Ce livre est constitué de quatorze courts récits spectraux, foisonnant de silhouettes et de figures, portraits de personnes se transformant à tour de rôle en personnages et vice versa. Le mont Fuji n’existe pas contient plusieurs romans comme autant d’ébauches, dont l’auteure divulgue progressivement l’envers du décor. Un témoignage noté sur un carnet vient éclairer des années plus tard une facette à peine entrevue de sa propre mère disparue. L’ébauche d’un personnage de fiction se révèle sous les traits d’une personne croisée de nombreuses fois sans avoir jusque là attiré l’attention. Un recueil de fictions peuplé de personnes réelles rencontrées au hasard des voyages de l’auteure, et de personnages en devenir. Un ancien maître du monde, une voisine de voyage en avion qui se révèle être une cliente mystère, un patron de bar qui a écrit à Samuel Beckett, un vieux comptable new-yorkais, voisin de Thomas Pynchon. L’élaboration de ce roman se dessine en creux et nous présente dans la succession de ces portraits, réels ou fictifs, une forme d’autoportrait de l’auteure au travail.
Le mont Fuji n’existe pas, Hélène Frappat, Actes Sud, 2021.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« J’ai onze ans, douze ans, treize ans, quinze ans, seize ans. Je vis avec ma mère dans l’appartement d’une cité HLM de banlieue que je n’aime pas. Mon père est mort depuis plusieurs années quand je vois débarquer un jeune homme à peine rentré de Katmandou. Le jeune homme ne s’installe pas, mais nous passons certains samedis dans un coin de son studio d’enregistrement à écouter les musiciens de jazz répéter toute la nuit. Il ne me lègue rien de bon, si ce n’est un trésor, l’obsession pour le jazz, et des vinyles où les groupes rejouent, inlassablement, le même morceau. Alternate take. Quand j’étais petite, je lisais, fascinée, cette mention au dos des albums. J’écoutais les variations autour du même titre, pressentant que mon existence future se jouerait dans ce numéro d’équilibriste entre la mémoire de thèmes anciens et l’improvisation, en sorte que le passé s’abolit dans la spontanéité et l’ivresse de la première fois.
Durant le voyage qui le ramène chez moi, mon amant m’envoie la photo de l’intérieur de la pochette de The Trip. Il s’émerveille d’y trouver mon chat. J’avais oublié le triangle étroit du museau de l’animal qui fixe, de ses pupilles énormes, une présence au-delà. Junior Cat est le titre du morceau qu’Art Pepper a composé pour son chat au regard famélique. The Trip a été enregistré en septembre 1976, le mois de mes sept ans et de la découverte du suicide de mon père. Art Pepper l’a composé dans la prison de San Quentin où la drogue l’envoyait souvent.
Bon – qu’est-ce que tu peux faire d’autre, t’es tout seul. T’as perdu ta femme, ta liberté, t’es juste là, au milieu d’une bande de types, et toutes ces choses sont magnifiées. Ces choses qui allaient de soi quand tu étais libre, il suffit que tu sois enfermé pour qu’elles prennent de plus en plus d’importance, et tu commences à rêver, à rêver à ces choses, à rêver à n’importe quelle chose, juste à l’idée de pouvoir ouvrir la porte et sortir, à gauche ou à droite, juste à l’idée de pouvoir être libre, de pouvoir marcher, respirer. Alors, à ce moment-là, quelqu’un dit “Fais-nous voyager”, et tu commences à raconter une expérience, un cambriolage, une femme que tu as eue, un shoot de drogue sublime, la fois où tu t’es fait choper, un épisode intéressant de ton passé. C’est comme ça que les types deviennent de grands raconteurs. Tu regardes les types enfermés là-dedans, il y en a un qui ferme les yeux, un autre qui décolle, et tous, ils vivent ton truc avec toi. Tu parles de la femme que tu aimes et tu décris toute ta vie sexuelle, tout ton voyage sexuel, du début à la fin, exactement comme dans un livre, un roman, et c’est tellement réel que tout le monde vit son propre truc, en substituant sa propre femme à la tienne. C’est le seul moyen de survivre.
