Ce recueil poétique retrace l’expérience d’une spectatrice regardant le film de Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, qui raconte le quotidien d’une jeune veuve, mère d’un adolescent, une ménagère enfermée dans la routine d’une vie : « le désarroi des aléas / du / désœuvrement / son désespoir et leur monotonie dans / l’enchainement des jours / sans variété ». Le recueil s’inscrit dans une tension entre la narration poétique de la vie quotidienne de Jeanne Dielman, et les éléments répétitifs, obsessionnels, faits de séquences poétiques brèves. Le temps de faire les choses, le temps de voir les choses se faire. Une forme de métaphysique de l’ordinaire et de l’imperceptible que sa profondeur transforme en expérience du présent absolu.
La gaieté me sidère, Clarisse Michaux, Hourra, 2024.
Un EP de La gaieté me sidère alliant lecture, musique et chant, est disponible sur Spotify ou Apple music. Interprétation-composition de Clarisse Michaux, composition de Charles Michaux.
Extrait du texte à écouter sur Spotify
je ne peux pas
dépenser même un centime
d’euro potentiel
en regardant Jeanne Dielman
je n’ai rien envie
d’acheter, pas même un œuf
puisque cette femme
qui n’est même pas laide
me coupe de tout désir, sinon de sortir
de l’attente
Jeanne a ouvert
la porte au client le client a ouvert
la braguette de son pantalon
Bénédicte et Nicole les cadreuses ont ouvert
le plan sur le couvre-lit de Jeanne Dielman
Jeanne écrasée par le poids du client ouvrait
les yeux grand ouvrait
sa paume pour le rejeter ou le garder distant ouvrait
le moins possible ses jambes
puis le client est venu sur
Jeanne ou dans
Jeanne puis le client
étalé comme un animal triste après
le chant du coq n’a pas tenu ses paupières ouvertes
et là Jeanne s’est levée c’est là
que Jeanne a ouvert
la carotide du client et la veine ouverte a ouvert
une brèche pour que les spectatrices du cinéma
respirent à bouffées plus larges sans que l’on n’ouvre
la bouche – une guerre s’est ouverte à
l’intérieur de moi
je suis un petit
peu soulagée, et
la pression qui
s’exerçait
sur mes côtes se relâche
de quelques centimètres quand
Jeanne Dielman revient dans la cuisine
et je suis soulagée car même si
tout ce que produit le travail est fait pour être absorbé presque
immédiatement
et même si dans le processus vital, cette consommation
régénérant le processus vital est provisoire
et même si la régénérescence qui suit le travail n’est que la
possibilité du travail renouvelé
et même si le travail ne fait que reproduire
et même si ce qu’il reproduit n’est qu’une force de travail usée
et nécessaire à l’entretien du corps et même si
les fatigues et les peines
ne prennent fin qu’à la mort de l’organisme et même si
J.D. vit encore et que l’homme en marcel est mort
qui sait
si les fleurs nouvelles que je rêve
ne trouveront dans ce sol
lavé comme une grève
le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?
aussi la fin
focalisée sur ses mains sales
de sang
ne coïncide plus avec le début
d’un cycle et nous
parlerons de fleurs
et nous parlerons de fleurs et
rien ne pourra
ruiner l’élémentaire bonheur
de ce que nous sommes en vie
Jeanne et moi
j’ai l’intuition que
c’est beau comme un tableau
du Caravage
la moitié de son buste
sans tête répété
sur la brillance de sa table
à manger, J.D. est accoudée
les mains jointes, sa tête
s’appuie dans le vide
les lumières des enseignes
qui font face à l’appartement
balaient son visage pacifique et ses mains
sales de sang, sans insister sur
le carnage
préfèrent à la boucherie
la trêve triste du visage
et
je regarde cette Piéta lente
et
j’attends que l’éternité me passe
et
ô douleur !
et
ô douleur !
et
le temps mange la vie
et
l’obscur ennemi qui nous ronge
et
le cœur du sang que nous perdons croît
et
se fortifie
Si la personne qui parle dans ce texte devait vous écrire une lettre je crois qu’elle dirait ceci.
