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En lisant en écrivant : lectures versatiles #97

Ce livre croise les destins de plusieurs personnages d’une même famille. Au centre Milva, une adolescente dessine tout ce qui l’entoure. « Dans une ville tracée au cordeau, où toutes les rues se coupent à angle droit, c’est la seule à tracer des arabesques. » Son demi-frère Théo trempe dans des affaires plus ou moins louches. Depuis sa séparation avec Irène, la mère de Milva, Jacques vit seul avec sa fille. Il fréquente Louise, la mère de Sam, le meilleur ami de Milva. L’intrigue progresse d’un personnage à l’autre, comme autant d’esquisses du paysage, de part et d’autre des Alpes, entre Suisse et Provence, tissant entre eux un troublant réseau de correspondances faisant apparaître deux desseins qui s’opposent, entre violence et fragilité, que seul le regard qui révèle la complexité du monde parvient à réconcilier.

Les fleurs sauvages, Célia Houdart, P.O.L., 2024.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




« 16.

Les premiers jours, lorsque Milva était chez sa mère, il lui fallait toujours quelques secondes le matin pour se souvenir qu’elle était là. Elle s’apprêtait à aller prendre ses cannes à pêche dans la remise. Elle avait l’impression, qui n’était pas toujours désagréable, d’être ailleurs. Ni tout à fait en Suisse, ni tout à fait en France. Dans un royaume intermédiaire.
À la séparation de ses parents, Milva avait onze ans. Irène était partie du jour au lendemain à Aix-en-Provence pour commencer sa formation de taxi. Elle tirait le diable par la queue. En accord avec Jacques, elle avait choisi de partir seule. Milva en avait voulu à sa mère. Elle prétendait qu’elle aurait très bien pu la suivre. Aller à Mane où elle avait de bons souvenirs avec ses grands-parents. S’adapter à une nouvelle vie. Sa colère avait mis du temps à se calmer. Le premier été, c’est Irène qui était venue la voir quelques jours. L’année suivante, Milva était entrée au collège. Elle avait grandi. Surtout, elle avait découvert le dessin avec monsieur Hermann, son professeur d’arts plastiques. Cette rencontre avait eu une immense influence sur elle. Il l’avait encouragée à suivre les cours du soir qu’il donnait à l’Académie de Meuron à Neuchâtel. Elle avait appris à construire une perspective à un ou deux points tracée à la règle ; les bases de la composition et du dessin en volume. Elle s’était initiée à différentes techniques : le fusain, le crayon de couleur, le pastel gras.
À La Chaux-de-Fonds, Milva avait commencé à illustrer Le Potin, le journal de son collège, et ses dessins avaient remporté du succès auprès des élèves. La même année, elle avait fait la connaissance de Sam avec qui elle sortait au Bikini Test et trouvait des plaques d’égout libyennes.
À partir de cette période, Milva n’avait plus du tout regretté de ne pas vivre en France.
Maintenant elle avait seize ans. Elle venait le cœur léger rendre visite à sa mère. Avec son grand sac à dos, son carnet, ses crayons et son appétit de voir.
Ce matin-là, Milva s’était levée tôt. La maison était vide et silencieuse. Juste après la baignade, Théo et Kyoko étaient repartis pour Belfort. C’est du moins ce qu’avait dit Théo. Avec lui, Milva se méfiait toujours.
Elle se prépara un bol de chocolat et des tartines de miel. Puis elle glissa son carnet et sa trousse dans un sac en tissu, avec une gourde et des fruits secs. lle se prépara un bol de chocolat et des tartines de miel. Puis elle glissa son carnet et sa trousse dans un sac en tissu, avec une gourde et des fruits secs. Elle partit se promener dans la direction des Hautes Plaines. À un moment donné, la route goudronnée devenait une piste carrossable, bordée de genêts et de petits chênes verts. Il y avait aussi des reines-des-prés, des digitales. Milva croisa un homme qui balayait le sol avec un détecteur de métaux. Intriguée, elle lui demanda ce qu’il cherchait. Il lui expliqua que sur ce haut plateau qu’avait aplani le vent, au lieu-dit La Plaque, de décembre 1943 à août 1944, la SAP (Section des atterrissages et des parachutages) avait lancé depuis les airs, pour la Résistance des Basses-Alpes, des caisses chargées de mitrailleuses, de munitions, d’argent et de cigarettes. Puis l’homme, craignant peut-être d’être déconcentré, s’en alla poursuivre son étrange chasse au trésor.
En léger contrebas, sur les pentes calcaires ravinées, presque nues, Milva cueillit des brins de thym aux fleurs roses, qu’elle pressa entre ses doigts et porta à ses narines. Un geste devenu rituel lorsqu’elle se promenait dans les collines.

*

À Mane, la petite fille des voisins d’Irène était assise à l’ombre sur l’escalier en pierre de sa maison. Elle descendit trois marches, se pencha pour saisir quelque chose. Se redressa, remonta les marches et tendit la main à sa mère qui se tenait debout sur le perron :
– Fieur.
Sa mère tendrement la reprit d’une voix douce :
– Ce n’est pas une fleur, ma chérie, c’est une feuille.
L’enfant regarda sa mère droit dans les yeux. Elle considéra la feuille. Et avec toute la force et la fraîcheur de l’évidence dit :
– Fleur.

17.

