Désiré, l’oncle de l’auteur, héroïnomane, est mort du sida en 1987, contaminé après un partage de seringue. Anthony Passeron n’en garde qu’un souvenir lointain que réactivent quelques bobines en Super 8 retrouvées dans une boîte à chaussures. La drogue et le sida ont fait exploser la cellule familiale construite par les grands-parents de l’auteur, Louise et Émile. Une tragédie dont la famille s’est difficilement relevée. Ce premier roman est une enquête familiale qui tente de rembobiner le fil d’une vie brisée presque occultée par les secrets d’un clan soucieux de préserver leur respectabilité dans leur petite-ville de l’arrière-pays niçois. La construction narrative du livre alterne deux récits qui se font brillamment écho, chapitres familiaux au plus près de l’intime et chapitres récapitulant l’histoire de lutte contre le sida à l’échelle mondiale. Un premier roman personnel et passionnant mêlant récit familial pudique et enquête sociologique méticuleuse.
Les Enfants endormis, d’Anthony Passeron, Éditions Globe, 2022.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« PROLOGUE
Un jour, j’ai demandé à mon père quelle était la ville la plus lointaine qu’il avait vue dans sa vie. Il a juste répondu : « Amsterdam, aux Pays-Bas. » Et puis plus rien. Sans détourner les yeux de son travail, il a continué à découper des animaux morts. Il avait du sang jusque sur le visage. Quand j’ai voulu connaître la raison de ce voyage, j’ai cru voir sa mâchoire se crisper. Était-ce l’articulation d’une pièce de veau qui refusait de céder ou ma question qui l’agaçait ? Je ne comprenais pas. Après un craquement sec et un soupir, il a enfin répondu : « Pour aller chercher ce gros con de Désiré. » J’étais tombé sur un os. C’était la première fois, de toute mon enfance, que j’entendais dans sa bouche le nom de son frère aîné. Mon oncle était mort quelques années après ma naissance. J’avais découvert des images de lui dans une boîte à chaussures où mes parents gardaient des photos et des bobines de films en super-8. On y voyait des morts encore vivants, des chiens, des vieux encore jeunes, des vacances à la mer ou à la montagne, encore des chiens, toujours des chiens, et des réunions de famille. Des gens en tenue du dimanche qui se réunissaient pour des mariages qui ne tiendraient pas leurs promesses. Mon frère et moi, nous pouvions regarder ces images pendant des heures. On se moquait de certains accoutrements et on essayait de reconnaître les membres de la famille. Notre mère finissait par nous dire de tout ranger, comme si ces souvenirs la mettaient mal à l’aise. J’avais des milliers d’autres questions à poser à mon père. De très simples, comme : « Pour aller à Amsterdam, il faut tourner à gauche ou à droite après la place de l’église ? » D’autres, plus difficiles. Je voulais savoir pourquoi. Pourquoi, lui qui n’avait jamais quitté le village, il avait traversé toute l’Europe à la recherche de son frère ? Mais à peine avait-il ouvert une brèche dans son réservoir de chagrin et de colère qu’il s’est empressé de la refermer, pour ne pas en mettre partout. Dans la famille, tous ont fait pareil à propos de Désiré. Mon père et mon grand-père n’en parlaient pas. Ma mère interrompait toujours ses explications trop tôt, avec la même formule : « C’est quand même bien malheureux tout ça. » Ma grand-mère, enfin, éludait tout avec des euphémismes à la con, des histoires de cadavres montés au ciel pour observer les vivants depuis là-haut. Chacun à sa manière a confisqué la vérité. Il ne reste aujourd’hui presque plus rien de cette histoire. Mon père a quitté le village, mes grands-parents sont morts. Même le décor s’effondre. Ce livre est l’ultime tentative que quelque chose subsiste. Il mêle des souvenirs, des confessions incomplètes et des reconstitutions documentées. Il est le fruit de leur silence. J’ai voulu raconter ce que notre famille, comme tant d’autres, a traversé dans une solitude absolue. Mais comment poser mes mots sur leur histoire sans les en déposséder ? Comment parler à leur place sans que mon point de vue, mes obsessions ne supplantent les leurs ? Ces questions m’ont longtemps empêché de me mettre au travail. Jusqu’à ce que je prenne conscience qu’écrire, c’était la seule solution pour que l’histoire de mon oncle, l’histoire de ma famille, ne disparaissent pas avec eux, avec le village. Pour leur montrer que la vie de Désiré s’était inscrite dans le chaos du monde, un chaos de faits historiques, géographiques et sociaux. Et les aider à se défaire de la peine, à sortir de la solitude dans laquelle le chagrin et la honte les avaient plongés. Pour une fois, ils seront au centre de la carte, et tout ce qui attire habituellement l’attention se trouvera à la périphérie, relégué. Loin de la ville, de la médecine de pointe et de la science, loin de l’engagement des artistes et des actions militantes, ils existeront, enfin, quelque part.
