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En lisant en écrivant : lectures versatiles #64

Paul Maleval voit les sons et les sent vibrer en lui. Sa synesthésie « s’étend bien au-delà d’un mélange de couleurs et de sons, de formes et de lumière, elle gagne sa vie entière. » Il voyage à travers le monde au gré des musiques qu’il invente. Il part à la découverte du jazz, du rock, du hip-hop, toujours à l’affût de nouveaux sons, à la rencontre des précurseurs et des génies musicaux. Variations de Paul est une fresque sonore sur la transmission, une odyssée de la musique qui entre en écho avec l’histoire du XXème siècle. « Chaque musique dit quelque chose du monde dans lequel elle est née. À nous de la déchiffrer. » Un roman réjouissant, tourbillonnant, vertigineux, une partition intime tout en harmonies inédites, envol et contre-point aux tonalités d’épopée.

Variations de Paul, de Pierre Ducrozet, Actes Sud, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« 

Le soleil s’écrase sur



le coin de la table en formica. Elle avait appartenu aux anciens locataires, on l’avait gardée finalement. Eva a posé sa tasse, elle boit le café long et filtré, avec des mandarines et trois tartines au miel. Elle a tout aligné, les choses doivent être parallèles ou perpendiculaires, sinon c’est le bordel. Elle a observé le tableau, la petite musique du matin, le soleil oblique des premières minutes. Elle a besoin de forces. Elle mange les tartines, lentement, elle avale les mandarines. La petite va bientôt se réveiller. Son sac est prêt.
Elle se ressert une dernière tasse. Lorsqu’il y a urgence, elle aime ralentir, pour sentir le temps dans sa paume, fébrile tout à coup et prisonnier, avant de le laisser jaillir comme une bête.
Eva écrase les derniers quartiers sous ses dents. Elle se lève, attrape le sac et pousse sa valise. Toujours pas de bruit. Elle ouvre lentement la porte, pas faire grincer. L’odeur d’apothicaire du couloir la cueille. Elle descend l’escalier.

Paul est réveillé vingt minutes plus tard par les hurlements de Chiara. Il se rend dans la chambre, la prend dans ses bras, l’embrasse longuement. Eva ? Eva ? Elle a dû sortir un moment.
Deux jours plus tard, il est obligé de s’y résoudre : Eva est partie.

Paul prend les choses avec pragmatisme. Faisons ce qu’il y a à faire, ceci, cela, l’intendance et après on réfléchira.
On avait prévu de faire de l’existence un joyeux bordel alors continuons. Qu’on soit un, deux, trois, mille, peu importe, l’idée est la même. Paul prend Chiara dans ses bras.

Eva a disparu.
Plus de nouvelles, pas de coups de téléphone, rien.
Elle est peut-être morte, elle aura choisi de disparaître comme on le fait au Japon, en Sibérie, ou je ne sais où, quand les corps s’abandonnent naturellement aux brumes et au vide.
Paul cherche longtemps quelque trace d’elle. Elle n’a pas pu aller bien loin, elle doit être là, à côté, elle va réapparaître comme elle faisait tout le temps, surprise les amis, c’est moi. Elle va m’écrire, elle va me dire. On a une fille. On s’aime, ou en tout cas on s’est aimés. Et puis non, rien, pas de message, pas d’appel. Eva a disparu et tout un monde avec elle.
Paul finit par renoncer à chercher. Il vit avec cette absence. Elle réapparaîtra, c’est sûr, mais il ne peut pas passer ses jours à courir derrière une ombre. Il y a des silhouettes bien tracées dont il faut s’occuper.

Avec ou sans toi



Se met alors en place une sorte de danse à deux pas, je te laisse ma chérie je t’emmène, attends que je revienne, viens dans mes bras on part en voyage, aujourd’hui tu restes à quai je reviens vite. Chiara grandit ainsi, comme une plante tropicale elle se plie aux éléments, on part ta valise est prête, tu peux la défaire je dois m’en aller.
Étonnamment, elle semble accepter le marché. Elle a l’impression de l’avoir décidé en accord avec son père, d’en être la coauteure. Rien n’est moins sir pourtant, mais laissons-la le croire. (Dans l’ombre grandit, peut-être, une légère amertume, qui pourrait devenir quelque chose de plus — mais là non plus, nous n’en savons rien.)
Chiara se construit, plume légère, aérienne, sans attaches. Elle s’est voulue ainsi. (Laissons-lui, là encore, la possibilité d’y croire.)
Elle adore avoir plusieurs maisons. Parfois elle habite la première chambre à droite chez Vincent et Nathalie, celle avec les stars de tennis au mur, parfois c’est chez son oncle Jérémie, et ses cousins Baptiste et Amandine, avec qui elle rit le soir en regardant les Nuls et les Inconnus à la télé.
Et puis il y a sa maison ambulante, avec son père, lorsqu’ils partent pour des expéditions hasardeuses, souvent joyeuses, pour aller chercher des sons distordus au fin fond du monde. Elle l’appelle padre, et son allure d’aventurier à chapeau mou l’emplit d’admiration.
— Ma chérie, prépare tes affaires.
— On va à l’école ?
— Non, on part en Inde.
Ce qu’ils découvrent, après trois vols, deux correspondances et huit heures de transit, les foudroie tous les deux.
Un grand charivari de tous les sens les prend. Tout ça ne peut pas réellement exister. C’est trop, beaucoup trop. On y plonge quand même parce que tout cela est sidérant de beauté.
Ils parcourent le Nord du pays, pris dans la fièvre des villes et du temps qui bat sans trêve entre leurs mains, dans tous leurs sens. Chiara découvre alors, de manière encore confuse, que certains lieux sont plus denses que d’autres, que nos nerfs et notre sang s’y développent et se ramifient, et que l’Inde n’est pas un pays mais une manière d’être plus violemment et puissamment au monde.
Tout cela est passionnant mais on est là pour une chose précise, toujours la même et toujours recommencée : la musique, qui est ici d’une orfèvrerie et d’une complexité sans pareilles, comme ces bouquets insensés de fleurs ou ces papiers tressés qu’on trouve sur les bas-côtés des routes, de Madurai à Varanasi.
Paul se prend dans la gueule ce qu’il savait pourtant déjà : des gammes dodécaphoniques en forme de rubans multicolores qui s’ouvrent et se déplient de tous les côtés au creux de son pavillon. Il essaie de détricoter cet entrelacs qui ne repose pas sur les harmonies. Paul découvre que les râgas (entièrement différents des gammes qu’il connaît) se déclinent à l’infini en subdivisions, selon un système chromatique où chaque note occupe plusieurs positions (essayez de suivre, Paul lui aussi fait un effort). Vingt-deux intervalles séparent ces notes. Chaque mode possède son humeur, qui, se mêlant à d’autres, compose d’infimes variations, de la nuée légère à l’ouragan. On improvise entièrement ici à partir de ces canevas et des rythmes si raffinés à l’intérieur desquels on dénombre contretemps, sous-unités, légers décalages avant ou après le temps qui ramifient encore l’arbre (si Paul n’est pas plus clair, c’est qu’il n’y parvient pas). En tous les cas, le rythme n’est pas une mesure en Inde, c’est une houle, un cycle, comme le temps, la divinité ou l’enfer. À vous de jouer maintenant.

