Une agente immobilière découvre un jeune garçon dans l’une des maisons qu’elle fait visiter à de potentiels acheteurs. L’apparition se répète et la femme abandonne peu à peu son quotidien monotone pour passer de l’autre côté du miroir. Truffé d’apparitions de doubles et de croisements temporels, la précision de la machinerie de ce court roman décrit un temps suspendu qui semble figé entre passé et présent. Andrés Barba se penche sur ce que nous laissons derrière nous, sur ce qui ne doit pas être perdu ou ne peut être pardonné. Un roman de fantômes sans fantôme, écrit durant la pandémie, qui préserve en lui les traces de cette expérience spectrale qu’il parvient à transfigurer dans une fiction énigmatique et saisissante.
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C’est arrivé comme ça : elle voit l’enfant le premier jour de la vente de la maison, pendant qu’elle nettoie la cuisine entre les visites de deux clients. Elle ouvre le robinet pour rincer le torchon, le ferme et, en se retournant, elle le découvre assis sur une chaise. Il a environ sept ans, l’air ahuri et porte un uniforme scolaire marron. Ce n’est pas une entéléchie, mais un corps tout aussi réel que le carrelage ou l’évier. Au premier regard elle ressent envers lui cette défiance que les gens riches lui ont toujours inspirée ; cet air théâtral, de figurine, mais adouci par l’enfance. Les mains reposent sur les genoux, il est chaussé de bottines noires, sans chaussettes, la frange impeccable qui tombe sur son front donne à son visage une certaine froideur. On dirait un voleur, un petit voleur dont l’idéal secret serait d’être accepté, mais il ne fait aucun effort pour paraître sympathique, ni pour s’excuser. L’instant de surprise passé, sans pouvoir déterminer ce qu’il a d’étrange, elle se concentre sur son regard. L’enfant semble tellement familier avec l’espace qu’il est absurde de lui demander d’où il vient, c’est une émanation naturelle des murs, de l’air saturé de poussière dorée en suspension. Il ne bouge même pas, comme s’il attendait le goûter depuis un temps lointain. Elle ne ressent pas de peur, juste un léger frémissement. Un bourdon qui cherche à sortir se heurte sans cesse à la vitre et pendant quelques secondes c’est tout ce qui se passe : l’obstination du bourdon, la cuisine vide d’une maison vide, la surprise d’une agente immobilière de trente-six ans devant un enfant de sept ans qui l’observe. Un enfant, elle le découvre maintenant, qui n’a pas cillé une seule fois.
Elle pense que c’est un signal que cette maison ne se vendra jamais. Elle est comme cet enfant : trop raffinée et peu pratique, une maison pour ce genre de riches du milieu du XXe siècle qui privilégiaient l’architecture rationaliste sur la commodité et l’ostentation. Aujourd’hui personne ne serait prêt à payer autant pour une maison qui n’est ni commode ni n’affiche ouvertement son prix. Elle l’a dit à son patron de l’agence immobilière, la première fois qu’il la lui a montrée, que cette maison était un os, qu’ils allaient passer des mois à la faire visiter à des étudiants en architecture, pour finir par la considérer comme impossible à vendre. Et maintenant, après une semaine à remettre en état les deux niveaux, le garage et le jardin, à étudier le dossier de l’architecte et à donner des instructions aux peintres pour qu’ils obtiennent un résultat irrépro-chable, maintenant il y a ça. Elle est sur le point d’éclater de rire, mais quelque chose dans le regard de l’enfant l’en empêche. Ce n’est pas seulement l’anachronisme de sa tenue ; le fait qu’il ne cille pas donne à son regard un effet neutralisant, comme si tout ce que captaient ses yeux était immédiatement mis à nu, réduit à un schéma élémentaire. Pourtant il n’est pas sinistre ; il pourrait l’être, comme une poupée trop réaliste n’est pas sinistre quand on la prend pour ce qu’elle paraît, mais le devient quand on découvre ce qu’elle est. Sa présence même, bien qu’elle soit figée, a quelque chose d’instable. Les sentiments qu’elle lui inspire sont aussi instables. C’est la première fois qu’il lui arrive quelque chose de semblable et, paradoxalement, elle n’en ressent pas l’inquiétude qu’elle avait imaginée. Pendant des années, dans d’autres maisons, la sensation d’être observée l’avait poussée à se diriger le coeur battant vers la sortie, mais à présent cet enfant la regarde sans ciller et elle n’éprouve aucune crainte, juste une vague défiance pour ses privilèges.
— Qu’est-ce que tu veux ? - lui dit-elle. Et comme l’enfant ne répond pas, elle repose la question, presque de mauvaise humeur - : Qu’est-ce que tu veux ?
