Le roman d’Aliona Gloukhova raconte l’errance émotionnelle d’une femme à l’annonce de son mari qu’il ne l’aime plus. Elle se sent vivre comme « suspendue », l’esprit parfois séparé du corps, en quête d’un impossible « chez soi ». Cette perte des repères quotidiens l’amène à réfléchir sur les lieux et les liens de son existence, revisitant son passé au fil de ses changements de résidences de Minsk à Barcelone en passant par Paris et Pau. Le récit est nourri d’éléments autobiographiques, porté par une écriture poétique et une construction en fragments qui apportent chacun leur éclat particulier à l’ensemble. Roman sur la fragilité des identités, la possibilité de se réinventer, et les liens qui relient en secret les êtres et les choses en « constellation de temporalités multiples ».
Nos corps lumineux, Aliona Gloukhova, Verticales, 2023.
Extrait du texte à écouter sur Spotify
« Mon voisin du dessous a une technique lui permettant des sorties astrales. D’une façon non détaillée, il m’a expliqué qu’il y avait certains sons qui l’aidaient à changer de vibration, c’était aussi une affaire de respiration, un changement volontaire de fréquence, un passage à un autre niveau de présence permettant l’ubiquité. Il se met sur le dos, une main sur la poitrine, l’autre sur la jambe. Il quitte son corps en pleine journée, ses voyages astraux sont lointains, il ne m’a pas raconté par où il passait, il parle surtout des apprentissages qui ont lieu pendant ses trajets, quelqu’un remplace son coeur, il a des visites.
J’imagine ses kilomètres parcourus en hauteur, avec un corps autre, des paysages possibles. Est-il nu, a-t-il froid, voit-il le ciel ? Comment sont tes bras quand tu voles ? lui ai-je demandé. C’est avec les mains que l’on se déplace, m’a-t-il dit, et les pieds, et il m’a montré les points au centre, de petits moteurs internes. J’ai regardé mes paumes, la ligne de vie s’interrompait brusquement et reprenait ensuite, une coupure sur un pouce, fraîche et assez profonde, une brûlure sur le poignet. Je n’étais probablement pas prête pour sortir de mon corps, il s’agissait pour moi au contraire d’y revenir, d’être là.
Je découvre mes membres, mes organes — mon plexus solaire est triste, je demande à mon ventre de ne plus avoir peur. Je suis un organisme multiple, des parties plurielles avec chacune sa perception.
Parfois je descends chez Lucien pour prendre un verre de jus de pomme, trouble, précise-t-il, je regarde ses yeux et comprends qu’il n’est pas encore là. Je ne sais pas si ce sont les mentions disparates de ses voyages qui m’intriguent ou ses retours — son visage retrouve peu à peu sa consistance, des sourcils perdus, des yeux qui se réveillent, il prend un certain temps avant de se remettre dans ses traits. Tu n’es pas encore là, lui dis-je quand je vois son front, ses lèvres, ses joues non animés. Je me mets à côté, j’attends que son sourire redevienne le sien.
Si ses rideaux restent fermés, je pourrai éventuellement le perturber. Tu marches doucement quand tu viens, me dit-il. Sa porte est ouverte, il sort de son corps, un étage plus haut, je veux rattraper le mien, l’habiter férocement.
Je frappe à sa porte, lentement il m’ouvre, encore déboussolé. Je traverse son appartement pour aller sur sa terrasse. Il reste debout sur le seuil, un être catapulté de l’espace. Je me sens pourtant calme à ses côtés. Je ne suis pas de cette terre, me dit-il, tout sérieux. Toi non plus, d’ailleurs.
Je pense aujourd’hui à tous mes corps délaissés d’avant. Celui du mariage qui apprenait la mobilité — je faisais du vélo au Mans avec celui qui n’était pas encore mon mari, je tombais parfois en montant simplement sur le vélo, tout m’effrayait — les rails, les voitures, les villes, les personnes en face sur le même sentier. Je me sentais dangereuse pour les autres, un projectile aléatoire, vacillant sur une bicyclette incontrôlable.
Il me manquait des réflexes primaires de survie. Regarde à droite, criait celui qui m’aimait encore, à gauche. Pour freiner, tu n’as pas besoin de sauter de ton vélo, m’expliquait-il gentiment le soir, enlevant les coccinelles de son pull. On en avait plein à l’époque, endormies sur le bord de la fenêtre, jaunes, elles ont transformé la chambre en lieu d’hibernation. Sentir que quelqu’un prenait soin de moi me rassurait. C’est peut-être pour cette raison que je devenais davantage instable.
Des années plus tard, quand on était déjà mariés et que l’on habitait à Pau, je suis revenue de mon cours de code avec une joue ouverte, après être tombée de vélo sur un bout de fer. Mon mari était triste, comme s’il avait compris qu’il avait définitivement raté sa tentative de protéger ma vie. J’ai ri en lui racontant deux heures du cours à cacher ma joue qui saignait, parce que j’avais oublié le mot pansement.
Quand on nageait, il me suivait de près et me montrait les mouvements des bras, les jambes remontées, toujours préoccupé par ma survie comme si je ne pouvais pas m’en sortir toute seule, dans ce monde dangereux. Il m’a emmenée à vélo, moi, à califourchon entre la selle et le guidon, à mon premier cours de barre au sol, cours de danse ensuite.
Cette forme que prend l’amour, cet autre qui m’attrapait en chute et me mettait en marche.
Les nuits aux yeux fermés, ouverts, sans le vouloir, je réaménage mes souvenirs. Une séparation est une étape, une porte, dis-je à ma mère le matin par Skype, une pâte à modeler. J’attends une vie nouvelle comme une robe, une aventure, une occupation.
