Sarah, Litzy, Eva, Luis, Angie, viennent de tous les continents, ils ont en commun d’avoir voulu un jour quitter leur pays pour fuir l’extrême pauvreté, la menace et la pression des gangs ou la privation de liberté, en abandonnant leur famille pour une vie meilleure. Tous ont le cœur lourd de souvenirs et d’injustices, ils croient en leur avenir et en leur chance de s’en sortir, comme les autres. On suit le destin de ces exilés, ces clandestins, ces familles séparées par des frontières, dont les vies minuscules nous sont racontées par leurs proches. Chacun relate son parcours à la recherche de « cet eldorado qui engloutit leurs enfants ». Tout en relatant le sort et la détresse des migrants, Guillaume Poix questionne habilement les notions de filiation et de transmission, dans un roman choral maîtrisé à la façon d’un chant poétique.
Là d’où je viens a disparu, Guillaume Poix, Verticales, 2020.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« PASCAL
Lyon, France
C’est la nuit, Hélène est allée se coucher, elle veut pas attendre le feu d’artifice. On le voit depuis le jardin. Moi j’ai toujours aimé les feux d’artifice. Je sais pas ce que fait Jérémy, ce soir. On rem pas le pister, non plus. Ça fait bizarre parce cita : pendant vingt ans on sait quasiment heure par heure où est son môme, je veux dire où est concrètement son corps, avec qui il est, on connaît son emploi du temps parce qu’il est affiché sur le frigo, on le trimballe au judo, au foot, au théâtre, on calque ses congés sur les vacances scolaires, on passe tout son temps avec lui et du jour au lendemain, il se fait la malle, on reçoit un vague texto toutes les deux semaines et on se surprend à marcher en ville et à se dire peut-être que je vais le croiser. Peut-être que je vais croiser mon fils dans la rue — à l’improviste.
Peut-être que je vais pas courir assez vite pour le choper à ce croisement avant qu’il bifurque et disparaisse. Peut-être que je vais aller dans un magasin dix minutes après lui, le vendeur aura eu coup sur coup le fils et le père mais personne en saura rien. Peut-être que je vais l’éclabousser avec mon Duster un soir qu’on rentrera du Pathé et qu’il m’insultera, il dira enfoiré d’automobiliste, il le criera, et moi j’entendrai pas. Peut-être qu’on sera dans la même salle pour voir le même film mais comme y aura je sais pas combien de clampins, on se croisera pas. Peut-être qu’on s’achètera le même set de trois boxers chez Celio mais qu’on aura aucune chance de savoir, quand on se verra pour un déjeuner un dimanche, qu’on porte les mêmes sous-vêtements, que nos organes sont si je puis dire moulés dans le même coton, issu du même rouleau de tissu au départ, coupé par les mêmes machines, emballé par les mêmes mains. Peut-être qu’on aura le même urologue, un jour qu’il paniquera à cause des accidents répétés qu’il s’explique pas ou qu’il se demandera pourquoi je suis pas circoncis alors que papa l’est et qu’il envisagera l’opération pour plus de confort parce que j’en sais rien ça lui convient pas d’être comme il est, ou qu’il aura des fuites prématurées et que moi, en plus de tout ça, je ferai mon dosage de PSA. Peut-être qu’on lira le même magazine dans la salle d’attente. Peut-être qu’on sera trop stressés pour lire un magazine. Peut-être qu’on sera juste sur nos téléphones parce qu’on lit de toute façon plus les magazines des salles d’attente qui datent de Mathusalem. Peut-être que je ressentirai rien s’il lui arrive un truc. Peut-être que s’il se fait renverser par un scooter, qu’il glisse sous un camion, qu’il est au mauvais endroit au mauvais moment, je le sentirai pas dans mon cœur ou dans mon ventre, que j’aurai aucune intuition, que ça me viendra pas à l’esprit, que je serai en train de faire un truc naze type tondre la pelouse, récurer les chiottes, repeindre un volet, boire un café au PMU, faire visiter un deux-pièces miteux près de la gare, pisser sur une aire d’autoroute, sortir une poubelle ou me branler, peut-être que je recevrai aucun signe, que je me ferai laminer par un coup de fil des flics, de l’hosto, d’Hélène, peut-être que j’en saurai rien si son cœur s’arrête alors que c’est en partie moi qui ai fait qu’il a commencé à battre. Peut-être que j’en saurai rien quand il sera déjà froid depuis quelques heures et que de mon côté je me rendrai mémo pas compte que je suis vivant.