Alors il fait mine de se lever et elle recule d’un pas. Elle porte encore les gants de caoutchouc avec lesquels elle a nettoyé la cuisine et cela lui donne une allure à mi-chemin entre l’employée de bureau et la femme de ménage qui fait sourire l’enfant, du moins en a-t-elle l’impression.
— Écoute - poursuit-elle un peu absurdement, comme si elle parlait à un chien - tu ne peux pas rester ici, tu comprends ? Des gens vont venir.
Elle a beau voir l’enfant, elle pense que la distance qui les sépare est peut-être infinie, et c’est pour elle un certain soulagement. Il y a tellement de façons d’éluder sa responsabilité que celle-ci ne lui semble pas la pire. Pourtant l’enfant réagit. Il se met debout et lève la main pour dire au revoir. Elle l’imite. Et à cet instant, dans le bref intervalle où il se retourne, se dirige vers le couloir et disparaît de sa vue, elle a l’impression que dans ce petit corps il y a une angoisse animale, une angoisse presque insupportable.
Elle n’a jamais aimé creuser, fouiner, demander des explications. Elle aime son travail à l’agence immobilière, pas grand-chose de plus. C’est une espèce de don, comme d’autres personnes ont une aptitude pour le sport ou l’oreille musicale. Depuis sa prime jeunesse, elle perçoit les maisons comme par réflexe, elle sait instantanément comment elles sont dès qu’elle pose un pied à l’intérieur. Là où la plupart des gens ne voient que ciment ou briques, pour elle il y a des corps, des caractères, une chair intime et malléable. Mais à la différence des maisons, les personnes qui y vivent lui semblent presque toujours irréelles, leurs sentiments et leurs visages, inaccessibles. Elle en est arrivée à penser que les maisons ne sont qu’un prétexte, un pont pour percevoir ce qu’elle ne peut percevoir chez les personnes. Elle ne sait pas. Elle sait seulement qu’elle aime les maisons, que cela lui fait du bien de les aménager, de les vendre, de les louer, elle se sent comme un pont entre des êtres qui ne se connaissent pas et qui se cherchent. Dans cet espace elle a trouvé tant bien que mal sa place dans le monde. Elle ne se pose pas d’autres questions. En fin de compte, ne pas être émotive favorise que les autres le soient. Elle ne souffre pas beaucoup de ce qu’elle ne peut avoir. Sous cette apparence, elle s’est résignée à une insensibilité plus ou moins innée. À moitié sérieuse, à moitié en plaisantant, elle se dit que son propre caractère est un peu comme ces mensonges dilués dans les mots des annonces : « impeccable », « très lumineuse », « récemment rénovée », expressions face auxquelles ne compte que la crédulité, ou le cynisme et qui, de fait, se révèlent vraies ou fausses, luminosité réelle, ou rénovation plus ou moins patente, grâce au désir qu’il y ait de la lumière, que tout soit comme neuf. En fin de compte, affirme-t-elle parfois, tout est affaire de désir. Celui qui cherche une maison ne voit que ce qu’il veut voir.
C’est peut-être pour cela que l’épisode de l’enfant la déstabilise tellement. Qu’est-elle censée faire avec cette énergie indéterminée ? Durant des années la peur que se produise quelque chose de semblable a agi sur elle comme un appel du désir, et à présent la réalité est quasiment un défi.
Elle a été tentée d’en parler à son chef quand elle est passée à l’agence pour déposer les clés, et maintenant aussi, en arrivant chez elle, elle a envie d’en parler à l’homme avec lequel elle vit, mais elle ne le fait pas. Se répéter mentalement qu’elle a vu un enfant qui ne clignait pas des yeux dans une maison vide tient de la confirmation de sa présence, mais aussi du fait qu’elle ne s’est pas reproduite. L’enfant n’est pas réapparu, bien qu’elle l’ait attendu pendant les trois heures où elle est restée sur place. C’est peut-être pourquoi, lorsque l’homme avec lequel elle vit lui demande comment s’est passé sa journée, elle préfère dire « bien », et elle lui parle ensuite de la maison, une maison pour ce genre de riches de la moitié du xx’ siècle qui privilégiaient l’architecture sur la commodité et l’ostentation, et qu’aujourd’hui personne ne serait prêt à payer autant pour une maison qui n’est ni commode ni n’affiche ouvertement son prix. Puis, en dépit de ce qu’elle vient d’expliquer, elle affirme qu’aujourd’hui même deux couples l’ont visitée et que si l’un l’a écartée presque instantanément, il n’est pas du tout improbable que l’autre l’achète.