Tintin avait vérifié une dernière fois sur la balance le poids des métaux et la proportion de cuivre et d’étain. La matière première était à portée de main : il suffisait de piocher dans un des tas qui s’élevaient à l’entrée de l’atelier, et où gisaient, pêle-mêle, des soupières, des pichets, des tuyaux de plomberie sectionnés et tordus. Agglomérat hétéroclite et instable du haut duquel dégringolaient régulièrement des éléments, que Jacques ou lui ramassait en passant, et réintégrait au grand tas, d’un geste machinal.
Le four était allumé depuis quatre heures du matin. Au plafond était encore accroché le grand soufflet de l’ancienne forge. Jacques portait des gants et des lunettes aux verres sombres. Le gaz en brûlant faisait un bruit terrible. À l’aide d’une pince, Jacques retira le couvercle du creuset. Puis, avec une sorte de cuillère dont l’extrémité ressemblait à une louche, il recueillit des scories incandescentes qu’il déversa à même le sol, comme un tas de braises qui fonça et se solidifia à vue d’œil.
Jacques posa la longue cuillère rouge, en prit une autre qu’il trempa à nouveau dans le creuset. La cuillère était de la couleur du liquide qu’elle contenait. Sans trembler, Jacques remplit un, puis deux moules. L’un cylindrique, l’autre rectangulaire. Il recommença l’opération plusieurs fois. Du métal en fusion tombait et fumait, ou restait accroché à la louche comme une langue hérissée. À l’aide d’une grande pince reliée à une chaîne, et d’une poulie fixée à un pont roulant, Jacques souleva le creuset hors du feu.
Il fallait effectuer rapidement cette suite de gestes précis. Une seule bulle d’air suffisait à rendre l’alliage imparfait, à l’endroit du décor ou dans la masse.

Jacques retira ses lunettes. Tintin, qui n’avait pas encore l’habitude de ces coups de chaud, transpirait à grosses gouttes. Jacques lui tendit une bouteille d’eau. Il demeura un moment hébété.

18.

Sam et Milva se retrouvèrent à la mi-août pour pratiquer des colorations. C’était un rituel entre eux. Sam voulait un noir brillant, plume de corbeau. Milva un rose pastel. Sur ses cheveux clairs, elle pensait que cela rendrait bien.
Milva raconta à Sam l’étrange après-midi de baignade avec son frère et Kyoko.
– Tu crois qu’il gagne sa vie ?
– Il s’est toujours bien débrouillé.
– Tu l’as trouvé bizarre ?
– Pas plus que d’habitude. Je ne sais pas comment Kyoko le supporte.
Sam et Milva appliquèrent du Crazy Color sur leurs cheveux. Après il fallait attendre que la teinture prenne. Il faisait frais. À La Chaux-de-Fonds l’automne était précoce.

– Le poêle s’est éteint, on dirait.
Sam, accroupi, se mordit les lèvres.
– Il s’est noyé.
– Ce n’est pas grave, j’adore l’odeur de mazout.
– Attends, ça a l’air de redémarrer.
La perspective de rester tout un week-end chez Sam enchantait Milva. Personne ne déciderait pour elle de l’heure de se lever, de l’heure de se coucher. C’était une vraie délivrance. Quelques minutes plus tard, le poêle se mit à ronfler, puis à gronder. Tout vibrait effroyablement. Sam ne détachait pas son regard du couvercle de fonte contre lequel les flammes butaient, prêtes à le soulever. Un bruit sourd résonna jusque dans la salle de bains que traversait le conduit du poêle.
Milva étrangement calme demanda simplement :
– Ça arrive souvent ?
– Non. Et si ça continue la maison va exploser, commenta Sam, inquiet.
– Oh le boucan d’enfer ! s’écria Milva. C’est Locomotive, le morceau de Guns N’ Roses !
Les flammes passaient maintenant à travers les interstices. Elles éclairaient les mains de Sam en rouge et or.
Il y eut une brève controverse entre eux sur ce qu’il convenait de faire. Prévenir la voisine du dessus, réduire le tirage à l’aide de la trappe d’air.
– Et puis il faut qu’on se rince les cheveux, remarqua Milva. Bientôt c’est le produit qui va nous brûler le cuir chevelu.
– Ça peut attendre cinq minutes.
– Tu as peur ?
– Non.
Ils restèrent un moment assis dans des fauteuils à attendre que la colère du poêle retombe. Ils suffoquaient et se mirent en tee-shirt.
– On dirait que ça se calme, observa Milva.
– Tu mettras quoi pour la soirée de rentrée au Bikini Test ?
– Ma salopette en jean. Avec mes Dr. Martens ou mes baskets.
Milva commença à avoir mal aux cheveux.
– Pardon mais moi j’y vais.
Ils se penchèrent l’un après l’autre au-dessus de la douche. L’eau s’écoula en un lent tournoiement de couleurs – des tons de plus en plus mélangés, de plus en plus délavés – qui s’enroulèrent sur elles-mêmes autour de la bonde, révélant les striures du fond du bac.
Milva se frictionna les cheveux devant le poêle qui avait progressivement retrouvé son tirage normal.
– Fais voir ?
Milva passa la main dans ses cheveux encore humides.
– Oh !
– Je pensais que ça serait mieux.
– On dirait le rose du marronnier, dit Sam. Moi la prochaine fois, j’essaie l’orange fluo. C’est beaucoup trop sobre, finalement, le noir.
– Mais non. Tu es magnifique comme ça.

*

Un jour qu’il apprenait à ses élèves la technique du lavis, monsieur Hermann raconta qu’il y a plus d’un millénaire un peintre chinois avait créé, avec un peu d’encre diluée, des montagnes, des sentiers, des fleurs, des promontoires, des pins accrochés à des rochers élevés, et l’une des plus mémorables cascades du monde. Et que pour tous ces spectacles, il n’avait usé que d’une seule couleur. Le noir. Mille nuances, du pâle au foncé, et sa spontanéité prodigieuse, avaient fait le reste. »

Les fleurs sauvages, Célia Houdart, P.O.L., 2024.

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