ROBERT GALLO
En dépit des observations réalisées par les chercheurs de l’Institut Pasteur, le professeur américain Robert Gallo refuse d’envisager que le virus responsable du sida soit véritablement différent du HTLV, le premier rétrovirus humain qu’il a lui-même découvert en 1981. Son prestige international repose essentiellement sur ce travail. Contrairement aux membres de la petite équipe pluri-disciplinaire de l’Institut français, Gallo est une star dans son domaine. Il travaille au sein d’une structure autrement plus puissante que celle de ses homologues parisiens, le National Institute of Health, situé dans la banlieue nord de Washington. Dans son bureau, au dernier étage du bâtiment numéro 37, il reste persuadé que les chercheurs de Pasteur ont accidentellement contaminé ses échantillons lors de mauvaises manipulations. La découverte d’un nouveau virus à Paris l’a pris de court. Il compte bien rectifier le tir.
En collaboration plus ou moins régulière avec les Français, il reçoit des échantillons de cellules malades de la part de Jacques Leibowitch, en poste à l’hôpital de Garches. Elles proviennent d’un patient contaminé par une transfusion sanguine à la suite d’un accident de moto en Haïti. Robert Gallo se met au travail à partir de ces cellules. Il y cherche son virus et finit par le trouver. Il est formel, c’est bien le HTLV qui est à l’origine du sida. Il présente alors, triomphant, ses résultats, de séminaire en publication. Plusieurs revues dont Science lui ouvrent leurs colonnes, où il annonce avoir isolé le rétrovirus HTLV dans le sang des malades, remettant en cause la découverte française. Ce que Robert Gallo ignore encore, c’est que le patient transfusé sur lequel il fonde toutes ses affirmations a été doublement infecté : par son HTLV certes, très présent en Haïti, mais aussi par le virus du sida. Ce triste hasard enferre le scientifique dans une ornière et, avec lui, une grande partie de la communauté internationale, plus confiante dans les travaux d’un grand chercheur américain que dans ceux d’un petit groupe de Français inconnus.
DANS LE SECRET
Une fois le choc de la nouvelle encaissé, sans rien concéder pour autant à mon père, ma grand-mère s’était résolue à consulter le vieux médecin du village. Dans une communauté où tout le monde se connaissait, la démarche était particulièrement pénible. Son cabinet se trouvait au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble, dans une rue étroite et sombre qui empestait l’urine de chat. Au bout d’un couloir mal éclairé par des appliques murales jaunes, on attendait patiemment son tour dans une salle d’attente exiguë, au milieu des soupirs et des chuchotements. Une fois qu’on avait parcouru les magazines abandonnés sur la table basse, les regards se perdaient dans deux images fixées au mur : une affiche de prévention contre le tabagisme et la reproduction d’une peinture du Moyen Âge. Elle représentait une jeune femme dénudée, enveloppée d’un drap ne cachant que son sexe et sa poitrine, et entourée de deux médecins habillés de noir et de chapeaux pointus, tenant chacun une énorme seringue, si grande que, toute mon enfance, je me suis demandé s’il fallait prendre ce tableau au sérieux.
Dans le secret de sa consultation, sous un crucifix en bois, le généraliste a parlé comme dans un mauvais rapport parlementaire. Il a accusé des intellectuels, des journaux, des livres et des disques qui se montraient trop complaisants avec les drogues dont ils vantaient l’expérience auprès des jeunes. Leurs discours faisaient encore plus de dégâts chez ceux des campagnes qui n’avaient souvent pas assez confiance en eux pour leur résister. Le vieil homme a dénoncé les fréquentations en ville, une société qui ne fixait plus de cadre, la liberté trop vaste dans laquelle grandissaient les enfants et qui les exposait, selon lui, à de profondes angoisses, les amenant à s’en prendre à eux-mêmes. Il a ensuite expliqué à Louise que l’héroïne s’était répandue parmi les jeunes de la côte, puis peu à peu parmi ceux de la vallée. Les services de toxicologie des hôpitaux niçois étaient débordés. Alors, on envoyait la plupart des drogués à Sainte-Marie, l’hôpital psychiatrique. C’était le seul endroit où on pouvait contenir les crises de manque, à grand renfort de camisoles et de calmants. Mais les cures de désintoxication ne suffisaient pas. Des initiatives avaient été tentées dans la région pour remédier au problème. Un juge d’instruction niçois, Michel Zavaro, fatigué de retrouver chaque lundi matin les mêmes toxicomanes dans son bureau pour des histoires de vols de sacs à main et d’autoradios, avait créé un centre spécialisé dans un village de la basse vallée, où un cadre de vie régulier, des activités étaient proposés à des toxicomanes sortant de cure. Malgré quelques cas de réussite, les fugues et la rechute de la plupart des résidents avaient fini par épuiser le personnel du centre. Le projet avait été abandonné au bout de quatre ou cinq ans. L’emprise de l’héroïne était trop forte. En raccompagnant ma grand-mère à la porte de son cabinet, le médecin lui a raconté que durant la guerre d’Indochine, il avait pu observer les ravages causés par l’opium. Les opiacés étaient de loin les produits les plus addictifs qu’il ait jamais vus. Ce serait long, coûteux et difficile. Il fallait tenir bon, garder mon oncle à l’abri des mauvaises fréquentations. Louise lui a demandé d’inscrire son fils sur une liste d’attente pour une cure de désintoxication. Encore fallait-il que Désiré accepte.