Elle a constaté si souvent cette dynamique qu’elle en sourit : l’un est fort, l’autre plus faible, l’un insiste, l’autre résiste. À la fin il y a un gagnant, rarement celui qu’on a prévu, presque toujours le plus logique. L’homme avec lequel elle vit lui demande comment est la maison, elle répond qu’elle compte presque trois cents mètres carrés sur deux niveaux, quatre chambres, trois salles de bain, une salle à manger et une bibliothèque, et derrière, un jardin avec une petite piscine. Mais à l’étage les pièces sont si curieusement distribuées qu’on a besoin d’espace où qu’on se trouve. Sans parler de la lumière qui, on ne sait trop pourquoi, paraît inexistante malgré les nombreuses ouvertures vitrées.
Elle s’en rend compte pour la première fois. C’est toujours pareil : elle a l’impression de comprendre les choses quand elle les explique. Elle comprend maintenant que cette maison est accueillante quand on la parcourt, pas quand on s’arrête. Puis, elle repense à l’enfant, à ces yeux aux cils immobiles, à sa sortie de la cuisine lorsqu’il s’est dirigé vers le couloir, exactement comme l’aurait fait quelqu’un qui s’apprête à effectuer un trajet habituel, répété à l’infini, sans répit.
— Je comprends, dit l’homme avec lequel elle vit.
Elle acquiesce, en le regardant, et pense qu’en réalité il n’y avait rien à comprendre, mais il sourit et elle lui sourit en retour.
Elle ne l’aime pas, mais c’est ainsi qu’elle l’aime. L’homme avec lequel elle vit est âgé, peut-être trop. Elle a été attirée par lui quand elle a fait sa connaissance il y a deux ans, le jour où elle lui a fait visiter cette maison où ils ont fini par vivre ensemble. Son corps lui a plu, et aussi que son coeur se soit lassé de tout engagement, et ce mélange de fonctionnaire de l’enseignement et d’esprit sentimental. Quand ils ont commencé à sortir ensemble, la seule chose qu’elle savait de lui était qu’il travaillait comme professeur de biologie à l’université et qu’il avait écrit un livre sur l’imprévisible sujet des champignons. Après la visite de la maison, l’homme l’a invitée à boire un verre et elle a senti qu’ils finiraient par vivre ensemble. Il a parlé de champignons aux noms impossibles à retenir, Crepidotus, Mycena interrupta, Ma ras mius, et il lui a montré sur son téléphone portable des photographies de créatures d’un autre monde, belles et sinistres comme des inflammations cutanées, elle a pensé que tout chez lui se mouvait lentement.
Au début, l’aimer fut presque un réflexe. Pour la première fois de sa vie elle s’est décidée à faire ce qu’elle supposait devoir faire, juste pour vérifier si ensuite elle ressentait ce qu’elle supposait devoir ressentir. Elle était sûre que tôt ou tard elle le quitterait, qu’il souffrirait, et elle aussi peut-être, mais d’une manière conciliante. Elle aimait son érudition et la douleur de son précédent mariage, qui avait laissé en lui une dureté blessée. Elle était intriguée de savoir jusqu’à quel point elle pouvait percer ce noyau dur. Et autre chose : elle n’avait jamais vécu avec personne. Il paraissait la personne idéale pour échouer dans cette tentative.
Puis, contre toute attente, leur vie de couple fut douce, ponctuée de moments d’oisiveté. L’homme avec lequel elle vit, à l’égal des champignons qu’il étudie, a ouvert lentement ses spores qui se sont révélés délicats, et elle s’est adaptée.
Lorsqu’il se met au lit, elle sent son poids s’enfoncer dans le sommier et l’homme éteint la lumière. Dans l’obscurité elle revoit plus nettement l’enfant. L’uniforme n’est pas exactement marron, mais beige, les cheveux pas tout à fait noirs, mais châtains. Il paraît un peu potelé, mais c’est un embonpoint avenant et sans complexe. Sous la frange les yeux sont plus petits que la normale, trop sensibles à la lumière. Il ne montre aucun signe de timidité, plutôt une espèce de curiosité. Et aussi quelque chose de déplacé dans sa façon de la regarder, d’observer son corps sans ciller, c’est un regard cristallin, détaillant tous ses traits. Aujourd’hui j’ai vu un enfant dans la maison, murmure-t-elle. Et ? dit-il après quelques secondes. -Rien. Tu as vu un enfant dans la maison et rien ? Oui. Lorsque l’homme se retourne, elle voit deux puits aqueux avec un léger éclat de perplexité. Une seconde après il éclate de rire. Et elle rit elle aussi. De soulagement. Qu’il soit là. Mais surtout : de n’avoir pas encore parlé.