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En lisant en écrivant : lectures versatiles #40

Laura, jeune mannequin, cherche un logement, éventuellement un travail dans une ville bretonne. Sur les conseils de son père Max, ancien boxeur devenu chauffeur du maire, elle sollicite un entretien avec ce dernier, qui va bientôt devenir ministre. Comme dans son précédent roman Article 353 du code pénal, Tanguy Viel met en scène des rapports de force, d’abus de pouvoir, de domination masculine, des relations d’emprise sociale et sexuelle. Ces mécanismes pervers sont explorés avec beaucoup de finesse, tout comme la complexité de l’ambivalente notion de consentement. Si l’intrigue policière du roman prend au départ la forme d’une déposition, c’est dans ce rapport de forces que l’histoire se développe et explore la dimension psychologique, de ces tensions, de cette domination sociale.

La fille qu’on appelle, de Tanguy Viel, Éditions de Minuit, 2021.

Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Et vous n’avez pas eu l’idée de porter plainte à ce moment-là ? a demandé le policier.
L’idée ? L’idée, oui, peut-être, mais alors elle a dû être aussi furtive qu’une comète dans la nuit, parce que je ne m’en souviens pas. Ce jour-là, si je peux dire, j’ai plutôt porté plainte contre moi-même.
Et en un sens c’est ce qu’elle a fait, Laura, une heure plus tard allongée sur la plage, les yeux dont elle ne savait plus si elle devait les fermer ou bien au contraire les laisser se remplir de vent humide, la mer basse qui doucement remontait pour la border bientôt, avec cette chose si étrange qui semblait lui tenir compagnie, si intime et si indésirable, cette honte peut-être qui n’en finissait pas de bruire en elle, de sorte que ni les roches ni l’eau calme n’auraient pu suffire pour qu’enfin le murmure se taise entre ses tempes, se taise et puis se dépose là, comme une arme abandonnée au pied des remparts, recouverte assez par les algues et les lichens, ou bien qu’une brise l’emporte sur la surface de l’eau mais non, cela n’a pas eu lieu. Elle n’a rien vu des promeneurs sur le sable ni des roches découvertes, à peine les chiens qui couraient au bord de l’eau ni les glaneurs de coquillages le dos penché vers le sol, non, elle n’a rien vu de la vie paisible qui sait se poursuivre à côté du malheur, ou non pas le malheur mais l’hébétude, espérant qu’en fumant et fumant encore elle ferait passer l’odeur trop salée ou trop âcre de sa sueur – elle, sous le soleil voilé d’une fin d’après-midi, quelquefois il fallait qu’elle se relève pour sentir le vent encore frais et puis quoi ? Regarder l’horizon pour se souvenir qu’il y en avait un, quand il lui semblait qu’aucune clarté ne suffisait à l’élargir – oui, c’est ce que ça lui a fait après, dès qu’elle est sortie en fait, a descendu les escaliers en courant pour chercher l’air du dehors, et se mettant à marcher, marcher beaucoup dans la ville et puis sur les rochers et puis elle s’est posée là, sur la grande plage, comme une baleine échouée que l’eau bientôt recouvrirait, et alors espérant qu’elle puisse un jour reprendre le large, que les flots bientôt porteraient son âme sonore et qu’à nouveau elle courrait parmi les mers du globe. Mais pour l’heure il lui semblait seulement que du fond de l’océan toutes les déesses de la mer se dessinant sur l’écume chuchotante avaient décidé de lui parler, ou non pas lui parler mais pérorer comme elles savent si bien faire en commentant l’action. Et c’était comme un coryphée antique posé au coin du soir, une assemblée tenue par cinquante naïades qui psalmodiaient autour d’elle : Oh qu’as-tu fait, Laura ? Qu’as-tu fait ?
Elle, tout ce qu’elle avait envie de leur dire, en les écoutant chanter sur le bord de l’écume, c’était qu’elles arrivaient trop tard, qu’avec les dieux c’est toujours la même chose, ils débarquent après la bataille et on dirait que leur joie consiste à alimenter les regrets comme on souffle sur des braises. Et elle les entendait presque rire, la regardant de cet air espiègle que seuls les êtres imaginaires peuvent conserver dans l’air acide, répétant comme une chorale d’enfants : Oh qu’as-tu fait, Laura, qu’as-tu fait ?
