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En lisant en écrivant : lectures versatiles #47

Le livre de Christine Jeanney est un livre d’art et d’essai. Une lecture de La nuit du chasseur, l’unique film du comédien Charles Laughton, et en même temps le rêve de ce film. L’autrice raconte à plusieurs reprises l’histoire du film, bien consciente que « cette Nuit ne peut pas être résumée. » Elle s’appuie également sur un texte de Marguerite Duras pour en prendre le contre-pied, en faisant remarquer qu’elle « croit raconter une histoire, mais cette histoire n’existe pas. Elle la reprend, comme on reprend un tissu, comme on reprend une composition, et elle fabrique une histoire autre, capable de s’adresser à elle. Une histoire qui la regarde. » Elle convoque également d’autres artistes, parmi lesquels Louise Bourgeois, Ingmar Bergman, François Truffaut. « Lorsqu’on aura fini d’entendre cette histoire (fini de la lire, de la regarder, de l’écouter, de la penser), on se sentira un peu incrédules, parce qu’on ne saura pas réellement ce qui s’est passé, comme au quotidien, certains jours. »

La nuit de Rachel Cooper, Christine Jeanney, Publie.net, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Marguerite Duras

La première fois, j’ai lu son texte dans Les Yeux verts avec tant de passion (cf. Les grands hommes sont aussi de grandes femmes), j’étais si affamée de m’accorder avec elle, de « communier » avec elle on pourrait dire, autour du chant de La Nuit du chasseur, que j’ai complètement raté ce que je lisais. Je l’ai relu ensuite, et c’est la distorsion qui m’a sautée à la figure.
 
Par exemple, pour décrire cet instant fondateur du duo sous le porche, Marguerite Duras écrit : la vieille femme invente de chanter […] La vieille dame reprend sans cesse son propre chant, ce chant elle le lui renvoie dans la nuit et à travers le mal intolérable dont il est le signe, voici que ce chant, il se met à le chanter à son tour. À son tour il le lui renvoie. Mais, c’est l’opposé qui se passe à l’écran. Dans le film, c’est le chasseur qui invente de chanter, et c’est la vieille femme qui, après l’avoir écouté en silence, à son tour lui renvoie le chant, et entonne avec lui leaning leaning, « dans la nuit.
 
C’est quand même incroyable cette histoire. De voir le même film, la même succession d’images, et ne pas voir le même film.
 
Et plus loin, Marguerite Duras écrit encore : Non, les enfants ne trahissent pas la mère en donnant l’argent qu’elle leur a confié pour leur survie. Non, les enfants ne trahissent pas la mère et ils ne donnent pas l’argent qu’elle leur a confié, parce que la mère n’a pas confié l’argent aux enfants. La mère ne sait même pas où est l’argent. La mère n’a aucun avis sur ce qui peut aider à la survie des enfants. Elle trop occupée à se faire pardonner ses pêchés supposés par son Dieu vengeur, trop occupée à se faire trucider par le Mal envoyé sur la terre.
Avant d’être publié, ce texte dans Les Yeux verts a dû être relu par quelqu’un. Là, il y a plusieurs hypothèses. Ce quelqu’un n’a pas vu le film. Ou bien ce quelqu’un a vu le même film que Marguerite Duras, un film libéré de la pellicule. Ou bien ce quelqu’un pense que c’est tout le travail de la littérature d’inverser les ciels sous l’eau, de multiplier les possibles dans des « mondes parallèles et simultanés, et donc de tailler dans la chronologie, comme Pearl (cf. Pearl) découpe ses petits bonhommes de papier, pour tout transformer, tout reconstruire.
 
