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En lisant en écrivant : lectures versatiles #116

Dix-sept ans après la publication de son livre Paris, musée du XXIe siècle : Le Dixième arrondissement, où il décrivait le dit arrondissement, Thomas Clerc récidive, après avoir déménagé dans le 18ème, pour arpenter de long en large cet arrondissement de Paris à travers ses 425 rues, squares, places, avenues, cités, jardins, villas, boulevards, impasses et passages, en adoptant l’ordre arbitraire mais incontestable de l’alphabet, des abords du périphérique jusqu’à Montmartre. Il s’offre à la flânerie et à une lecture vagabonde, discontinue plus que linéaire de la ville. Un portrait du quartier entre la confession, le rêve, l’étude ethnographique, politique, économique et, bien sûr, historique qui poursuit sa réflexion sur la muséification de la capitale.

Paris, musée du XXIe siècle - Le 18e arrondissement, Thomas Clerc, Éditions de Minuit, 2024.


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Sur la droite apparaît l’IMPASSE MASSONNET (75 x 12 m), qui à chaque fois que j’y passe est baignée de soleil. Méthode  : ma palette graphique est saisonnière. Le bâti de cette impasse on ne peut moins parisienne, constituée d’immeubles années 1950 à gros moellons et trois étages, aux fenêtres détourées de ciment gris, évoque Saint-Nazaire, ce qui est loin d’être une offense. L’impasse, qui fait un retour, est un havre de paix qui jouxte les entrepôts de la RATP. Scène : un bad boy assis sur le rebord d’une fenêtre fait prendre le soleil à ses tatouages. Il est engagé dans une vaste et haute en couleurs discussion avec sa copine, dont je ne perds pas une miette pendant que je fais semblant de griffonner sur mon carnet. L’échange porte sur une question linguistique qui m’intéresse, la relativité des insultes. Le type explique à la fille (une superbe Black aux cheveux courts) que « fais pas ta salope » peut signifier « n’aie pas peur » mais n’est pas toujours compris ainsi ; alors que « ta gueule » est largement monosémique. Je suis moyennement convaincu ; mais la fille, elle, l’est à 100 %. Sorti de l’impasse, je reprends la route Championnet. Au 14, deux pieds nus dorent au 3e étage ; puis l’un vient se coller derrière l’autre, le frotte un instant sur la plante, et l’on ne voit plus qu’un seul pied. Au 30-32, on retrouve les entrepôts de la RATP en briques rouges, et leur style brutaliste, aux longues fenêtres horizontales, mais tout le secteur est en destruction-travaux pour instaurer le site Belliard, qui ne ressemblera pas, on l’espère, aux projections infographiques présentées sur les panneaux informatifs, qui sont aussi virtuelles que les photos d’agences de voyages. Panorama : on croise sur notre gauche la fin de la rue de Clignancourt qui vient mourir là ; la ligne de fuite est admirable, montante, donnant à voir, très loin et très profond, l’éminence du croisement Ramey décrit supra. Contact : j’interpelle un type à l’air débonnaire qui porte l’uniforme RATP : « Vous travaillez ici ? — Oh, travailler... » Son ironie me plaît d’emblée. Je lui demande ce que sont ces bâtiments et il m’explique qu’il s’agit d’un établissement social voué selon lui à disparaître. Cet homme est sympathique (je ne décroche pas mon portable qui sonne dans ma poche à ce moment) ; il est clair que nous avons voté pour le même homme. Au 5e étage du 23, un jeune enfant se colle contre le garde-fou en fer de son immeuble moderne. Image mentale : l’enfant qui tombe dans L’Argent de poche de Truffaut, et qui se relève sans un cri sans un pleur. Au 37, s’est suicidé au gaz l’écrivain Sadegh Hedayat, auteur de La Chouette aveugle ; je n’ai pas lu ce livre-culte, mais dès qu’un écrivain se suicide, je me sens proche de lui ; pour m’en sentir encore plus proche je me jure de lire ce livre avant la fin de l’écriture de ce livre. Au 39, je prends mon habituelle photo du 39, et j’ai en outre le plaisir d’annoncer qu’ici a logé Raphaël Zarka (-5 rue Pajol). Juste à côté un bureau contemporain dont j’ignore la vocation précise répond au nom facétieux de FRHHH ! La rue