Il a bien fallu qu’elle quitte la plage à la nuit tombante. Il a bien fallu qu’elle remonte là, dans cette chambre dont elle avait ouvert le Velux pour que l’air, l’odeur et le sens de ses actes, tout s’y renouvelle. Il a bien fallu qu’elle se lave, longtemps, sous l’eau très chaude. Il a bien fallu encore qu’elle sorte de son sac la boîte d’anxiolytiques qu’elle emportait partout, du genre que dans la mode elle avait appris à consommer sans modération. Et presque ça a marché, l’eau, les médicaments, le sommeil. Elle s’est réveillée le lendemain et tout paraissait loin. Elle s’est même dit que voilà, c’était fait, c’était fini, ils étaient quittes.
Oui, voilà ce que j’ai pensé, a-t-elle repris devant les policiers, que maintenant c’était fini, maintenant j’étais chez moi et c’était fini – je vous jure que j’ai cru ça.
C’est-à-dire ? Vous avez cru ça ?
Il y a certaines choses, elle a continué, je ne suis pas sûre que vous puissiez les comprendre.
Ah non ? ils ont fait.
Et dans le silence qu’elle laissait s’installer, elle réfléchissait à comment leur expliquer, comment leur dire que la seconde marche, elle a repris, la seconde marche, elle est bien plus haute que la première.
Et de fait, c’est vrai, ils n’ont pas eu l’air de comprendre, pas plus que si on leur avait mis sous les yeux une équation mathématique réduite à son expression la plus abstraite – eux, collégiens de bonne volonté mais dont le tour d’esprit n’aurait pas été formé à ce genre de métaphores pour qu’apparaisse autre chose qu’une image pour ainsi dire littérale d’escalier et de marches inégales.
Que le plus dur, elle a repris, ou bien le pire, ou bien le plus absurde, ce n’est pas de passer de zéro à un mais bien de un à deux, je veux dire, vous comprenez, passer de la première à la deuxième fois.
Vous voulez dire qu’il y a eu une deuxième fois ?
Le lendemain. À la même heure. On est venu me chercher au bar, on m’a dit : Il t’attend.
Qui ça « on » ?
Je ne sais pas. Quelqu’un.
Et vous y êtes allée ?
Oui.
Alors le policier qui continuait de taper le récit sur son ordinateur, comme si cette fois il ne pouvait pas continuer d’enregistrer une plainte qu’il jugeait de plus en plus irrecevable, il s’est arrêté et il a dit :
Je ne comprends pas. Vous pouviez très bien dire non à ce moment-là.
Peut-être, elle a dit. Je ne sais pas. Et presque énervée ou bien continuant de réfléchir à voix haute, elle a poursuivi : Vous savez pourquoi la deuxième fois est pire que la première ? Eh bien parce que dans cette fois-là, dans cette deuxième fois, il y a toutes les suivantes.
Et l’autre flic plus calme, qui avait peur de casser quelque chose dans la mécanique désormais huilée de son récit, il a dit sur un ton plus doux : Oui, bien sûr, je comprends.
Non, je ne pense pas, elle lui a dit, que vous compreniez vraiment, non, je ne le pense pas, parce que tout simplement ce n’est pas possible, pas du tout possible parce qu’alors, tout simplement, vous en sauriez plus que moi, et ça, eh bien, ça n’a aucun sens. Et sur la dernière syllabe elle avait posé ses coudes sur le bureau, comme un point d’exclamation qu’elle aurait voulu mettre à la fin de sa phrase, du genre qu’aucune langue n’était vraiment capable de traduire.
Peut-être c’est votre métier de rassembler les faits, elle a repris, et même de les faire tenir ensemble comme un château de cartes, mais moi je vous dis qu’il suffit que je m’en approche, il suffit que je respire à peine et déjà votre château, je le fais s’effondrer. Et vous savez pourquoi ? Parce que c’est mon château, avec mes cartes. »

La fille qu’on appelle, de Tanguy Viel, Éditions de Minuit, 2021.

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