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En lisant en écrivant : lectures versatiles #87

Axel, une jeune femme à la dérive, fuyant un homme auquel elle doit de l’argent à New York, doit abandonner le refuge trouvé chez Simon à Long Island, qui lui demande de partir. Elle préfère attendre son moment avant de revenir vers lui et laisse filer une semaine pendant laquelle elle saisit toutes les opportunités pour vivre aux crochets d’êtres superficiels, dans cette opulence qui la fascine et l’écœure, se laissant porter comme un corps flottant à la surface de l’eau qui finit par échouer sur le rivage. Emma Cline décrit avec une acuité troublante l’hypocrisie feutrée de la bourgeoisie américaine sur laquelle elle porte un regard critique, en révèle de l’intérieur le vide et l’avidité. Elle dissèque dans ce roman le va-et-vient entre des mondes qui se croisent sans jamais vraiment s’interpénétrer.

L’invitée, Emma Cline (traduction de l’anglais (américain) par Jean Esch), Éditions La Table Ronde, 2023.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




« ALEX AVAIT ENVIRON QUATRE CENTS DOLLARS sur son compte en banque. Peut-être un petit peu plus. Elle ne l’avait pas consulté depuis qu’elle était ici, elle n’en avait pas eu besoin : Simon payait tout.
Elle avait beau faire et refaire ses comptes, ça ne suffisait pas. Elle pourrait se payer une nuit d’hôtel. Peut-être. Mais il n’y avait même pas d’hôtels ici, à part les vieilles auberges victoriennes, envahies de membres de la famille qu’on détestait le plus ou d’Européens à la peau laiteuse. Plus que jamais, cet endroit ressemblait à une collection de maisons, partout où elle regardait, ou plus exactement à une collection de portails. Et c’était habile, quand on y réfléchissait. Tout était privé, tout était caché. Rien de mieux pour vous maintenir à l’écart si vous n’étiez pas à votre place. C’était inconcevable, révoltant, toutes ces maisons vides.

LE TRAIN EN PROVENANCE DE LA VILLE s’arrêta le long du quai et les portes s’ouvrirent en vibrant. Plusieurs personnes se bousculèrent pour descendre : une femme avec un bébé sanglé sur la poitrine, un couple armé de raquettes de tennis, des adolescents maussades, déjà impatients, cherchant du regard les employés de maison qu’on avait envoyés pour les récupérer. Des personnes destinées à quelqu’un ou quelque chose, à un objectif qui les attendait.
Les derniers passagers déferlèrent sur le quai en riant et en poussant des cris stridents. Un groupe de dix ou douze jeunes gens d’une vingtaine d’années, habillés pour un certain type de loisirs. Tous parlaient trop fort ; surjouant le fait qu’ils étaient en vacances, des bouteilles d’alcool dépassaient de leurs tote bags. Cette année, les femmes étaient censées acheter des mini sacs paniers, comme si elles étaient Jane Birkin. Alex observa une fille qui en tenait un. L’effet malencontreux était de vous faire prendre conscience que la personne qui possédait ce sac n’était pas Jane Birkin. La fille portait une longue robe à fleurs qui semblait toute neuve, sans doute achetée exprès pour ce voyage.
Ces jeunes gens partageaient une maison, devina Alex. Quinze ou vingt personnes entassées dans une habitation neuve, un investissement construit à la hâte, avec des bouteilles de tequila bon marché achetées en ville et transportées dans des serviettes de plage. Ils repartiraient lundi soir, en imaginant qu’ils avaient approché de quelque chose, qu’ils avaient vécu une expérience rare. La vérité, c’était que le monde qu’ils imaginaient ne les accueillerait jamais.

