescents hérauts, du métier d’acteur ou même du rôle imposé de l’aliéné, la part de cabotinage existe et l’excès, qui souvent effraie chez Artaud, n’est pas dénué d’une part de rire, même maudite. Mais sommes-nous prêts à entendre le rire dans l’œuvre d’Artaud ? Pour cela, il faut passer par d’autres moments-crises de sa vie et de ses écrits. On commence à entrevoir qu’Artaud est multiple : Artaud poète, Artaud traducteur, Artaud comédien, Artaud acteur de cinéma, Artaud metteur en scène, Artaud ethnologue, Artaud critique d’art, Artaud essayiste, etc. Mais on ne saurait concevoir et envisager cette multiplicité sans se pencher au préalable sur l’identité Artaud. C’est sans doute la question la plus importante. La plus cruciale – et l’on sait le poids du mot ‘croix’ dans l’œuvre en question. Tout d’abord, rappelons qu’Artaud opère une coupure brutale, une césarienne pourrait-on dire avec l’instance père-mère. Puisqu’il s’agit de se refaire un corps, il est hors de question d’accepter d’être la chair d’une autre chair. Après avoir un temps suivi une psychanalyse, le futur interné de Rodez prend ses distances avec ses géniteurs, et, à cet égard, avec l’idée même de procréation. Non seulement il va s’inventer une lignée de substitution, une généalogie transhistorique et fantasmatique, mais il va également rejeter violemment l’enferment de l’individu dans le triangle œdipien. On assiste alors une sorte de sécession biologique, sécession qui se double d’un désir de mort, comme état-limite afin d’échapper à la camisole œdipienne, au papa-maman comme seule instance de production dans l’usine psychanalytique.
Là-dessus, Artaud est on ne peut plus clair, et il suffit de lire ou relire ce qu’il en dit, par exemple dans un texte intitulé « Exécration du père-mère », et surtout dans cet autre texte intitulé « Ci-gît » :
« Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère,
et moi ;
niveleur du périple imbécile où s’enferre l’engendrement,
le périple papa-maman
et l’enfant, (…) »
Dès l’asile, Artaud s’est inventé un « double » : Artaud Mômo, ou Artaud le Mômo. Ce qu’il a été, ce qu’il est est la résultante de son désir d’émancipation et d’un faisceau d’envoûtements dont il a été à de nombreuses reprises la victime. En reconstruisant sa biographie à l’aide d’épisodes traumatisants dont il exacerbe à dessein la dimension délirante, Artaud souligne et déplie sa guerre personnelle contre la société et son prétendu rêve d’humanité – alors même que la guerre ravage le monde, qu’une bombe atomique sonne les consciences, que les charniers sont découverts. Se qualifiant lui-même d’« insurgé du corps », de « suicidé de la société », Artaud ne cesse de rappeler à ses contemporains que notre pire ennemi gît en nous, sous forme d’organes, de langage, de pulsions, et que tout doit être refait, par tous les moyens possibles : théâtre, écriture, peinture, etc. Bien que brisé par des dizaines de séances d’électrochoc et diminué par le manque nutritionnel caractéristique des asiles pendant la guerre, bien qu’affaibli par l’usage de l’opium, du laudanum, Artaud s’est obstiné à témoigner activement et passionnément, nous laissant près de trente volumes de textes, une vingtaine de films, et des centaines de dessins, peintures… Comment écrire, comment dessiner, comment mettre en scène quand tout semble s’opposer à l’insensé de la re-création ? Artaud a voulu devenir le chamane de lui-même, faisant proliférer les gris-gris et les contre-envoûtements, et ici le contre-sens à éviter est de penser qu’Artaud est passé dans le camp de la superstition ou de la mystique. Certes, il a cédé à plusieurs reprises aux espaces flous de l’astrologie, du cryptique, de la divination, mais au final il s’est toujours redressé dans l’être. Et plutôt que de parler d’illuminé, devrait-on parler d’initié, d’un devenir-initié, au sens où l’initiation reste à inventer. Nous évoquions au début de ce désir de réinventer non seulement les formes mais les conditions de la forme, d’en finir avec la littérature, de ne pas céder à la cochonnerie. Ce refus de l’œuvre, qui pourtant se manifeste par un martèlement inconditionnel de la langue. Au seuil de la mort, Artaud s’est rejoint, il le sait et il le dit, à la fin de ce fameux texte intitulé Pour en finir avec le jugement de Dieu :
« Qui suis-je ?