J’ai oublié de me retourner. Je n’ai rien gardé, je n’ai même pas ramassé un caillou, un bout de verre quand ma vie était encore celle d’avant, pour en garder un souvenir, comme un voyage dans un pays étranger qui finissait d’un coup.
En portugais, il existe un mot, desencontro, il désigne un décalage, un désaccord. Peut-être que la rencontre est quelque chose que l’on peut défaire, abolir par une action qui va dans une direction inverse. J’imagine comment on rembobine nos rapprochements, nos attirances — mes caresses n’atteignent plus l’autre qui m’échappe définitivement.
Ma voix de l’époque parle de mes vêtements entassés dans une cave chez Anaïs à Bizanos, des livres en vrac, d’une robe tachée, que je n’ai pas lavée avant de partir, des céréales dans des sacs ouverts, des hauts de maillots de bain, une palme, des papiers administratifs non triés, des objets dans les cartons avec des inscriptions ou non, du scotch, des bras arrachés.
Est-ce que mon passé est plus logique ?
Étais-je quelqu’un de plus identifiable avant ?
En couple, j’avais une adresse propre, des horaires. J’étais à l’abri de la vie, dis-je à Suzanne, avec regret peut-être. Et aujourd’hui tu es dedans ? me demande-t-elle. La vie est un lac, je nage au milieu : haut de maillot de bain, palme. Une séparation est alors une étape, une porte, dis-je à mon téléphone. En m’entendant aujourd’hui je vois un corps oblique, debout sur la pointe des pieds.
Une de ces nuits, j’ai écrit un message à Anaïs, sais-tu que nous sommes, de fait, multiples et sûrement fluides ? Je l’ai envoyé à celui qui était toujours mon mari par erreur. Comment ? a-t-il répondu le lendemain matin, je ne sais pas s’il voulait avoir des outils pour y arriver ou s’il était liquide, lui aussi. Tout le monde est fragmentaire, mais on n’en parle pas, m’a répondu à son tour Anaïs. J’ai envoyé un message d’excuse à mon mari. Mes détours ne concernaient que moi.
Au mois de mars, d’avril, j’étudie mon corps en déséquilibre, pousse ses limites. Je veux sentir jusqu’où je pourrais aller, découvrir des occasions qui pourraient m’être offertes. J’aime me pencher davantage, compter les secondes. Rester suspendue, en attente du corps qui lâche, est très agréable. Je découvre qu’une vingtaine de centimètres sont suffisants pour tenir mon corps — je répartis mon poids, monte mes jambes, elles deviennent légères. Mes bras en l’air, je déplace mon poids vers le ventre, le bas du dos. Un bout de chaise, de sol, une autre surface, me permettent d’explorer la flottaison. Combien de temps puis-je me tenir sans tomber ?
Si le point d’appui n’existe pas, je l’imagine, dis-je à mon voisin qui vole, il me regarde déployer mes jambes au-dessus du sol, étirer les bras, il ne paraît pas étonné. Tout est d’utilité, surtout les choses que l’on ne voit pas — une respiration, une envie, une quête. Je prends un verre de jus de pomme qu’il me tend, je pense aux empreintes de mes doigts qui vont rester sur son verre, des liens qui se font avec ses objets à lui.
Je déplace la table et les fauteuils contre un mur pour avoir plus d’espace. Je danse en face de mon ordinateur, je le pose sur la table basse. Ma caméra déclenchée, je me recule un peu pour que mon corps soit visible en entier. Alexeï et Olga, mes professeurs de théâtre physique, sont à Moscou. Je ne sais pas si à travers leurs fenêtres, ils voient déjà un printemps précoce. Des points divers du corps peuvent lancer une danse, disent-ils avant de nous le montrer — un triangle des épaules et du ventre, de la poitrine et des genoux. Dans la pièce de leur appartement moscovite, si petite, il y a du parquet au sol, un bureau que l’on ne voit pas, mais dont on détecte la hauteur, celle du point de vue de la caméra, une armoire, un sac accroché sur une porte qui s’ouvre de temps en temps. Nous sommes douze, treize, des silhouettes en mouvement dans des lieux divers, des villes éloignées.
La danse peut commencer dans les doigts, les orteils — par un tout petit mouvement. Devant nos caméras respectives, nous déplaçons nos corps. Nos points de départ sont les mêmes, nos trajectoires si diverses. Parfois je m’arrête devant l’écran, je regarde les petits carrés des vidéos des autres qui bougent.
Je me sens entière, ai-je dit à mon voisin du dessous un de ces matins.
Tu as dit une chose avec tes mots et l’autre avec tes pieds, m’a-t-il répondu. Je me suis déplacée d’une dizaine de centimètres plus loin et ensuite j’ai fait le mouvement contraire.
Le soir du même jour, il a mis un sachet de verveine sous ma porte sans me prévenir, je ne voulais pas te déranger, m’a-t-il expliqué le lendemain. Je ne sais pas si la verveine était contente de passer de ses mains aux miennes, elle était froissée, en attente de rencontre. Le vide peut tenir aussi, m’a-t-il dit la fois suivante, quand on s’est revus.
Quel est le lien entre deux humains ? ai-je demandé à mon téléphone mi-avril. Entre un animal et un humain ? Entre une étoile qui tombe et celui qui ne la regarde pas ? Entre la marée basse et les enfants qui ramassent des coquillages ?
Le lien existe, même si l’on n’arrive pas à le détecter, aurais-je pu répondre aujourd’hui. Il doit exister sinon le monde aurait éclaté en morceaux depuis si longtemps ».
Nos corps lumineux, Aliona Gloukhova, Verticales, 2023.
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