J’avais onze ans, douze ans, treize ans, quinze ans, seize ans. J’étais souvent seule. Je repassais inlassablement la face A et la face B de The Trip. Chaque fois j’y apprenais ce que serait la vie, un genre de sentiment distant, triste, déchirant, mais en même temps très dansant, et plein de joie à sa manière triste. Entre le début de l’original take du morceau et la fin de l’alternate take, à l’issue des 21 minutes et 4 secondes, je faisais l’épreuve du désir qui contracte ; de l’amour qui brûle ; de la douleur qui irradie ; de l’espoir qui allège. C’était peut-être ça, la drogue, cette expérience qui m’inspirait dégoût et terreur, et avait brièvement conduit le compagnon de ma mère en prison. (À sa sortie, il ne supportait plus les portes fermées.)
The Trip commence. Je repars à zéro. Je me laisse guider par les sinuosités de la phrase. Yeux fermés, je décolle. Chaque fois, la musique imprime plus intensément sa trace au seul endroit où le récit palpite, sous la peau.
Des années plus tard, j’ai reconnu dans la description par Vladimir Nabokov de “la première palpitation, ce frisson avant-coureur” du livre à venir, la matière de mes après-midi, à l’époque où le morceau d’Art Pepper m’embarquait dans un voyage parallèle au trajet de la lumière, depuis les matinées grises jusqu’aux crépuscules jaune et rose qui me plongeaient dans une insoutenable transe. La journée était un récit, comme la lumière, et tous ces rêves qu’une adolescente projette sur le grand ciel vide, et sur les pages dont elle interrompt la lecture pour mieux rêver à celles qu’elle va écrire, qu’elle écrit déjà.
Rien, dans mon écoute interminable de The Trip, ne séparait la tension sexuelle, si précise ; l’effusion de l’amour, si vague ; l’éblouissement de l’écriture, cosmique. Rien – et pourtant ce qui m’était donné là se scindait en des voyages que tout, hormis le récit, séparait.
J’eus le désir de donner voix à Art Pepper dans un texte que mon amant pourrait accompagner, coécrire peut-être. Rétrospectivement ce rêve d’une coécriture, ou plutôt cette coécriture d’un rêve, me paraît l’une des définitions possibles de l’amour, auquel cas ce n’est pas exactement un travail que je lui proposais, mais une coexistence éphémère à l’intérieur du rêve que nous aurions partagé. On se comprend mieux, dans l’espace poreux du rêve, sans murs ni plafond, que dans une conversation.
Lorsque au petit matin nous nous étions quittés, nos adieux sur le trottoir, qu’une bruine grise rendait flou, m’avaient semblé distants. Durant le voyage en train je n’avais cessé de scruter le ciel blafard, incapable d’imaginer que sous cette pluie froide, mon amant avait marché au hasard des rues, la tête dans les nuages, décrirait-il plus tard, jusqu’au moment où il s’était engouffré dans le métro et avait improvisé pendant deux heures un morceau racontant notre nuit.
Il avait beau donner des concerts, enregistrer des disques, toujours il se sentait ramené au coin d’une rue où il jouait pour les passants, leur parlant, à travers son instrument, plus clairement que dans l’effusion de paroles où résonnait sa voix étonnamment fluette. Une fois il a joué dans une rame de métro. Lentement les voyageurs se sont tus, à l’unisson du saxophone qui chuchotait.
Dans la journée, dans la vie diurne, au téléphone – il prétendait l’avoir acquis après notre rencontre, renonçant à sa méfiance envers un écran dont il redoutait le cadre vide –, il parlait vite, il parlait trop. Son timbre haut placé me paraissait s’enfuir par le haut de sa tête, son crâne peut-être, qu’il portait rasé. Lorsqu’une voix descend, elle se diffuse sous la peau, elle se dissout à travers les rivières des veines. Le soir de ma lecture du Dernier Fleuve, le souffle de nos deux voix dans la pénombre transforma la lecture en chant, et les mots en éphémère chambre d’échos, accueillis par un corps d’écrivain où l’univers résonne.