D’où je viens ?
Je suis Antonin Artaud
et que je le dise
comme je sais le dire
immédiatement
vous verrez mon corps actuel
voler en éclats
et se ramasser
sous dix mille aspects
notoires
un corps neuf
où vous ne pourrez
plus jamais m’oublier. »
Il y autre chose qu’Artaud peut faire pour vous, et c’est vous aider à lire, à relire. Lire autrement Baudelaire, Rimbaud, Edgar Poe, Lautrémont ; les lire comme si leur œuvre était non pas une œuvre mais un chantier intime, écrit depuis l’enfer de la réalité, contre l’illusion de la réalité. On réduit trop souvent Artaud à la folie, sous prétexte qu’il fut interné et se revendiqua d’une tribu de fous, et se posa en allié posthume de Van Gogh, Nerval, etc.
Comment, aujourd’hui, ne pas entendre la santé, la bouleversante et obstinée santé de celui qui a écrit Pour en finir avec le jugement de dieu :
« j’ai appris hier l’une des pratiques officielles les plus sensationnelles des écoles publiques américaines (…) Il paraît que, parmi les examens ou épreuves que l’on fait subir à un enfant qui entre pour la première fois dans une école publique, aurait lieu l’épreuve dite de la liqueur séminale ou du sperme, (…) Car de plus en plus les Américains trouvent qu’ils manquent de bras et d’enfants, c’est-à-dire non pas d’ouvriers mais de soldats (…) »
Ce texte, qui fut écrit pour être lu à la radio, a été enregistré, et l’on peut en trouver aujourd’hui diverses versions audio sur divers supports, mais il ne fut jamais diffusé, car la censure, c’est-à-dire le gouvernement policé, intervint auprès des instances de la radio française pour l’interdire. Oui, le censure, qui pourtant ne se préoccupe guère de poésie, jugea que peut-être ce texte n’était pas si poétique que ça, pas si délirant que ça. Mais nous, qui n’avons pas l’acuité de la censure, savons-nous lire Artaud ? Savons-nous l’entendre ? Peut-être devrions-nous nous poser la question suivante : que faire d’Artaud ? Oui, que faire d’un écrivain ? Toute lecture est un apprentissage, une errance entre éblouissement et aveuglement, non seulement parce que, ce faisant, nous apprenons une langue étrangère, mais également parce que nous savons qu’à un moment ou à un autre nous devrons nous poser la question de savoir quoi faire de cette langue nouvelle qui désormais nous habite.
Lire, ce n’est pas simplement aménager un temps et un espace particuliers à l’intérieur du temps et de l’espace général, ce n’est pas simplement regarder autrui par la fenêtre de la page. Les livres sont des moteurs, et vient toujours le moment pour le lecteur de mettre les mains dans le cambouis, et d’essayer de voir s’il ne peut pas brancher ce moteur, cette machine sur son propre petit engin mental.
L’ironie, c’est que nous ne savons jamais à l’avance quel usage nous ferons de tel ou tel écrit. Nous ignorons si Proust va nous aider, si Balzac va nous secourir, si Malcolm Lowry ne va pas nous faire trébucher – nous ne savons même pas si nous avons envie de nous laisser envahir par tous ces fantômes.
Lire c’est donc ingérer une langue peut-être ennemie, accepter un virus, faire l’expérience troublante de la ventriloquie. Et lire Artaud, c’est toucher un centre, s’approcher d’un trou, sentir un clou s’enfoncer, et surtout, en finir avec le jugement de la littérature.
Ce texte de Claro sera repris dans un recueil de textes publié par les éditions Inculte début avril 2011, intitulé : Plonger les mains dans l’acide.
Sur Artaud, on peut aussi lire sur le net :
Artaud sur YouTube, sur le site de François Bon