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En lisant en écrivant : lectures versatiles #78

La chambre à brouillard est un dispositif utilisé en physique pour visualiser les trajectoires des particules élémentaires. Elle fait apparaître des phénomènes dont l’existence ne saurait être prouvée autrement. Le roman d’Éric Chevillard mélange à loisir les fils d’un récit qui met en scène un personnage, universitaire ou écrivaillon, en quête de son sujet. « Un livre commence, je dois en connaître la fin, même un méchant petit roman. Je suis happé par tous les suspenses, et tout en ce monde est suspendu. » On retrouve dans ce récit d’Éric Chevillard la forme prosodique disparate de ses courts textes, qui fait le charme de son journal poétique de bord, l’autofictif. Un texte jubilatoire et nébuleux, qui oscille du roman noir au burlesque.

La chambre à brouillard, Éric Chevillard, Les éditions de Minuit, 2023.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




« Il est temps.
Nous allons aujourd’hui commencer les exercices.
Je dois évaluer les aptitudes de mon élève, savoir si je peux m’appuyer sur quelques acquis, à défaut sur quelques dons naturels, ou si, comme je le redoute, nous partons de zéro.
Zéro disposition.
Zéro compétence.
Et que tout reste à faire.
Je compte au moins sur les réflexes élémentaires.
Rétractation.
Dilatation.
Cela suffira sans doute si je parviens à articuler ma leçon à ce double mouvement.
La menace et la récompense agiront comme déclencheurs.
Il importe que je m’impose rapidement et de façon incontestable comme le maître.
C’est d’abord cette figure altière qu’il me faut incarner pour mon élève.
Une figure qui lui inspire crainte, respect, admiration, amour aussi, et aversion bien sûr, car le bon éducateur doit savoir, quand il le faut et donc également quand il ne le faut pas, s’ériger en contre-exemple, en parfait repoussoir et, quoiqu’il lui en coûte, une fois par jour, fouetter son fils.
Le dégoût et l’effroi obtiennent ce qui se refuse à la flatterie et à la caresse.
Je m’inflige là une grande violence.
Mon cœur est tendre, je répugne par nature à toute forme de coercition.
Je vais donc fouler aux pieds mes principes les plus sacrés en même temps que cet innocent et que cela soit pour la bonne cause n’amoindrit qu’à peine mon remords si cela, en effet, gâche un peu mon plaisir.
Avec quatre de mes vieilles ceintures – c’est donc pour cela que je les conservais, tout s’éclaire ! et baigne même dans une lumière de paradis –, celles-ci reliées par une cordelette passée dans leurs boucles, je me suis confectionné un martinet qui claque bien.

Clac ! (la preuve)

Je constate déjà quelques transformations, certainement dues à ses nouvelles conditions d’existence.
Vont-elles dans le bon sens ? Il est trop tôt pour le dire.
Il reprend des couleurs, incontestablement.
Le mauve, le vert pâle.
Il est aussi moins agité.
J’ai remarqué des traces grasses sur le drap que j’ai étalé au sol.
Du suint ?
Du suif ?
Je ne sais pas.
Aurait-il pris du volume ? C’est l’impression que j’ai, mais il faudra que je le mesure et le pèse plus précisément.
Et pour cela parvenir d’abord à le percevoir plus nettement dans cette pénombre.
Sans doute vais-je devoir fabriquer moi-même les instruments idoines, car je ne possède rien qui fasse l’affaire dans mon outillage.
(Ni dans mon arsenal.)

Et je ne vois pas très bien auprès de quel commerçant me fournir.
Moi qui me croyais équipé pour traiter ou affronter tous les cas de figure ! Je n’aurai pourtant besoin ni de mon oscilloscope ni de mon trébuchet.
C’est un détecteur de particules qu’il me faudrait.
Une chambre à brouillard.
Celle de Wilson ou celle de Langsdorf peut-être me permettraient d’observer ce muon tout à loisir.
À moins que la chambre à bulles de Glaser ne soit mieux indiquée en l’occurrence.
J’hésite.
Ou encore la chambre à étincelles, qui semble promettre une fulgurante élucidation.
C’est le même embarras du choix que dans les grandes surfaces du meuble et de la literie.
Je vais réfléchir.
En parler à ma femme.
Je repasserai.