J’ai été voir un film au cinéma alors que je n’avais pas envie de le voir. Je n’avais pas envie de le voir parce que j’étais persuadée qu’il était bien et même qu’il était parfait. Je savais que ce film était une œuvre d’art et que je serais obligée d’en convenir. Oui c’est une œuvre d’art ce film est parfait. Il est très bien parce qu’il ne s’y passe rien. C’est une idée. Filmer une femme qui pèle des pommes de terre et qui les cuit sans jamais couper la scène c’est une très bonne idée. Il fallait le faire maintenant c’est fait maintenant qu’est-ce qu’on fera d’autre au cinéma on se le demande. Il y a des gens qui se le demandent moi ça ne m’intéresse pas. Qu’est-ce qu’on peut faire encore après ce film ce n’est pas une question que je me pose. C’est une question interne au cinéma qui ne me regarde pas. Ce n’est pas une question que je juge ni que je méprise. C’est plutôt une question qui m’ennuie. Voilà pourquoi je ne voulais pas aller voir ce film. À cause de la question et de l’idée. Je me disais que ce film tenait en une idée et qu’il suffirait de l’énoncer pour y avoir accès. Les gestes banals d’une femme au foyer sont filmés du début jusqu’à la fin sans suspense. Une fois que l’idée est dite ça ne change rien d’aller voir le film ou de ne pas le voir. Je savais aussi qu’elle se prostituait et qu’elle finissait par tuer un de ses clients. Mais je savais que ça aussi ce n’était pas un événement et que c’était comme tout le reste. C’est-à-dire que comme tout le reste c’était soumis à cette idée. Tout sur un même plan la vie filmée toute plate et voilà tout. Puis j’ai quand même été le voir. Par orgueil pour dire je l’ai vu. Soit pour dire je l’ai vu et c’est un grand film. Soit pour dire tout l’inverse et dire par orgueil je l’ai vu mais franchement on en fait un peu trop autour de ce film. Je m’étais préparée mentalement à m’ennuyer mais je me suis rendue compte qu’on n’est jamais préparée face à l’ennui. C’était dur et c’était pénible. Au bout de trois heures vraiment c’était dur. J’ai fait comme je faisais petite quand je m’accrochais au bras de ma mère pour partir et qu’elle continuait à parler avec d’autres personnes et que je n’avais pas de téléphone ni de jouet. J’ai accroché mon œil à des détails le cordon du rideau un défaut dans le papier peint. J’ai trouvé des occupations très circonscrites très localisées. J’ai regardé encore cette femme nettoyer des choses qui n’avaient pas besoin d’être nettoyées. Puis je l’ai vue s’affaler dans son canapé. Et là il s’est passé une chose grandiose. Une chose qui n’a rien à voir avec une idée. Cinq minutes auparavant j’étais excédée j’aurais voulu sortir de la salle de cinéma pour prendre l’air. Mais à ce moment-là c’était terminé j’étais conquise. J’aurais parlé je serais passé pour une illuminée. Je ne sais pas le dire autrement. Cette femme m’a infligé une durée que je ne connaissais pas. Pourquoi étais-je restée ? J’étais restée juste pour voir. En même temps il y avait si peu à voir. En dix minutes on a tout vu. J’étais restée pour voir et j’avais vu une chose qui m’a ensuite forcée à écrire. Pendant des jours je suis restée hantée par Jeanne Dielman. Et il n’est pas un jour qui se passe sans que je ne pense à elle. Jeanne Dielman est un problème de durée. C’est une chose qui dure et qui vous rend malade. Elle vous empoisonne de durée. Au point que la solution du problème devient la durée elle-même. Je devine bien ce que l’on peut penser depuis un point de vue extérieur. Une vie ne change pas à cause d’un film. Mais il y a eu cette autre chose sans rapport en apparence avec Jeanne Dielman et qui m’incline à penser le contraire. Cette autre chose s’est mise en lien avec Jeanne Dielman parce qu’elle a coïncidé avec une même séquence de vie. Peu de temps après avoir vu Jeanne Dielman au cinéma je suis partie en vacances dans le Sud. J’ai logé chez un homme avec lequel j’entretenais une relation platonique. Très vite ce qui devait constituer une bouffée d’oxygène s’est transformé en sensation d’enfermement. J’ai compris que cet homme me désirait dans le corps et que pour une raison qui m’échappait je m’alignerais sur son désir. Tout m’invitait à m’éloigner de cet homme que je n’étais pas certaine de désirer. Tout m’invitait à fuir à partir en courant. Je suis restée en dépit du climat de violence qui s’instituait entre nous et en dépit du danger que je courais peut-être à demeurer dans sa maison. Je ne me suis pas expliqué tout de suite la raison pour laquelle j’ai persévéré dans l’inconfort. Une fois tirée de situation la chose m’est apparue dans une évidence crue. J’étais restée en vertu d’un principe aussi simple qu’insensé. J’étais restée pour voir. De façon confuse c’était la leçon de Jeanne Dielman que je m’appliquais à restituer : rester. Rester même quand on sait ce qui va se passer. Mais cette analogie est délirante et j’en ai conscience. Elle est source de plus d’interrogations que de réponses. Jeanne Dielman ne comporte aucun danger. Tout ce qui nous guette en sa compagnie c’est l’ennui. Avec Jeanne on sait qu’il ne se passera rien car on sait d’avance qu’elle ne fait que peler des pommes de terre. On sait aussi qu’on est au cinéma et qu’on n’y risque pas notre intégrité physique. Chez cet homme c’était l’inverse. Je pressentais de l’aventure et je pressentais de l’action. En un sens narratologique c’est tout l’inverse. C’est même l’opposé de Jeanne Dielman. Les jours passés chez lui se déploient comme une histoire avec un début et un climax. C’est plein de suspense et de rebondissements. Il y a de la tension et suffisamment pour construire un récit. C’est d’ailleurs tout ce qui m’a toujours fait vibrer. C’est ici que Jeanne Dielman a changé ma vie. Jeanne Dielman a mis un point à cette certitude. À la lumière de Jeanne Dielman le temps structuré par l’action a perdu de son relief. Il a cessé de constituer le point culminant de ma curiosité. Le temps structuré par l’action me parait désormais limité à un niveau de sens étriqué : celui de l’événement. La vie de Jeanne est toute autre. Pas une seule action. Que des actes. Laver le carrelage = une unité. Épousseter les bibelots = une unité. Cirer des souliers = une unité. Rabattre le couvre-lit = une unité. Rendre un service sexuel = une unité. Nouer une écharpe = une unité. Tuer le danger = une unité. Jeanne Dielman ouvrait donc le champ pour un autre cinéma. Un cinéma par-delà l’événement ou par-delà le danger. De cette manière elle posait une question qui ne devait plus concerner le cinéma seul : elle assassinait mon obsession pour l’aventure autant qu’elle effritait le crédit dont mon imaginaire avait doté plus avantageusement les hommes que les femmes. En plantant une paire de ciseaux dans la jugulaire de ceux qui prétendent générer du suspense elle me rendait plus que jamais disponible à celles à qui l’action se refuse mais dont la vie est faite d’actes.