J’équeute des haricots verts du Kenya en écoutant Rire & Chansons. Les canulars de Lafesse c’est ce que je préfère. Celui-là je le connais, c’est une rediffusion : il fait croire à une mamie qu’il fait griller des saucisses sur son antenne télé. Je me bidonne, j’y peux rien, la voix de la mamie complètement paniquée, ça me traverse. Après, ils passent la nouveauté d’une Biyoncé, ça hurle et ça gémit. Jamais entendu parler de cette saucisse-là.
Je réussis bien la cuisson des haricots verts. C’est un truc que j’aime faire. On s’est toujours bien réparti les corvées avec Hélène. Les légumes, ça repose. Tu épluches, tu écosses, tu coupes, tu éminces, tu laves, tu fais bouillir, est cadré. Quand Jérémy a eu deux ans, j’ai dit c’est bon, il va s’occuper des légumes avec moi, c’est notre boulot. Il parlait il peine, il était sur mes genoux, il grattait ma barbe avec sa main comme s’il passait sa pogne sur du velours, ou alors il me tripotait le lobe de l’oreille. Je lui ai montré comment préparer à peu près tous légumes. sur mes genoux, et puis à côté de moi, et au bout d’un temps, l’adolescence je pense, en face l’un de l’autre. Pourquoi on finit par se caler en face de ses vioques ? Moi j’aimais bien le temps où on était à côté, il se lovait contre mes côtes, je pouvais poser ma paluche sur son crâne, triturer ses cheveux, attraper son épaule et me raccrocher à lui. Quand on se regardait, c’était avec les mirettes écarquillées, j’avais des crampes aux sourcils tellement je les haussais pour lui expliquer, pour entrer dans son jeu, pour faire le loup, le renard ou le clown. Après, quand il s’est assis en face, on était absorbés par la chose à faire, on était gênés à l’idée que nos bigles allaient se rencontrer, ou alors, si on se zieutait, C’était pour se défier, parce qu’il y avait un lézard, un désaccord, un truc à négocier, une peine cachée quelque part, on en avait gros sur le marron, on profitait d’un temps que l’autre était absorbé pour l’observer en loucedé. dès qu’il levait les yeux, on déviait, chacun retournait à son truc. Je me dis en fait que quand il était gosse, on se regardait et quand il est devenu adulte, on s’est mis à se voir. C’est peut-être là que ça a merdé. Peut-être qu’il aime pas ce qu’il voit, Jérémy. Peut-être que j’aime plus ce que je vois moi non plus.
J’entends les pétards, je sors pour les fusées, c’est pas génial cette année, ils se sont pas foulés. Quand je reviens la radio crache un Balavoine et puis il interrompent le flux des chansons qu’ils sont censés passer sans causer pour justement causer.
Ils parlent d’un attentat.
Ils disent carnage et camion.
Ils continuent de parier mais pour moi c’est terminé.
J’entends plus rien parc c qu’ils arrêtent pas de dire Nice
— alors je vrille.
Peut-être que Jérémy a posé un jour sans solde pour faire le pont du 14 Juillet. Peut-être qu’il a pris la Citroën d’occase que je lui ai dégotée il y a trois ans après sa conduite accompagnée. Peut-être qu’il a roulé jusqu’à la mer pour voir ses potes, Ludo et Romain, qui bossent à Sophia Antipolis. Peut-être qu’il l’a évoqué, ce projet, un jour que j’écoutais à moitié parce qu’il était onze heures et qu’il était encore en pyjama. Peut-être que j’aime pas ces deux mecs, Romain Levasseur et Romain Amblard. Peut-être que je les déteste même, parce que j’ai toujours trouvé qu’ils pétaient plus haut que leur cul avec le duplex de leurs parents sur la presqu’île. Peut-être qu’ils sont tous les trois dans un bar de Nice pour faire la fête. Peut-être qu’ils ont décidé d’aller voir le feu d’artifice sur la Promenade des Anglais. Et peut-être que pendant que j’équeute des haricots verts du Kenya pour le déjeuner de demain, concept qui n’aura possiblement plus aucun sens dans quelques minutes, pendant que je pense, je sais pas trop pourquoi, que je penserai peut-être pas à lui au moment où il lui arrivera un truc, il lui en arrive un, de truc. Et je peux absolument rien y faire. »
Là d’où je viens a disparu, Guillaume Poix, Verticales, 2020.
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