LES DEUX MECS QUI ATTENDAIENT sur le quai se levèrent pour rejoindre le groupe. Tout le monde se serrait la main en se présentant. Alex en déduisit qu’ils ne se connaissaient pas vraiment. Un garçon tapa dans le dos d’un autre, pendant qu’ils comparaient quelque chose sur leurs téléphones.
Quand une des filles regarda Alex, celle-ci se ragaillardit légèrement, par habitude.
« Salut, dit la fille sur le ton d’une question.
— Eh, fit Alex avec un geste de la main. Salut. »
La fille sourit, par réflexe ; les filles étaient si polies, toujours prêtes à mettre les autres à l’aise.
Alex se leva lorsque la fille approcha.
« Comment s’est passé le voyage ? demanda Alex.
— Pas mal. Un peu le tiers-monde. Ça se poussait, ça se bousculait. » Elle portait de minuscules boucles d’oreilles en perles, un pull Patagonia léger et une jupe à motifs tropicaux qui accentuait la pâleur de ses jambes. « Il fait super chaud aujourd’hui, hein ? Mais il y avait tellement de clim dans le train qu’on était gelés. »
Alex rit. En même temps, elle observait la fille et aussi les personnes à l’arrière-plan. Elle inclina son corps vers la fille.
« Moi, c’est Alex. On s’est déjà vues, j’ai l’impression, non ?
— Oui, carrément, répondit la fille en clignant des yeux rapidement. Salut. Lynn.
— Oui, voilà, Lynn, dit Alex. Je m’en souviens. » Les choses s’enchaînaient toutes seules, elles prenaient leur élan. « C’est quoi le plan, maintenant ?
— Euh, je crois que Brian a appelé une bagnole. » Lynn haussa les épaules. « À moins qu’on fasse plusieurs voyages, on verra. »
Un des deux mecs qui attendaient sur le quai les rejoignit.
« On va prendre un taxi, dit-il. Ça coûte une blinde, mais je crame mes vacances en poireautant ici.
— Je vais avec vous, alors ? demanda la fille. Quelqu’un devrait peut-être envoyer un texto à Brian, non ?
— Allons-y, dit Alex. On lui enverra un texto du taxi. »
Le garçon la regarda et il y eut à cet instant un bégaiement de confusion, un léger temps d’arrêt.
« Ouais, dit-il. OK. »
Et voilà comment Alex s’entassa à l’arrière d’un minivan. Le chauffeur de taxi semblait en avoir déjà assez du groupe qui s’installait à bord, et Alex aussi. Ils parlaient trop fort, leurs plaisanteries prémâchées sortaient tout droit d’une sitcom ou d’un film. Néanmoins, Alex souriait. Il était important de sourire. Tout irait bien. Il n’y avait pas assez de place dans le minivan : elle dut s’asseoir sur les genoux d’un des garçons.
« C’est confortable ? » demanda-t-il.
Est-ce qu’il collait son bas-ventre contre son cul ? Alex continua à sourire.

ALEX CHERCHAIT UN VERRE PROPRE, mais il n’y en avait pas, dans aucun des placards de la cuisine. Juste un lot de gobelets en plastique rouge et quelques tasses à café déjà utilisées dans l’évier. Elle ouvrit le lave-vaisselle, il était sale, humide, il sentait la bière. Pas de verre là non plus. Le martèlement de la musique provenant du jardin de derrière brouillait toute tentative de réflexion lucide. Difficile d’imaginer que les gens qui logeaient là pouvaient supporter ça, et encore moins les voisins.
Une fille franchit la porte d’entrée, en traînant une grosse valise.
« Où est-ce que je pose mes affaires ? » demanda-t-elle.
Alex n’entendit pas la suite à cause de la musique.
Elle montra l’escalier.
« Essaie la première chambre là-haut. »
C’était une maison neuve, avec de fausses colonnes en plâtre, un salon cathédrale, des meubles en bois trapus et des housses de coussins lavables en machine. Ça sentait le désodorisant et les chips achetées en grande quantité. Le plan de travail disparaissait sous les bouteilles d’alcool format industriel, le plateau de marbre luisait de tout ce qui y avait été renversé. Alex avait déjà examiné la piscine. L’eau était un peu grise. Le robot nettoyeur se déplaçait au fond, par à-coups. Un matelas pneumatique à moitié dégonflé dérivait à la surface. Des bouteilles de bière parsemaient les tables environnantes et débordaient d’un sac-poubelle noir posé dans l’herbe.
Alex enfila un bikini dans la salle de bains. Le choix parfait pour cet endroit, pour ces gens. La salle de bains était répugnante. Quelqu’un avait laissé un sèche-cheveux branché, une serviette maculée d’autobronzant était roulée en boule par terre. Des taches marbraient la cuvette des toilettes. Elle tira la chasse avec son pied, chaussé d’une sandale.
Elle cacha son sac dans le placard. Et dénicha une chambre avec quatre matelas deux places et un futon. Sur lequel elle posa un pull pour le réserver.
Elle remplit un gobelet en plastique d’eau du robinet, le but d’un trait, puis y versa de la vodka. Se brossa les cheveux avec les doigts et promena sa langue sur ses dents du haut. Servit un deuxième verre, en mettant davantage d’alcool et du jus de cranberry tiède, puis sortit dans le jardin de derrière avec les deux gobelets.
Elle observa la scène : un groupe jouait au beer pong, la bière éclaboussait la pelouse pelée. Des spectatrices se tenaient en retrait, en hauts de maillot de bain et chaussures à semelles compensées, elles agrippaient nerveusement leurs coudes, le visage figé en une expression d’intérêt feint. La mise en scène semblait empruntée à un film porno bas de gamme, personne n’était vraiment beau, mais tous étaient prêts à passer à l’action.
« Tiens », dit Alex en tendant le verre le plus corsé au type allongé sur une chaise longue, qui semblait être le responsable. S’agissait-il de Brian ?
Alex remarqua son étonnement ; il essayait de distinguer son visage derrière ses lunettes de soleil. « Merci. » Il n’était pas très séduisant, et forçait le dessin de ses traits au moyen d’une pilosité faciale agressive.
Alex inclina son gobelet contre le sien pour une rencontre dérisoire de plastique bon marché.
« À la tienne. »
Alex but son verre cul-sec et il l’imita.
« C’était une bonne idée, dit-elle. De quitter la ville.
— Ouais ? » dit le type en enregistrant le sourire chaleureux d’Alex, son maillot de bain. Elle sentit qu’il se détendait, passant d’une légère confusion à une amabilité stupéfaite, la volonté d’accepter l’idée qu’ils s’étaient déjà rencontrés quelque part. Ça se passait toujours de cette façon : Alex s’approchait suffisamment pour que les gens la remarquent, pour qu’ils soient mal à l’aise. Ensuite, il était facile de transformer ce malaise en adrénaline, en intérêt, en bienveillance.