En y réfléchissant j’ai fait comme Marguerite Duras — ce film possède un charme vraiment très puissant. Elle croit raconter une histoire, mais cette histoire n’existe pas. Elle la reprend, comme on reprend un tissu, comme on reprend une composition, et elle fabrique une histoire autre, capable de s’adresser à elle. Une histoire qui la regarde. J’ai cru lire son texte, mais je ne l’ai pas lu, sinon j’aurais compris le décalage. J’ai imaginé son texte, j’ai accordé son texte à ma vue, pour qu’il colle à ma réalité, pour qu’il s’adresse à moi et me raconte ce que je désirais qu’on me raconte. Quelque chose qui me regarde. Les images ne sont pas les bonnes, les mots ne sont pas exacts, mais nous marchons d’un bon pas et j’aime Marguerite Duras intensément. C’est étrange et ça n’a peut-être aucune importance. Ou bien au contraire c’est important. Peut-être que « c’est là que se loge le grand secret que Billie Chapin n’a jamais confié à personne, qu’au fond on ne partage pas des idées, ou des concepts, mais des êtres vivants. 


Une à la fois

Misogynes, je veux bien, misogynes, Laughton et Grubb, pourquoi pas, mais ils n’étaient pas si bons que ça en misogynie, sinon comment expliquer que les femmes de La Nuit du chasseur ne soient ni maternelles toxiques ni hystériques fourbes ? Je les examine, une à la fois.
 
Rachel Cooper sobre. Pearl confiante. Willa désemparée. Ruby naïve. Madame Spoon efficace.
Rachel Cooper bienveillante. Pearl malmenée. Willa illuminée. Ruby ardente. Madame Spoon efficace.
 
Rachel Cooper lucide. Pearl fragile. Willa inassouvie. Ruby désespérée. Madame Spoon efficace. 

— Plus longuement, Rachel Cooper

Sobre, bienveillante, lucide, elle n’est pas au sens propre une vraie mère, puisque son fils ne veut plus d’elle ; elle répare ceux qui traînent, les récupèrent à coups de badine comme on regroupe les poules dans la cour de la ferme, comme on traque la poussière sur les meubles, elle nettoie, puis elle s’assoit dans un siège à bascule une carabine sur les genoux, elle tient en joue, elle vise, elle tire, c’est une guerrière. »

— Plus longuement, la petite Pearl

Confiante, malmenée, fragile, elle a cinq ans, le bras tiré elle crie, elle pleure, et pourtant elle se précipite dans les bras du chasseur dès qu’il approche, cela arrive, cela arrive que des enfants aiment plus que de raison leur tortionnaire, parce que l’amour les guide et qu’ils doivent s’écarter de toute forme d’isolement, c’est difficile, il faut aller à contresens de milliers d’années de regroupements, chasseurs-cueilleurs, nomades puis sédentaires, où l’enfant ne survit que parce qu’il n’est pas seul. 

— Plus longuement, Willa

Désemparée, illuminée, inassouvie, elle ne peut pas être une femme très fiable, on ne lui dit pas où est l’argent car ça lui monterait à la tête, elle n’est pas une mère très fiable, elle ne défend pas ses enfants aveuglément, n’a pas une parole très fiable, voire pas de parole du tout, car elle parle sous emprise, ses mots ne sont pas ses mots mais ceux du chasseur ventriloque, lorsqu’elle pense comprendre c’est qu’elle ne comprend rien (c’est difficile de penser contre soi, de penser à l’envers de soi, et elle n’a pas d’envers), alors elle croise les bras sur son lit, comme une nonne au repos dans sa cellule, une gisante, elle attend sagement d’être égorgée, une sacrifiée — sous l’eau ses cheveux flottent comme des algues, sa gorge ouverte lui fait une deuxième bouche de noyée, muette, démontrant qu’elle n’avait pas de voix, pas de voix au chapitre, pas de pouvoir ; c’est une victime.

— Plus longuement, Ruby

Naïve, ardente, désespérée, adolescente en manque d’amour, elle est remplie d’illusions jusqu’à en avoir honte, faisant avec ce qu’elle a, faisant avec ce qu’elle est, parfois elle redresse la tête et le menton si fièrement, et parfois elle s’écroule en sanglots, les liens la tirent à hue à dia — ce qui me fait penser à cette autre femme dans l’eau, tirée, soulevée, arrachée, ballottée par un mécanisme de poulies et de cordes pour produire les images terrifiantes du tout début de Jaws (Steven Spielberg, 1975) où rôde une autre sorte de prédateur. 