se dégrade à l’approche du boulevard Ornano. De fait, l’hôtel du midi, au 43, n’a rien à voir avec un palace niçois et le 46 est un taudis dont les fenêtres sont murées. Bande-son : j’entends le raclement de gorge d’un pré-crachat derrière mon dos. Au croisement de la rue Neuve-de-la-Chardonnière surgit une respectueuse en survêt rose lycra qui, attirée peut-être par mon potentiel appétit, crache de nouveau dans le caniveau. Contact : « Ça va ? — Ça va, ouais. » Ce crachat essentiellement prophylactique (contrairement à d’autres, voir ma Sémiologie du crachat, à paraître) emporte avec lui le faible charme de l’hétaïre du Wenzhou ; j’avise à présent des cartons agités par des gens qui enfournent des chaussures dans des sacs de coton puis des sacs plastique puis des bâches, créant sur la chaussée une montagne d’emballages éphémère. Je connaissais la marque italienne Gucci, mais je ne connaissais pas sa concurrente Fulgi, si on peut parler de concurrence, exacerbée par la société kinoise de transit et de fret. Topologie : le premier morceau de la rue se ferme en triangle pointu sur une placette ; je prends ma respiration avant la place Albert-Kahn (orthographiée Khan sur mon plan), mais je fais d’abord une rotation oculaire avant de traverser le boulevard Ornano. Historiographie : ce faisant, je repère au 58 une plaque commémorative qui révèle que le 13 mars 1943 la Gestapo a arrêté l’ouvrier du rail Marius Lefebvre. Était-ce un vendredi ? À-t-on poursuivi les policiers après guerre ? L’esprit de pardon ne peut s’accomplir que si l’institution prend conscience de ses crimes. Méthode : pour les lui faire comprendre, il faut être aussi méthodique qu’elle dans le relevé de terrain et, au lieu de condamner sentimentalement le style de la police, le reproduire pour la doubler ; ainsi fait-on triompher la vérité dont ce style n’est que la contrefaçon. La traversée d’Ornano est difficile. On y arrive à force de persévérance. Je contourne la pharmacie de la place Albert-Kahn dont la couleur dominante est celle, non homologuée, du vermillon flashy. Performance pharmacie : muni de mon article bien connu sur la nécessité d’avoir de belles officines, je perturbe quelques instants l’hystérie marchande de ce supermarché malade, et je fuis dans le 2e tronçon. Style : je croise un type avec des bracelets indiens aux chevilles nues. Les queer arrivent à perturber le genre avec un sens achevé des codes stylistiques ; mais ce snob est-il trans, queer ou camp ? Il est midi et je commence à avoir faim. Ambiance : au coin Letort, deux cafés-restaurants se font face, et les tenancières se parlent d’une rue l’autre, créant un effet-village, phénomène qui se reproduit un peu plus loin entre les deux parties du garage Suzuki du 94 et du 97, le gérant donnant à l’ouvrier certaines consignes pour lesquelles il n’a pas besoin d’élever la voix. La faible largeur de la rue le permet, et peut-être un certain montmartrisme dérivé, qui autorise les familiers à parler à voix douce. Mystère social  : l’amabilité, variable comme les nuages. Alloportrait : « Il pouvait se montrer soit très courtois soit très grossier. » Au 97, une petite plaque rouillée Enregistrements sonores est invisible si on ne la voit pas, comme disait un chevalier ; naturellement, elle est inaudible. Méthode : la technique grésillante de l’enregistrement dans mon esthétique personnelle. J’accoste enfin à mon port d’attache, La Renaissance, et m’installe devant le hamburger-frites du p’tit resto sympa. Décor  : ce café a servi de cadre à deux films que j’ai vus à quarante années de distance, Le Mouton enragé et Inglorious Bastards, une preuve de plus que ne toucher à rien garantit la possibilité du style. Happening : je demande un café mais ils n’en ont plus ! Je quitte cet établissement au bord de la fiction et reprends ma route vers la réalité, via l’IMPASSE ROBERT (137 x 3 m). Une mosaïque de carrés jaunes et noirs, dont j’ai déjà vu des répliques posées sur de nombreux murs, la signale. Apparition : un père et sa petite fille, qui dit : « Oh ! Un space invader ! » Contact : j’engage la conversation