Lorsqu’ils reviennent tous deux de ce délire éveillé, Chiara reprend, les yeux encore agités, le chemin de l’école, pendant que son père s’enferme des mois dans la6h.ambre qu’il a aménagée (le mot est un peu fort) en studio (le studio s’est aménagé tout seul et la chambre n’a rien dit). Dans cet espace clos, d’où ne filtre du dehors qu’un mince filet de lumière grise, Paul empile, rassemble, ramasse tout ce qu’il a entendu, vu, aimé, détesté, déniché au fil de toutes ces années. L’ensemble s’apparente désormais à une pâte immense et foisonnante qui déborde de tous côtés sur ses tréteaux. Il y a tout, là, depuis les premiers jours jusqu’à aujourd’hui, les solos jazz de son père, les sonates de sa mère, du rock des débuts jusqu’aux rythmes évanescents de Polynésie. Les enregistrements qu’il a faits, les traces et les signes, mais sur au papier à musique, il réunit tout ici. Pourquoi, d’ailleurs ? Il serait bien en peine de le dire. Il sent pourtant qu’il y a comme une porte, là-dedans, dont il cherche la clef tout le jour.
Paul compile et rassemble mais surtout il compose. Voilà le grand changement : il a empoigné le crayon. Il donne forme à cette masse débordante.
L’idée est de reproduire sur le papier tout le bruit du monde. De parvenir à un morceau qui soit lui-même la texture du réel. Si on met tout, absolument tout sur le papier, bruits de moteur toux et cris harmonies palabres souffrances rires et folies, toutes les histoires et toutes les vies, on aura le monde et on aura le mystère, intact, élevé au carré.
Alors évidemment la symphonie s’annonce immense, potentiellement sans fin. (Pour l’instant, elle compte 2 450 pages, environ, et forme sur le bureau de Paul une masse saisissante, un Annapurna de papier.) Il lui faudra plusieurs vies pour y arriver, mais ce n’est pas un problème dans son cas.

Les voyages se poursuivent. À Bali, Chiara et Paul découvrent les gamelans, ces ensembles de gongs et de xylophones, de cymbales et de tambours en peau de buffle qu’on caresse dans toute l’île aux parfums de soie. En Islande, ils traversent main dans la main des plaines comme sorties d’un rêve sous le regard des montagnes pelées par le vent. Ils forment un drôle de duo, plus camarades que père et fille, plus profondément reliés que des amis lancés sac au dos sur les chemins.

L’appartement du 36 Faubourg-Montmartre sent la tartine sèche et le renfermé. Paul ouvre grandes toutes les fenêtres. Il avale l’air du soir, son heure préférée, appelez-la comme vous voulez, l’heure bleue, entre chien et loup, lui l’appelle violette, pourpre, l’heure du suspens. Il l’aime pour son côté hors du temps — c’était aussi, et surtout, l’heure préférée d’Eva, elle aurait dit, si elle avait été là, tu me voles mon heure, tu me voles tout, ma vie, mes idées, j’en ai marre — oui mais elle n’est pas là, vraiment pas là, on attend toujours un signe d’elle d’ailleurs, mais rien, même pas un je suis ici je pense à vous, que dalle, elle n’aura pas daigné faire un petit, tout petit signe de la main à sa fille alors qu’elle aille se faire foutre, c’est mon heure préférée maintenant.
Paul attrape une 1664 dans le frigo et s’approche du tas de papiers qui s’empilent sur la table. À quoi tout cela sert-il ? Il relève la tête. À force de plonger dans le passé, il va laisser la vie filer. Il est temps de rajeunir encore, et de devenir plus bête, plus sauvage, plus présent. Il jette toute la pile en vrac dans l’armoire, qui était a priori plutôt destinée à accueillir des vêtements, et descend dans les rues pour essayer d’y voir plus clair. »

Variations de Paul, de Pierre Ducrozet, Actes Sud, 2022.

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