Commencer par faire place nette sur l’établi.
Mais je garde l’étau.
Il se peut que j’aie à immobiliser le sujet à un moment et à un autre.
Penser aussi à fixer des fers au mur, à acheter une chaîne.
Je n’ai pas eu le temps de me préparer.
J’improvise, ce n’est pas dans mes habitudes mais peut-être n’y a-t-il pas en effet de meilleure méthode dans un cas pareil.
Ce cas à nul autre pareil.
Ne pas user de protocoles, ne pas appliquer de procédures contraignantes, le laisser plutôt venir.
Adapter la leçon au fur et à mesure, en fonction de ses réactions.
Modifier le traitement en cours s’il ne produit pas les effets escomptés.
Sachant que je m’attends à tout.

J’énonce pour moi seul quelques règles encore.
Mettre pour l’heure de côté mes autres travaux.
Cela freinera bien sûr sérieusement l’avancée de la recherche dans ces domaines, mais je dois me concentrer absolument sur mon étude.
De même, renoncer à toute vie sociale, hormis les strictes obligations que je bornerai aux obsèques de mes proches et autres ennemis et aux cérémonies d’hommages (célébrations, remises de prix, décorations ou diplômes de docteur honoris causa qui viendraient récompenser mes travaux) auxquelles hélas il est impossible de se soustraire sans vexer la terre entière.
Je sors peu, de toute façon.
Nine me le reproche assez.
Je danse plus souvent avec l’ours qu’avec toi, je dîne plus souvent avec le yéti, se plaint-elle.
Elle avait aimé en moi l’homme de science, pourtant, le chercheur audacieux.
Elle savait qu’une vie austère était la condition de mes succès.
Mais notre trait le plus saillant, celui qui séduit d’abord, devient vite la corne qui blesse, la trompe ridicule, une insupportable difformité qui oblige en effet votre infortunée compagne à des contorsions permanentes, à raser les murs, à disparaître quelquefois sous peine d’être constamment meurtrie, comme la pêche qui partage un panier avec le coing.
Des puissants moteurs de mes bulldozers et de mes grues, machines à remuer le ciel et la terre dans mes chantiers secrets, Nine ne perçoit plus que les ronflements qui l’empêchent de dormir.
Puis mon indisponibilité chronique la blesse.
Ton visage est tourné vers l’intérieur, me dit-elle avec amertume.
Hélas, Nine, tu vas me voir moins souvent encore pendant quelque temps et je serai alors si préoccupé, si ombrageux, que tu te demanderas si je suis bien là avec toi.
Ou si j’ai découpé ma silhouette dans du carton pour te donner l’illusion de ma présence tandis que j’œuvre encore à la cave, insoucieux de l’heure, de la faim, mélangeant le jour et la nuit dans l’ampoule trouble comme une fiole de sorcière qui pend au plafond, pardon, Nine.
Pardon, mais je te promets qu’à la fin tu seras fière.
Tu seras fière de toi, fière d’avoir recueilli le monstre, de lui avoir fait une place sur cette terre.