avec le père, qui a mon âge et me dévoile les mystères de ce motif disposé à des milliers d’exemplaires dans les rues de Paris par un artiste anonyme qui a Invader pour pseudo. Je le remercie pour son explication et m’engouffre dans l’impasse en pensant que j’ai toujours aimé apprendre. L’impasse Robert, en coude double, offre l’intérêt paradoxal bien connu des endroits sans intérêt. Au RDC du 17, des Africains vivent dans des conditions pénibles. Je leur dédie cette phrase où j’ai fait ressortir dans les trois consonnes l’acronyme d’un pays qui porta jadis le beau nom de Zaïre. Au sortir de cette cité intérieure, je jette de nouveau un coup d’oeil sur la fresque haut placée (comment l’artiste a-t-il fait pour y accéder ?). Piège : je traverse une rue privée de plaque de rue à ses quatre coins, comme dans une ville finie non finie qui s’appelle chantier. Je suis désorienté et j’ai oublié mon plan. Dès qu’une rue est anonyme (ou plutôt anonymisée), j’entrevois un néant qui fait de moi un pur homme de lettres. Projet : envoyer une lettre anonyme à la mairie indiquant le manque. Contact : comme je suis un peu perdu, une vieille à chien me dit « vous cherchez quelque chose ? ». S’ensuit un petit échange sur la question de l’absence de plaque de rue, qu’elle commence étrangement par nier. Mais devant le fait (je lui montre l’absence), elle admet qu’il y a un problème, qu’elle cherche cependant à étendre à l’ensemble du quartier, dans une généralité critique où s’engouffre assez vite son ressentiment contre la Ville en général et le monde en particulier. Après avoir admis qu’on est bien RUE VINCENT-COMPOINT (195 x 12 m), je lui demande si le coin est agréable, à quoi elle rétorque en s’éloignant : « Ici, c’est la mort assurée ! » Je prends congé, apercevant soudain la seule plaque de rue qui existe mais cachée, en retrait, invisible depuis le croisement Championnet — je n’avais pas complètement tort, mais elle avait en partie raison. J’explore donc en passant cette voie qui présente au 9 un bel immeuble fantôme de six étages, en pierre véritable. Dégât visible du libéralisme : je vais pour me déporter sur le trottoir d’en face lorsqu’un coursier Deliveroo surgit en trombe et arrête son vélo devant le 1. Archive : après avoir vidéographié sa course, j’entame une conversation avec ce jeune homme brillant (Gédéon) obligé de financer ses études via ce job à la con, très-conscient de l’exploitation qu’il subit, mais ne désespèrant pas de s’en sortir. Banalité de base : les jeunes Africains n’ont pas le temps d’être pessimistes. Je reprends le trottoir devant le 19, petit immeuble à deux fenêtres, dont la modestie arrache les larmes. Le destin de ses habitants y est comme déterminé par le manque d’ambition de la structure. Au 17, qui le jouxte, une plaque noire indique la mort d’un pompier au feu le 28 avril 1987. Vie antérieure : le jour de cet incendie, je faisais quoi ? Je venais de souffler mes vingt-deux bougies. Bande-son : le klaxon d’un Uber rencontre un gitan, qui pousse un cabas. Sérendipité : tournant la tête vers la droite, mes yeux rencontrent un bâtiment vétuste de deux étages, entre garage et dépôt. Je me penche vers le trou noir et vois un couple en train de parler. Franchissement de seuil : je découvre une espèce de caverne d’Ali Baba géante, ouverte au public : nous sommes chez Sylvano, accessoiriste de cinématographe, et ci-devant brocanteur à tout faire, qui vend autant de merveilles que Oliveira da Figueira dans Tintin au pays de l’or noir. Je reste trop longtemps dans l’antre, plein de visions objectales ; j’allais quitter mon travail lorsque m’attire une grille très graphique : c’est le début du PASSAGE DU CHAMP-MARIE. Contact : un riverain qui s’inquiète comme moi de la destruction possible du hangar de Sylvano (« ça fait tout de même dix ans qu’il dit qu’il va partir ») me dit qu’un jour ou l’autre la mairie rachètera, détruira, gentrifiera. Que ces futurs nous pèsent !

Paris, musée du XXIe siècle - Le 18e arrondissement, Thomas Clerc, Éditions de Minuit, 2024.




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