EN FIN D’APRÈS-MIDI, Alex était assez ivre pour trouver ça à peu près marrant. Pas exactement marrant – c’était juste que tous les moments se fondaient les uns dans les autres, et elle s’en fichait de perdre le fil.
Qui se souciait de Lori, et de ce qu’elle allait raconter à Simon ? Du chien sinistre de Simon, constellé de tiques. Sa vie avec Simon semblait à un million de kilomètres de là, elle faisait partie d’une histoire qui ne la concernait plus, à cet instant, et quand elle essayait de se représenter le visage de Simon, seuls les détails surgissaient spontanément. La veine magenta qui courait le long de sa queue, comme une couture. Le fait qu’il aimait qu’on lui enfonce un index dans le cul. Ses orgasmes qui paraissaient toujours lugubres, au point d’en être inquiétants.
Alex n’avait aucune idée de l’heure. La musique était forte, incessante. Pouvait-on vivre éternellement de cette manière, dans un univers alternatif gouverné par l’immédiateté ? Déjà, le groupe semblait avoir traversé de nombreux incidents, de nombreux drames. En allant chercher des glaçons, Alex consola une fille qui pleurait dans la salle de bains ; même ses pleurs avaient un air de gaieté forcée, alors que la fille était affalée à côté du lavabo, dans une position qui amplifiait un double menton naissant. Elle portait une chaîne autour du cou avec un minuscule E en argent, qu’elle ne cessait de tripoter tandis qu’elle pleurait.
D’après ce que comprenait Alex, cette fille entretenait une relation intermittente avec un des garçons présents, et il l’avait rembarrée quand elle avait essayé de l’embrasser devant ses copains. Parfois, Alex s’estimait heureuse d’être dispensée de ce merdier ordinaire. Au moins, ses arrangements s’efforçaient de satisfaire les désirs des deux personnes et offraient un raccourci qui contournait tous ces ennuis marécageux. Qui avait envie d’être cette fille dans la salle de bains, pleurant à cause d’un type rougeaud qui refusait de la calculer en public ?
Le sein droit de la fille n’arrêtait pas de sortir de son maillot de bain.
Alex tira sur le tissu pour le remettre en place.
Alex lui apporta un verre d’eau. La fille regarda fixement le verre.
« Allez, bois. Bois tout. »
La fille en renversa la moitié sur sa poitrine. Elle se regarda, vaguement étonnée.
« Merde. »
Elle s’essuya en serrant le poing sans conviction.
Alex coinça les cheveux de la fille derrière ses oreilles.
« Ne t’en fais pas, lui dit-elle. Ça va aller. »
Quand la fille se fut calmée, Alex lui demanda si elle pouvait emprunter son téléphone.
La fille hocha la tête, tristement, et fit glisser le téléphone sur le sol vers Alex.
Alex consulta sa boîte mail : aucune nouvelle de Simon. Pourquoi y en aurait-il ? Ah oui, la montre. Elle avait pris la montre de Simon. Mauvais, pensa-t-elle, très mauvais, mais à cet instant, elle n’avait pas cette impression. Elle trouvait ça plutôt amusant, de manière distancée. Serait-il furieux ? Elle rapporterait la montre le jour de la fête. Il n’avait même pas dû s’en apercevoir.
Alex ouvrit un nouveau message, mais elle sentait la fille près d’elle et elle ne savait pas quoi écrire, ni à qui. Elle se déconnecta de sa messagerie et effaça l’historique. Alors qu’elle massait le dos de la fille secouée de sanglots, elle songea qu’elle pourrait prendre le téléphone. Et l’utiliser jusqu’à ce qu’elle trouve le moyen de faire réparer le sien. La fille fut prise d’un hoquet ; Alex lui tapota le dos plus délicatement. Elle déposa le téléphone à côté d’elle. Mieux valait attendre d’avoir passé une nuit ici. »

L’invitée, Emma Cline (traduction de l’anglais (américain) par Jean Esch), Éditions La Table Ronde, 2023.

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