— Plus longuement, madame Spoon

Efficace, efficace, efficace, épicière aux idées alignées aussi nettement que les boîtes de maïs sur ses étagères, elle préfère ne pas voir, elle choisit de ne pas entendre ; elle a besoin d’un guide, d’une main courante, elle ne peut pas se déplacer sans l’aide de tuteurs stables, aussi elle ne supporte pas qu’ils lâchent ; ainsi, elle ne prend pas les simagrées du prêcheur pour ce qu’elles sont, des simagrées, et lorsqu’enfin la vérité lui apparaît toute nue, elle se tourne vers l’autre tuteur à sa portée, la foule qui veut lyncher ; ni mère toxique ni hystérique fourbe, spoon (cuillère), madame Spoon appartiendrait plutôt à la catégorie outils frustes, et en porte la logique (ça sert à manger de la glace, à être sale et jetée dans l’évier, à être nettoyée, rangée dans un tiroir et puis ça recommence, c’est un outil civilisé si on se tient bien à table, et un outil brutal lorsqu’on l’enfonce dans le crâne de quelqu’un). »

Périmètre

Assurément, ces rôles de femmes, ces personnages de femmes, ne sont pas des rôles de femmes, des personnages de femmes, mais des êtres humains, ça nous change rudement des clichés, séductrices ou princesses.
 
Bien sûr j’exagère. Je vois ce qui démontre ce que je pensais déjà avant démonstration, je sélectionne. Mais la vie c’est sélectionner (d’où l’expression « sélection naturelle »). »

Fausses morts

En 1955 (quand sort La Nuit du chasseur) on peut aller au cinéma pour regarder : Les hommes épousent les brunes, La femme apache, La fiancée du monstre, L’allée sanglante, Ange ou démon, Association criminelle, Au service des hommes, Le Baiser du tueur, Le Monstre vient de la mer, Une Femme diabolique, Le Pacte des tueurs, La police était au rendez-vous, Pour que vivent les hommes.
 
Il y a des disparitions qui s’additionnent de façon inquiétante, écrit-on dans un des synopsis, et c’est vrai. Il y a toutes ces disparitions de choses qu’on ne veut pas voir, ou de choses qu’on est incapable de voir, ça en fait des images perdues, des kilomètres de pellicule perdus, cette accumulation de choses perdues pourrait, par expansion, finir par remplir tout l’espace disponible et devenir ainsi la matière principale de l’univers. On ne peut s’emparer que du visible — c’est là que c’est phénoménal, quand l’invisible vient tordre le visible, quand l’histoire « d’un bébé flottant sur l’eau dans son berceau devient une fable sidérante, puissante, une fable matricielle dont s’empare le chasseur pour chasser, et dont s’empare Rachel Cooper pour le contrer. L’invisible et le visible cohabitent comme les choses perdues cohabitent avec nous, plus ou moins gentiment.
 
Les faux morts — car ils ont l’apparence d’être en vie — mettent du cœur à l’ouvrage à chaque projection de La Nuit du chasseur. Charles Laughton mort en 1962, coopère avec Davis Grubb mort en 1980, et apprécie la musique de Walter Schuman mort en 1958, avant d’écouter les conseils de Paul Gregory mort en 2015, pendant que Lillian Gish morte en 1993, affronte Robert Mitchum mort en 1997, celui-ci montrant des signes d’exaspération devant Shelley Winters morte en 2006, tandis que Billie Chapin mort en 2016, promet à son père Peter Graves mort en 2010, qu’il ne dira rien, jamais, et qu’Evely Varden morte en 1958, serait tout à fait capable de juger vertement Gloria Castillo morte en 1978, pour sa conduite inconvenante si d’aventure les deux personnages venaient à se croiser. Sally Jane Bruce (Pearl) est la seule encore vivante, ici et maintenant, à continuer de chanter Pretty fly — têtue, prête jusqu’au bout à tout supporter, tout endurer. »

La nuit de Rachel Cooper, Christine Jeanney, Publie.net, 2022.

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