CROISADE
Peu importe finalement que les Français aient pris une avance décisive dans les recherches sur le nouveau virus tant que leur travail n’a pas été reconnu par la communauté scientifique internationale. Luc Montagnier, Françoise Barré-Sinoussi, Jean-Claude Chermann et Françoise Brun-Vézinet enchaînent alors les congrès à travers le monde pour présenter leurs résultats et prouver que c’est bien le LAV, le virus qu’ils ont isolé à Pasteur, qui est l’agent responsable du sida. Mais ces quatre-là sont autrement plus habiles à manipuler leur matériel de laboratoire qu’à convaincre les foules. D’autant que la réputation et l’éloquence de Robert Gallo, qui persiste à défendre l’hypothèse du HTLV, leur font cruellement défaut. En juillet 1983, Robert Gallo reçoit Luc Montagnier aux États-Unis. Dans une petite glacière, le Français lui apporte un tube contenant le virus français, pour qu’il l’étudie à son tour. Plein de charme, l’Américain accueille lui-même son confrère à l’aéroport et le conduit chez lui. Montagnier est chaleureusement reçu. C’est dimanche et on n’envisage pas de commencer à travailler sur l’échantillon parisien avant le lendemain. Le virus est alors placé dans le congélateur de Gallo, au grand désarroi de son épouse. Plusieurs mois passent, les rencontres et les échanges de données se poursuivent, mais rien n’y fait. Gallo et son équipe considèrent que le LAV n’est qu’un cousin du HTLV. Ils le martèlent de séminaire en article et d’article en congrès. Ils refusent de reconnaître le LAV comme l’agent pathogène du sida et imposent leurs vues à l’ensemble de la communauté scientifique. Du côté français, on prend son mal en patience. On le sait, il va falloir travailler, progresser et accumuler des preuves pour convaincre.
À Paris, à l’initiative de Willy Rozenbaum, Luc Montagnier rencontre David Klatzmann et Jean-Claude Gluckman. L’un est immunologiste, l’autre épidémiolo-giste, ils avaient aidé Rozenbaum sur le cas du steward venu en consultation à Claude-Bernard, un matin de juin 1981. Ensemble, ils avaient tenté de comprendre d’où venait le déficit immunitaire du jeune homme. Puis les deux chercheurs avaient participé aux premières réunions du groupe de travail sur le sida initié par Rozenbaum.
L’objectif est à présent d’établir formellement la responsabilité du LAV dans la maladie. Il faut comprendre comment le rétrovirus s’attaque au système immunitaire. Une fois qu’on aura lié le LAV au sida, il n’y aura plus aucun doute possible. Jean-Claude Gluckman et David Klatzmann vont donc rejoindre l’équipe de l’Institut Pasteur pour s’atteler à cette mission.
De l’autre côté de l’Atlantique, Robert Gallo continue de se comporter en beau joueur. Pour les convaincre de sa bonne foi, il invite régulièrement ses confrères parisiens à venir présenter à ses côtés leurs travaux dans des congrès. Le 14 septembre 1983, Luc Montagnier est ainsi appelé à s’exprimer au prestigieux congrès de Cold Spring Harbor, à quelques dizaines de kilomètres de New York. Le pasteurien expose ses résultats lors d’une présentation d’une vingtaine de minutes. L’idée que le virus découvert par les Français n’était probablement que le fait d’une maladroite contamination de laboratoire s’est imposée parmi les chercheurs américains. Sans surprise, son discours ne suscite donc auprès de son auditoire qu’une indifférence dubitative. Dans un anglais approximatif, avec des visuels peu adaptés et les effets d’un décalage horaire peu favorable, Luc Montagnier peine à faire exister la découverte française aux côtés d’une erreur américaine à qui on déroule le tapis rouge.
Le jour même du congrès pourtant, l’Institut Pasteur dépose un brevet pour protéger et homologuer son premier test de dépistage, résultat de recherches menées en parallèle sur des anticorps de patients contaminés. La bataille franco-américaine des brevets, qui trouve sa source dans un mélange ambigu de coopération et de compétition, ne fait que commencer. »
Les Enfants endormis, d’Anthony Passeron, Éditions Globe, 2022.
Vous pouvez suivre En lisant en écrivant, le podcast des lectures versatiles en vous abonnant sur l’un de ces différents points d’accès :