Puis encore m’astreindre à une rigoureuse discipline horaire afin de tenir mon sujet sous la coupe de l’habitude et, pour lui comme pour moi, atténuer la brutalité des séances en les inscrivant dans une rassurante routine.
Cette mise en condition est à mon avis la clé du succès.
Il s’agit de rendre banale autant que faire se peut l’extraordinaire aventure que nous allons vivre.
Pas d’hystérie. Pas de psychodrame surtout.
Nous avons besoin de sérénité, quitte à simuler celle-ci ; cette feinte est d’ailleurs la sérénité même.
Le sage met la tension en boule et laisse celle-ci tourner dans son ventre afin que la préoccupation et le souci n’y trouvent pas de prise où se brancher.
Aux nerfs non plus, il ne doit rien demander.
Faire de leur pelote un cocon.
Mes gestes seront rares et mesurés, sans brusquerie.
Ma parole sera brève.
Qu’est-ce qu’un ordre qui ne fuse ?
Même les expressions de mon visage, je m’efforcerai de ne point les exagérer.
Peu de sourires.
De grimaces à peine plus.
Battre les paupières juste ce qu’il faut pour contenir les larmes inévitables de l’œil qui reste toujours ouvert.
Froncer les sourcils, jamais.

Notes
– Garder mes distances tant que je pourrai redouter un péril, tant que je n’en aurai pas précisé la nature, tant que je n’aurai pas mis au point la parade et la riposte.
– Sans oublier la punition.
– Ne jamais tourner le dos, à l’instar de cet autre savant de mon espèce, August Ferdinand Möbius.
– Isoler le sujet – qu’il n’ait de perspective d’aucune sorte en dehors de celles que je lui offrirai ; constituer son unique ressource.
– Cerner ses besoins, afin de pouvoir l’exposer à de pertinentes privations.
– Régulièrement évaluer sa résistance au traitement (du bout du pied, chaque jour, retourner le corps).
– Le soumettre à l’épreuve du feu, de l’eau.
– Déterminer au plus vite s’il mange ou non ses excréments.
– Faire la part des organes vitaux et superflus.
– Les parties amputées repoussent-elles ?
– La queue ?
– La tête ?
– Tester sa plasticité (comment ? trouver l’outil).
– Quelle est la température favorable à son épanouissement ?
– Celle où il gèle ?
– Celle où il entre en ébullition ?
– (Souffler le chaud et le froid.)
– Sa valeur marchande est-elle estimable ?
– Quelle fourchette de prix ?
– Quel marché ?
– Dois-je me poser en modèle infaillible, en maître intraitable, ou céder sur certains points, faire quelques pas en sa direction ?
– Jusqu’où me compromettre avec lui ?
– Ne pas négliger non plus mes intérêts dans cette affaire.
– Ne pas bouder mon plaisir.

Et d’ailleurs, je me demande si je ne vais pas commencer par opérer quelques prélèvements.
Des humeurs, des fibres, des cellules, des tissus.
Aux fins d’analyse.
J’ai les pincettes, les ciseaux, les scalpels, les seringues, les grattoirs, les canules, les drains.
Tout le nécessaire.
La gouge, l’herminette, la dégauchisseuse, le tranchoir.
J’ai le coupe-papier, le cutter, le massicot.
Je pourrais m’en tenir aussi à une approche strictement psychologique.
Je crains de le brusquer, qu’il se referme si je fais étinceler mes lames.
Mais pousser le sujet dans les retranchements de sa psyché est une autre violence, plus intrusive encore, et qui peut aussi léser, du moins ulcérer, certains organes sensibles.
J’ai pensé également installer au sous-sol une caméra de vidéosurveillance et observer sur un écran depuis mon salon les agissements, évolutions et involutions de mon sujet. Cette idée présente des avantages. Je poserais le moniteur sur le buffet.
Nous aurions désormais cette distraction.
Les soirées sont d’autant plus longues qu’elles sont précédées de tout un après-midi.
Nine s’intéresserait peut-être à ce film au suspense haletant, aux rebondissements permanents.
Ce serait une façon de la concerner, de l’impliquer pour une fois dans l’entreprise.
Elle me regarderait exécuter mes passes en les saluant d’un mouvement d’éventail et d’un olé ! admiratif. »

La chambre à brouillard, Éric Chevillard, Les éditions de Minuit, 2023.

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