Ce récit retrace l’histoire de Nelly Cavallero, « prof de philo », inculpée d’« incitation de mineurs à la débauche » et radiée de l’éducation nationale en 1976, au lycée de Digne-les-Bains où enseigne aujourd’hui Nathalie Quintane. Il ne s’agit pas réellement d’une enquête, mais d’une succession de conversations, de réflexions, d’interrogations et d’informations glanées au fil de lectures, de rencontres, de discussions avec des amis et des témoins. « Ce travail n’est pas la reprise d’un scandale ni même celle d’un fait divers mais une mise à jour pour aujourd’hui. » Ce récit débridé revient sur l’actualité des luttes d’un temps où la révolution était proche, il esquisse le portrait de l’école des années 1970 et questionne en creux notre société et ses dérives. À Cheval entre les deux époques. « Ce livre tâche de mettre le passé au présent, et bien plus s’il est de littérature, le présent au présent. »
La Cavalière, de Nathalie Quintane, P.O.L., 2021.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« Un jour, en 2014 ou 2015, dans une brocante à Saint-Étienne, je vois Stephen
avancer vers moi triomphant à la main un bouquin : Éléments pour une analyse du fascisme/2, séminaire de Marie-A. Macciocchi Paris VIII - Vincennes 1974-1975, 10/18. Je lui dis : Ah super, merci beaucoup !
– Non mais c’est pas ça ! Regarde, à l’intérieur !
Sur la page de garde, à l’encre, une quinzaine de lignes manuscrites :
D. Un prof de φ du lycée de D., Mme Nelly Cavallero, a été inculpée d’« incitation de mineurs à la débauche » par un juge d’instruction du tribunal de cette ville. Mme Cavallero prêtait un domicile à un homosexuel notoire qui y recevait des jeunes gens. Celui-ci, X., inculpé pour « attentat à la pudeur sur mineur de moins de quinze ans », fait l’objet d’un mandat d’arrêt. [Midi Libre - mercredi 3 mars 1976].
Allons bon. J’allais devoir redevenir surréaliste ou quoi ?
Cette coïncidence, ou hasard objectif, je n’en fis pas grand cas. J’en revins à : peut-être – et puis non.
Mais en avril 2017, alors que je participais à un festival de littérature à Grenoble et que j’attendais le client potentiel derrière un stand, je vois arriver une dame, la soixantaine, vive, qui, à un moment de la conversation, me dit quelque chose comme : D., pour moi, c’est l’affaire Cavallero !
Si cette affaire, elle s’en souvenait encore quarante ans après, ce n’était pas seulement parce que je suis de D. et que de D. à Grenoble il y a trois heures de route, de part et d’autre du col de Lus, et ce n’était pas non plus parce que je suis prof, que Nelly était prof, et que Françoise, la dame de Grenoble, était prof : c’était parce qu’elle, Françoise, avait été radiée de l’Éducation nationale cinq ans avant Nelly, en 1971. M’a retenu : une radiée… deux radiées… Combien de radié·e·s exactement entre 1969 et 1976 ?
D’expérience, et comme on répète sans comprendre, je me disais, depuis mon entrée dans l’institution, en 86 : l’Éducation nationale, pour se faire virer, il faut tabasser toute une classe et encore, il faut que ça se sache. Et comme j’exerçais dans ce type fréquent de lieux (de villes, de campagnes) dont l’équilibre fragile tient essentiellement sur le fait que rien ne se sait (rien d’important, s’entend), pouvait se déduire que personne d’autre qu’une femme étrange à la vie intégralement dédiée à la recherche et à l’expression publique de la vérité n’avait eu là vocation à être radiée de l’Éducation nationale, spécialement entre 1969 et 1976.
J’ai été frappée, il y a trois ans, par le regard angoissé de ma mère quand elle a compris que j’allais aux Nuits debout [1] :
– Toi, prof, dans une petite ville, dois rester discrète : tu peux perdre ton travail.
Cette angoisse lui vient directement non du fond des âges mais des années 1950 ; de l’après-guerre, dans une ville à peine un peu plus grande que celle où j’habite (et où vécut Nelly, de septembre 1974 à juin 1976) : les rideaux des voisins soulevés en douce au passage des filles ; le scandale et la honte ineffaçables quand on commet une faute, la faute sexuelle plus que toute autre, qui rejaillit sur toute la famille ; la hantise de la débauche chez les cathos comme chez les communistes ; l’interdiction de l’avortement et de la contraception chez les deux ; les garçons tapés et les filles bouclées ; le danger qu’on court à faire de la politique, à se syndiquer ; on est mal vu ; on peut perdre son travail ; le chômage, c’est la pauvreté – et la pauvreté, merci, on sait ce que c’est : nettoyer méticuleusement les os après que les enfants ont mangé la viande ; parcourir chaque matin six kilomètres pour ramener du lait ; l’œuf précieux que donne la poule. On raconte qu’une ordonnance a mis fin en août 1944 au régime de Vichy, que d’ailleurs la République n’a jamais cessé d’exister en droit. Moi, je n’ai pas ce sentiment. Je n’ai pas senti ni compris (c’est ici la même chose) que ce qui faisait ce régime s’est brutalement arrêté comme c’était venu, par décret. Les limites vécues ne sont pas celles du droit. Quand on préfère ne pas « faire de la politique », ne pas se syndiquer, par crainte de
perdre son boulot ou d’être « ennuyé », c’est qu’on ne vit pas en démocratie – cela seul compte. Mais ça ne signifie pas pour autant que parce qu’on est syndiqué ou qu’on fait de la politique, soi, on vive en démocratie. Tant que quelqu’un aura raison de craindre l’expression publique de certaines idées (idées aussi simples que : il y a des pauvres ; je sais où est l’argent), nous ne serons pas en démocratie – ou une « démocratie » comme
celle que Rimbaud place entre guillemets en 1872, à tambours, trompettes et terreur coloniale. Je nuance : pendant cinquante ans, de 1968 à 2018, ma famille a peut-être eu tort de penser qu’il valait mieux ne pas. Aujourd’hui, je ne peux que m’incliner : dire publiquement certaines choses vous coûte un œil, une main, un emploi. L’arbitraire bizarre de la bureaucratie vous ôte de quoi vivre, de quoi vous loger (vous ne pouvez plus payer, alors vous vivez dans votre voiture ; mais on vous prend à vivre dans votre voiture, alors vous allez dans la rue ; mais on vous prend à vivre dans la rue, etc.). Alors on va récupérer les restes sur les marchés.
