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En lisant en écrivant : lectures versatiles #62

Dans une ville portuaire à l’atmosphère d’intranquillité, déstabilisante et déroutante, le paysage donne le vertige autant qu’il inquiète avec son climat mystérieux tout en clair-obscur. L’information sur les réseaux de la mort du Guide désole la foule éplorée des habitants, très vite démentie, transformée en fake news qui tourne en boucle sur les chaînes d’informations en continu. Chaque personnage livre à distance sa version imparfaite des faits, parcellaire. Leurs relations se tissent au fil des chapitres « dans des couches de réalités indistinctes. » Sans doute est-ce dans cette instabilité constante que se construit cette histoire de disparition et d’oubli, ce roman sur le temps et la mémoire, insaisissable et mouvant comme les sables. Ce premier roman singulier de Basile Galais, à l’écriture allusive et ciselée, basé sur la versatilité de la vérité et l’impermanence du réel, dans un monde instable où la vérité a disparu, est une expérience d’immersion dans un univers elliptique qui sans cesse nous échappe. Jusqu’au vertige.

Les sables, de Basile Galais, Actes Sud, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Sur le palier, il découvre une carte glissée sous la porte du studio. Il observe d’un air anxieux l’intérieur de la pièce ; rien n’a bougé, les moniteurs sont éteints, les objets éparpillés un peu partout ont gardé leur place initiale, même la poussière ne paraît pas avoir été troublée par une présence étrangère. Il se baisse, ramasse la carte et referme la porte derrière lui. C’est un paysage aperçu en plongée, un point de vue aérien lointain. Il ne saurait dire s’il s’agit d’une photographie prise par un satellite ou d’une peinture abstraite. Des masses sinueuses et ourlées, peut-être les dunes d’un désert ou des houles océaniques ; l’image monochrome ne permet pas de définir précisément ce dont il s’agit. Au centre, un point lumineux autour duquel un réseau concentrique se déploie. Après un instant, il distingue des formes car-rées qui entourent l’éclat de lumière.
Il pense immédiatement aux sables, à ces toits-terrasses où le linge sèche au gré des rafales, des paysages urbains qu’il a vu et revu à la télé, des décors de guerre civile, de chars et de silhouettes enturbannées. Dennis retourne la carte. Sur le verso, une phrase manuscrite, dans une écriture légèrement penchée, apparaît — Rien ne disparaît totalement, il est toujours un point incandescent, quelque part dans la fourmilière, un monde à construire.
L’idée s’impose avec l’évidence d’un rêve. Il ne cherche pas à savoir d’où provient le message, est-ce la femme aux yeux de louve, Alexander Flee, les Renseignements — peut-être ne sont-ils qu’une seule et même entité. Peu lui importe d’avoir des réponses désormais. Il sait que les circonstances le dépassent, que sa volonté n’est rien d’autre qu’un mirage au milieu d’un phénomène aux implications bien trop vastes pour les définir. Il comprend aussi que ce logiciel qu’il élabore depuis des années, ce gouffre virtuel puisant dans les tréfonds obscurs de ses utilisateurs, est sa réponse au vide à l’origine de sa vie, a ce morceau qui lui manque. Une réponse fracassante et dangereuse qu’il va faire déferler sur le monde.
Il se lève et fouille au fond d’un carton rangé sous le bureau. À côté de sa vieille radio portable, il finit par trouver le disque. La boîte en plastique est recouverte de poussière. Il sort le CD, le glisse dans la fente de la tour et allume les enceinte. Des notes de cithare résonnent. La mélodie plonge instantanément le studio dans cette atmosphère qui lui tirait déjà des larmes, enfant lorsque son père allumait la chaîne hi-fi du salon du salon. Les cordes vibrent, elles inondent la pièce d’un son cristallin. Le temps se suspend, les distances se brouillent et il se retrouve soudain ailleurs, dans un espace intermédiaire empli de soleil et de désolation. Il se penche sur les moniteurs et commence.
La vue plonge à l’intérieur du paysage, sillonne les rues d’une ville de poussière où les enfants courent derrière un ballon, longe les murs en terre des maisons, s’engouffre dans l’embrasure d’une fenêtre, soulève un rideau dans un souffle chaud, traverse une pièce recouverte de tapis, ressort, survole des dunes qui s’étendent jusqu’à l’horizon. Il laisse libre cours à toutes ces visions qui remontent d’il ne sait trop où, une sorte d’inconscient collectif télévisuel. Son visage est irradié d’une teinte ocre, comme s’il se trouvait déjà là-bas, sur la ligne indistincte de cet horizon de lumière. Le générique se termine par l’image de la carte postale, une vue aérienne au centre de laquelle un point brille. Au même instant, la musique cesse. Dennis fixe l’écran, le visage inexpressif ; il pleure.
Quelques heures plus tard, il est réveillé par les rayons obliques qui filtrent à travers le store. Une flaque de lumière jaune lui éclabousse les yeux. Cela fait longtemps qu’il n’a pas vu une lumière aussi franche pénétrer dans le studio. Il a dormi d’un sommeil bizarre, un somme sans rêves. Il se redresse, étire son corps maigre et considère la pièce d’un air perplexe. Il semble hésiter quelques instants. Tout est terriblement calme. Un oiseau chante à l’extérieur, un refrain qu’il reprend après de brèves pauses, à intervalles réguliers. II se sent creux, comme si ses organes s’étaient atrophiés, que plus rien de consistant n’habitait sous sa peau transparente hormis un infinie réseau assurant le minimum vital. Il pose instinctivement son pouce sur son poignet et sent une légère pulsation. Tout s’est dissout, il ne ressent plus ni excitation ni angoisse, il ne pense plus à Anita ni aux ombres qui lui collent au train depuis des semaines ; il n’a plus peur. Même sa colère, cette boule vorace qu’il garde en lui depuis un temps indéterminé s’est évaporée. L’oiseau chante de nouveau. II se lève, se dirige vers le bureau et transfère toutes les données sur un disque dur. Il enfile un sweat capuche et un jean noirs, fourre tout l’attirail nécessaire dans un sac à dos en se répétant intérieurement la marche à suivre.

