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En lisant en écrivant : lectures versatiles #22

Dans une conversation sans fin entre trois personnages en deuil qui tentent de transcender leur douleur en action et cherchent ensemble la guérison, Olivier Cadiot brasse questionnements philosophiques et littéraires et nous donne à lire une pensée en mouvement. Les personnages se confrontent à la création artistique sous toutes ses formes : musique, théâtre, peinture, photographie. « Aucun livre, aucun film, ne peut en rendre compte. Ils ne sont pas faits pour ça. Ils sont là pour apprivoiser la douleur. Apercevoir la terreur par une petite lorgnette dans l’autre sens. Les gens qui font des reprises à l’infini des voyageurs perdus sont des malades qui cherchent à s’anesthésier par des romans. » Un récit enlevé, ciselé, à la prose saccadée, loufoque et facétieux, portant un regard mélancolique sur une perte et des retrouvailles.

Médecine générale, Olivier Cadiot, P.O.L., 2021.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« En le voyant de ma fenêtre se déplacer dans tous les sens, si affairé, on penserait à un enfant. Quelle énergie ! D’où ça sort ? On dirait qu’il ne peut pas faire autrement.
Qu’est-ce qui peut bien l’animer ? Un moteur secret ?
On dirait qu’il a une tâche urgente à accomplir.
Ça rendrait presque jaloux.
On court de A vers B, à toute vitesse, on fonce au milieu des herbes, on change de trajectoire, on revient en A’ pour filer en C. Si je construisais une sorte d’observatoire et que j’avais du temps à consacrer à un projet si particulier, je pourrais réaliser de cette vue cavalière une carte de tous ses déplacements — comme le font certains logiciels en figurant les vols d’avions en temps réel sur la Terre. Certains trajets, à force de répéter les mêmes lignes, deviennent plus noirs sur la carte. On y trouverait sans doute une certaine logique — comme on le fait dans les traités d’ergonomie domestique, où l’on voit les trajets familiers de celui qui va se faire une tasse de thé dans une cuisine. Nous saurions quelles sont ses cachettes principales et son habitation préférée.
Pour ne pas éveiller de soupçons sur cette activité non répertoriée dans les coutumes locales, il suffirait que je fasse croire aux voisins hostiles que cette petite passerelle accessible par une série d’échelles de bois disposées dans un cèdre immense est une palombière. On y descend au fusil des oiseaux de passage. J’en tirerais peut-être même un avantage. Un certain prestige. Enfin une chose utile et pas encore une nouvelle fantaisie d’artiste original — comme ils doivent penser que nous sommes.
Il est plus petit que nous, mais il va beaucoup plus vite. Donc, le jardin est à la fois et en même temps plus petit et moins grand que pour nous. Nous ne sommes pas à la même échelle.
Si un fossé lui semble un ravin, il sautera par-dessus aussi facilement que des chevaux un canyon dans une course-poursuite — même si on peut se douter que c’est fabriqué en studio sur un paysage en transparent, ça impressionne. On traverse une prairie au galop. On n’est pas là pour regarder le paysage. Cela me fait penser à un personnage de roman, si rapide, si aérodynamique, on aurait dit qu’il cavalait derrière son monocle projeté en avant dans sa course — comme si le cordon de soie rouge qui reliait cet accessoire obsolète à son gilet le tenait en laisse et l’attirait follement vers l’avant.
Mais il s’agit seulement d’un écureuil. La seule personne, si l’on peut dire, vivante, ici, à cette saison et à cette époque. On l’aperçoit de temps à autre, au hasard d’une fenêtre, sillonner les pelouses. On finit par bien le connaître — surtout le jour, où, ouvrant une porte, vous le retrouvez face à vous : là, sur le seuil, les yeux dans les yeux, quelques secondes. C’est maintenant. Pure frayeur. Sa vie est ainsi faite : de brusques rencontres entrecoupées de rares moments de vraie tranquillité.