J’ignore quelle clé je cherchais dans l’existence d’Art Pepper, susceptible de résoudre une énigme que j’aurais été bien en peine de formuler. Je relus Straight Life, son autobiographie. L’alternance métronomique entre les prises de drogue et de sexe se passait sous la menace invariable d’un regard – une épouse, une mère, un flic –, au point que la précision, avec laquelle Art Pepper décrivait dans le moindre détail chaque pénétration d’aiguille ou de sexe, semblait destinée à ce regard au-dessus de lui vers lequel je l’imaginais lever la tête, plein de crainte et d’espoir, indifférent à la singularité des femmes et des substances anonymes, dont il ne se lassait jamais d’évaluer la quantité. La musique, elle, était survolée à une folle vitesse, à l’instar du chef-d’œuvre Imagination qu’il avait composé et enregistré en un temps record, sans qu’il ne lui en restât aucun souvenir.
S’agissait-il d’ailleurs de mémoire, comme dans n’importe quelle autobiographie dont l’auteur fait mine de se répartir équitablement entre les épisodes ordonnés de sa vie ? Art Pepper écrivait ce qui s’écrit peu, ce qui s’écrit mal – l’intensité, une intensité primitive qui ravage.
Adolescente, j’avais fait du crépuscule le décor sensoriel de The Trip. J’aurais voulu écrire l’extinction lente de la lumière. Sa disparition sinueuse, dramatique, me paraissait contenir un secret débordant les limites étriquées de mon être, un secret vaste, qui appartient à tout le monde, un secret impersonnel. Ce n’était ni un présage (le rayon vert de Jules Verne autorisant la télépathie fugitive entre les êtres), encore moins un symbole (la disparition de la lumière était à l’opposé d’un cérémonial morbide), mais une pure matière vibratile, à l’intensité ineffable. Ma sensation de la lumière était aussi translucide que l’aile d’un papillon qu’un entomologiste débutant perce en l’épinglant.
Dans mes romans, je n’ai jamais fait le portrait de l’amour, sinon dans l’ombre portée d’une absence, d’un vide, d’une disparition. Me suis-je jusqu’alors contentée d’écrire le sentiment amoureux, comme je tentais autrefois de capturer les vibrations du jour à l’instant où il s’éteint ? À moins, plus trivial, qu’il ne soit impossible d’écrire l’amour, excepté au moment où il s’en va.
Avant sa fuite soudaine – pris de panique, il était, écrivait-il, redescendu sur terre –, je n’étais pas amoureuse de l’homme au chat. J’aimais les moments que nous passions ensemble, nuits sans sommeil, aubes lentes, pénombre fiévreuse des concerts, plénitude charnelle, violente et douce, violente et calme.
À l’instant où j’en fus dépossédée, je ressentis que ces moments avaient été semblables au décor sensoriel qui avait accompagné mes premières écoutes de The Trip. Peu importe que, par la suite, j’eusse perdu le disque vinyle qui crépitait comme un vieil animal dont les os craquent. Peu importe que j’eusse déserté ma chambre d’adolescente, où la circularité vénéneuse du morceau d’Art Pepper abolissait les murs que je n’aimais pas, me submergeant d’une attente vague, violente et douce, violente et calme. Pour la vie entière, le crépuscule rose et jaune, qui magnifiait l’appartement où je me sentais exilée, demeurerait le décor fantôme, en arrière-plan de tous ces instants déchirants durant lesquels j’aurais l’intuition, l’illusion, de partager un rêve éphémère avec un amant, un ami, un texte. »
Le mont Fuji n’existe pas, Hélène Frappat, Actes Sud, 2021.
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