Pourtant les choses ne sont pas si claires, si nettes. Qu’entre 1968 et 2018 (ou 2016) on ait eu globalement tort (laissons les détails) de penser vivre ailleurs qu’en démocratie, l’affaire Cavallero et son contexte le contrarient.
Ce texte aurait pu être écrit d’une contrariété. Une contrariété située, historique, dans un moment faible de l’Histoire (les institutions craignent et quand elles craignent, elles tapent). C’est comme si, juste après Mai, deux convictions strictement opposées, dos à dos, avaient sauté pieds joints dans la place : d’un côté, ceux de Mai, persuadés que, la guerre civile et la révolution étant pour demain, il fallait y aller à fond ; de l’autre, la contre-insurrection harnachée de néolibéralisme, persuadée que c’était le moment de remettre de l’ordre en y allant à fond, sans états d’âme, par tous les moyens, etc.
Ce qui m’a surprise, quand j’ai commencé à réellement m’intéresser aux histoires et affaires de Françoise (de Grenoble) et de Nelly, il y a un peu plus d’un an, à l’automne 2018, c’est leur manière d’y aller la fleur au fusil, hop là, à peine entrées dans l’institution, les voilà qui défouraillent tranquilles – avortement, contraception, discussions libres avec les élèves, et pas dans n’importe quels établissements, le type même de bahuts coincés dans les années 1950 et encore à naître : un lycée à grosse réputation à Grenoble ; un lycée normalement puritain à D.
Je vois Bernadette Lafont, dans tel film de l’époque, son sourire de suceuse de bonbons, traversant la cour du Stendhal en minijupe et bottes ; ou encore Bulle, Bulle Ogier, dans la fameuse ultime séquence de La Salamandre [2] (dernière séquence avant la révolution, 1971), quand les proprios du magasin de chaussures où elle a été embauchée lui chuchotent (surtout pas de vagues) : Vous ne resterez pas une minute de plus dans ce magasin… Vous êtes complètement folle… Vous êtes une petite salope… et qu’elle leur répond bien fort avec une voix de gamine : Oui Monsieur ! Oui Madame ! Oui Monsieur ! C’est incroyable (chuchote la dame) Au revoir Mademoiselle, au revoir Monsieur, merci beaucoup beaucoup ! Les sourires de Bulle, dans la foule, qui ne s’adressent à personne sinon à elle-même, au bon tour qu’elle a joué, à son insolence souveraine. Et le texte en voix off : Nous étions aujourd’hui le 20 décembre. Les fêtes, comme on dit, se faisaient menaçantes à l’horizon. La marchandise imposait ses lois à la foule, qui prenait d’assaut les magasins. C’était l’époque de l’année où se remarquait le mieux une tendance marquée à la schizophrénie, un phénomène qui tendait à affecter de plus en plus le corps social tout entier. La neige n’était pas encore arrivée, ce qui dans le fond était normal pour la saison.
Dommage qu’il vous manque la guitare – Patrick aurait dit ça : Nath, tu peux retranscrire ce que tu veux, si y a pas la guitare, ils comprendront pas, parce que c’est la guitare, électrique, qui porte le désir dans cette séquence, et le désir, en 1971, c’est celui de tout détruire, la rage que tout soit redevenu si vite comme avant, et le désir maintenu envers et contre tout.
En 1991 sort un film de Philippe Garrel : J’entends plus la guitare.
Je reviens sur le « C’est incroyable » de la propriétaire du magasin. J’en ai lu l’explication hier soir, en commençant le livre de Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable. Il y raconte les grèves sauvages de Lordstown, une usine automobile, aux États-Unis, dont les patrons avaient décidé de serrer la vis aux ouvriers, jeunes et un peu trop détendus, en ce début des années 1970 : l’un est suspendu pour avoir pété dans l’habitacle d’un véhicule ; un autre encore pour avoir chanté des tralala-itou dans l’atelier. Mais en mars 1972, les gars deviennent des tigres : ils n’ont pas peur du management. La différence, elle est là : pendant quelques années, et jusqu’en 1973 au moins, des jeunes, ouvriers, employés, profs… n’ont plus eu peur. En face, et pour la première fois de leur vie, les petits chefs, les patrons, les proprios, les proviseurs et les principaux, les inspecteurs et les pères de famille honorables ont croisé, stupéfaits, le regard souverain de celles et ceux qui en avaient fini avec la peur. »
La Cavalière, de Nathalie Quintane, P.O.L., 2021.
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[1] Nuit debout : mouvement des places (assemblées, occupations, manifestations) sans porte-parole ni leader, qui a eu lieu en France entre mars et juin 2016.
[2] Alain Tanner : La Salamandre (1971). Séquence finale : <https://www.youtube.com/watch?v=zL3...>