Méfiance. Il y a toujours un ennemi potentiel dans les airs — ou surgi d’un trou dans la terre. Ses performances sont fascinantes. Il passe du ras du sol à une branche de séquoia gigentea haute de 30 mètres en une poignée de secondes — ouf, il va si vite. On a l’impression de le voir à deux endroits presque en même temps. Mais vous savez bien que les écureuils volants d’un autre hémisphère ne sont pas encore parvenus ici. Vous n’êtes plus tout à fait sûr non plus de l’existence de dieux des jardins doués d’ubiquité qui peuplaient ce coin (d’après Mathilde), alors vous comprenez à la fin de la matinée, comme dans un film d’animation, qu’ils étaient au moins deux.
Ou trois ?
Il trace son chemin à toute vitesse dans l’herbe par bonds successifs, mais si bien enchaînés qu’on ne voit qu’une douce vague brune : il ondule, si souple, les quatre pattes groupées — et en détente. On pense à ce célèbre lapin blanc en retard pour son tea time chez son ami chapelier. Ce serait dommage d’en faire un personnage de conte.
Il n’y a que lui de vivant. J’insiste, c’est vide ici. On vit dans le brouillard, il faut dire. L’habiller avec un frac vert pomme ou une redingote rouge, lui coller un chapeau, serait déplacé. Il faudrait le découper et l’incruster sur un paysage plus riant et moins dévasté — ce serait un mensonge vu la destruction des terres alentour.
C’est tentant de penser que seule son apparence physique le distingue des humains et qu’il possède une âme comparable à la nôtre. C’est le système inverse des gens qui pensent que nos âmes sont dissemblables, mais qu’il y a des ressemblances physiques. Tiens, tu as une tête d’écureuil ! Et ce rocher aussi ! Il doit bien y avoir quelque
part des totems avec des écureuils dessus. Construire des totems, c’est tout un boulot, alors que se balader dans le bois et penser qu’un lapin croit que vous êtes un lapin et qu’il se prend pour un homme du coup et inversement, ce n’est pas un travail énorme, c’est des pensées comme ça — on n’est pas obligé de déplacer des menhirs ou des obélisques ou de planter un énorme mât surmonté d’un aigle sculpté jaune et noir en plein centre du village. Suffit d’aller faire un tour dans les bois en sifflotant, l’air de rien,
en percevant le regard des animaux cachés. Une petite visite diplomatique suffit. On peut se demander si, muni d’une âme, donc, et de nombreux sentiments, si, à force de trouver l’endroit pratique, il finit par l’aimer, ce jardin. En tout cas il lui est fidèle, rien ne l’empêche de passer sous les barbelés et s’installer dans le champ du voisin.
Il le trouve beau ?
Les pins parasols fournissent d’excellentes graines, on a du raisin rafraîchissant en automne, et des kakis en hiver, on a un refuge camp III à 25 mètres sur notre branche de séquoia imputrescible. On est bien chez nous.
Vous me direz, il a intérêt à être bien installé pour supporter la solitude — il ne doit pas avoir de grosses discussions avec les nouveau-nés qui ne pèsent que dix grammes à la naissance. Au milieu de ses tâches incessantes, a-t-il un peu de temps libre pour contempler son domaine ? À moins qu’arpenter ce territoire ce soit tout simplement faire son tour de propriétaire accéléré ? Éprouve-t-il plus d’attrait pour un noisetier que pour un liquidambar ? Il doit préférer, pense-t-on par un drôle de réflexe, stocker des provisions pour la saison froide plutôt que de contempler la splendeur orange des feuilles en automne. Un affreux matérialiste, ce rongeur ?
C’est à prouver.
À moins qu’il ne soit capable d’avoir les deux positions en même temps ? Quel beau thème pour un dîner-débat. Le voisin au volant de sa batteuse découvre-t-il des Van
Gogh à chaque tournant ? Des tournesols broyés jaune safran sur fond vert pomme et ciel azur. »

Médecine générale, Olivier Cadiot, P.O.L., 2021.

À noter : Vous pouvez écouter en ligne sur le site du Centre Georges Pompidou, dans le cadre de la 2ème édition du festival de littérature contemporaine Effractions, trois séances successives de lecture du roman d’Olivier Cadiot qui se livre à une expérience nouvelle de lecture publique, à la recherche d’une forme juste, en compagnie du comédien Laurent Poitrenaux.

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