Les usines se découpent sur la ligne d’horizon, de grosses masses noires plaquées sur un trait violet qui se dégrade dans la nuit. Il marche vers le complexe, les camions qui se dirigent vers les immenses grues passent en trombe à côté de lui, soulevant des bourrasques qui lui glacent chaque fois un peu plus les os. Il se rapproche de l’interminable clôture qui entoure la centrale. Les mailles du grillage sont constellées d’éclats de lumière, les dents des barbelés apparaissent plus acérées dans le contre-jour des lampadaires. Lorsqu’il arrive au niveau du générateur principal, la nuit a recouvert la Cité. Il regarde de part et d’autre de la route ; personne. Il sort une grosse pince rouge de son sac et commence à découper un à un les fils de de fer, dessinant un carré dans la clôture. Lorsqu’il achève le troisième côté, il enfonce d’un coup de pied le grillage, et s’engouffre dans la brèche. Il agit avec sang-froid, comme s’il avait toujours fait ce genre de choses. Une fois posté le long du bâtiment, il sort son ordinateur, branche le disque dur et se met au travail. Il tape à toute vitesse sur son clavier, de nouveau plongé dans son monde de chiffres et de lettres. Il parvient sans difficulté à prendre le contrôle des systèmes, il modifie les codes d’accès pour se donner suffisamment de temps. L’affaire ne lui prend pas plus de dix minutes. Lorsqu’il coupe tout, il s’étonne que rien ne se passe. La rumeur des machines continue, la ville brille toujours. Soudain, le bruit d’une alarme retentit puis se coupe, et tout commence enfin à décroître. Le silence et l’obscurité coulent comme de l’encre sur la ville. Seuls les cris des goélands résonnent, des cris qui semblent se répondre, affolés de leur sou-daine portée. Dennis reste un moment béat face à ce vide immense qui s’abat sur les formes.
La Cité disparaît.
Il repasse par la brèche ouverte dans la clôture. Cette fois, il entend des voix aux alentours, des corps qui s’affairent pour retrancher la métropole. Il profite de l’obscurité pour filer en douce, ne traînant derrière lui plus aucune ombre. Il avance à l’aveugle, se fiant à son instinct et à sa connaissance parfaite des artères qui irriguent la Cité. Il est toujours envahi par ce calme sépulcral. La Voie lactée se dessine, les étoiles scintillent à des intensités dont les variations sont perceptibles, des poussières luminescentes entourent les constellations d’un halo bleu et jaune qui fend le ciel opaque. Une lumière d’un autre temps couve au-dessus de Dennis. Il a le visage recouvert de son casque de cyborg et avance d’un pas déterminé vers le centre. Lorsqu’il s’engage dans l’avenue principale, il aperçoit au bout de la veine noire une bulle turquoise qui flotte dans le ciel. La sphère brille dans l’obscurité telle une planète aperçue depuis le vide inter-sidéral. Il contemple l’astre étrange. Cette vision a quelque chose d’universel et de nostalgique, comme une image d’avant, le reflet d’une terre désormais aussi morte que les étoiles au milieu desquelles elle se fond.
Il baisse la visière de son casque et l’active. Il se retrouve exactement au même endroit, au centre de l’avenue vide, la taille ceinturée d’explosifs. Sans la moindre hésitation, il se dirige droit sur la tour. »

Les sables, de Basile Galais, Actes Sud, 2022.

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