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En lisant en écrivant : lectures versatiles #52

Ce court texte de Jean-Philippe Toussaint, composé de neuf longs paragraphes qui débutent tous par la même phrase, l’ouverture de la porte de l’atelier de Claude Monet à Giverny, nous invite à pénétrer dans l’atelier du peintre, à explorer ce moment où l’artiste, au seuil de sa vie, s’est réfugié dans son atelier, à l’abri des menaces de la guerre qui gronde, pour travailler aux grands panneaux décoratifs des Nymphéas. Cette scène qui se répète au fil du temps, se diffracte entre l’ombre de la nuit et la lumière du jour, dans l’oscillation et l’incertitude d’un regard « entre la vie et l’art, il est à la fois arrêté dans l’image et en mouvement dans le temps », au moment précis où le peintre, à la fin de sa vie, poursuit inlassablement l’inachèvement de son chef d’œuvre.

L’instant précis où Monet entre dans l’atelier, de Jean-Philippe Toussaint, Minuit 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il pousse la porte de l’atelier dans le jour naissant encore gris. C’est le moment du jour que je préfère, c’est l’heure bénie où l’œuvre nous attend. L’aube est fraîche, l’air vif picote les joues. Il est un peu plus de six heures et demie du matin, pas un bruit au loin dans la maison endormie qu’on vient de quitter, quelques pépiements d’oiseaux dans le jardin où les arbres sont immobiles comme le silence. C’est un de ces matins du monde comme il y en a tous le jours en Normandie dans les villages qui bordent l’Eure et la Seine. Nous sommes à l’été 1916. Depuis quelques mois, Monet a pris possession du grand atelier qu’il s’est fait construire en haut de son jardin pour pouvoir travailler sur les vastes formats des panneaux des Nymphéas.

Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il entre dans l’atelier, où il passe la frontière entre la vie, qu’il laisse derrière lui, et l’art, qu’il va rejoindre. Derrière lui, derrière son corps massif qui s’apprête à pénétrer dans l’atelier des Nymphéas, c’est la vie qu’il laisse dans son sillage, la vie et ses misères, du corps, de l’âme, la vie qui, depuis quelques mois, a pris le visage terrible de la guerre. C’est la Première Guerre mondiale qui gronde aux portes de Giverny, mais qu’importe le conflit, cela aurait pu être la Seconde Guerre mondiale, cela aurait pu être la guerre d’Algérie ou la guerre du Golfe. Que sont les événements du monde pour l’artiste quand il créé ? Un tourment lointain et invisible. Une rumeur angoissante, entêtante, importune. Pendant la guerre, plus que jamais, c’est dans l’art que Monet va se réfugier pour se tenir à l’écart du boucan du monde. L’atelier des Nymphéas sera le havre de paix qu’il élira pour ne plus penser aux tristesses de l’heure. Mais comment ne pas éprouver de la honte de penser à de petites recherches de formes et de couleurs pendant que tant de gens souffrent et meurent sur le champ de bataille ? Car ce sont exclusivement des questions picturales qui occupent l’esprit de Monet pendant les années de guerre, minuscules, complexes, torturantes, impénétrables au commun des mortels, mais essentielles, vitales pour l’artiste qu’il est. Tous les matins, lorsqu’il entre dans l’atelier, Monet prend congé du monde. Il passe le seuil, et, devant lui, de l’autre côté de la porte, encore invisible, immatériel, c’est l’art qui l’attend.

Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il entre dans l’atelier. Le bâtiment est encore dans la pénombre. Il y règne une odeur de plâtre, de colle humide, de tabac froid et d’huile de lin. La lumière, zénithale, descend du ciel et traverse l’immense verrière. Dans la brume grise et matineuse du grand atelier silencieux, un canapé trône dans le demi-jour, volumineux, sur lequel sont jetés une robe de chambre, un chapeau, une vaste cape noire informe. Dans quelques jarres, en bouquet, des éclosions de pinceaux. D’autres brosses, plus petites, éparpillées dans des pots. Des dizaines de toiles sont posées à terre, en cercle, les unes à côté des autres. Ce sont des études réalisées d’après nature dans les mois précédents. Certaines sont très récentes, elles ne sont pas encore retranscrites sur les grands panneaux monumentaux sur lesquels il travaille. L’atelier est un chantier, il y a des esquisses et des ébauches partout, par terre, posées le long des murs, en appui contre la canapé. Monet est le seul à s’y retrouver dans cet intense désordre, dans cet enchevêtrement de toiles et de peintures. La plupart des panneaux sont inachevés. Monet les reprend régulièrement, parfois longtemps après les avoir entrepris. Pour atteindre la partie supérieure des toiles, Monet utilise une plateforme, une sorte de table basse assez large sur laquelle il se hisse. Il passe des heures là, sa palette à la main, sur son échafaudage de fortune. Monet travaille dans l’incertitude. Il ne sait pas que ce qu’il peint prendra plus tard le nom légendaire de Nymphéas. Il ignore, sur le moment, que le monde entier vénérera l’œuvre qu’il a sous les yeux. Il n’y a aucun moyen, pour l’artiste, de savoir, face aux difficultés de l’heure, concrètes, de la main et de la brosse, ce que deviendra dans les siècles l’œuvre sur laquelle on bute, sur laquelle on achoppe, et qu’on retouche, qu’on amende sans fin, en poursuivant, de repentir en repentir, la quête infinie d’une perfection qui ne peut être qu’illusoire. Non, Monet ne sait rien encore du grand destin aveugle qui attend les Nymphéas.

Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il entre dans l’atelier et découvre les panneaux inachevés auxquels il travaille depuis des mois disposés contre les murs dans la pénombre. Cela peut être n’importe quel jour de 1916 ou de 1917. Ce sont des brumes, des buées, des ondes transparentes. Partout des bleus, des bleus mêlés de rose, des bleus mauves et des bleus plus profonds, des bleus de cobalt, des bleus nocturnes, et ici et là, un bref feu d’or qui contraste, un incendie de jaune. Les panneaux s’accumulent, s’entassent contre les murs, toujours de deux mètres de hauteur et de largeur variable. Depuis des mois, Monet ne quitte plus son royaume. Il ne bouge plus de l’atelier, il ne reçoit plus de visiteurs à Giverny. Il ne fréquente plus les collectionneurs et les marchands, il n’a plus aucun commerce avec ses contemporains. La solitude, chez Monet, n’est pas un retrait ombrageux, c’est une condition de son art. L’âge aidant, l’impétuosité s’apaise, et c’est avec beaucoup d’égards que Monet tend maintenant le regard sur le monde qui l’entoure. Lorsque, le soir, il se promène dans les allées tranquilles de son jardin d’eau à la lumière déclinante, il éprouve devant la nature un inattendu apaisement du monde. Il tire sur sa pipe et observe à distance un frémissement dans les herbes du rivage, un souffle dans les branches, une fugitive vibration de lumière à la surface de l’étang — et c’est là son œuvre qu’il contemple. Car ce qu’il dépose, jour après jour, sur la toile, ce n’est pas tant des couleurs mouillées d’huile dans leur matérialité moelleuse, c’est la vie même, dans ses infimes variations, métamorphosée en peinture. Ce que Proust avait fait avec des mots, en transformant ses sensations et son observation du monde en un corpus immatériel de caractères d’imprimerie, Monet le fera avec des couleurs et des pinceaux. Ce qui est à l’œuvre, dans cette opération de transsubstantiation qui occupera les dernières années de sa vie, c’est la conversion de la substance éphémère et palpitante de la vie en une matière purement picturale.

Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il entre dans l’atelier. Devant lui, le long des murs, ce ne sont que paysages d’eau et de lumière, fragments de branches inclinées de saules pleureurs, reflets bleutés, ciels, transparences. Longtemps, Monet n’a eu aucune idée de ce qu’il allait faire de ces grands panneaux décoratifs auxquels il travaille depuis des années. C’est la fin de la guerre, et l’intense soulagement qu’elle lui procure, qui lui fera trouver leur destination finale. Le lendemain de l’armistice, le 12 novembre 1918, Monet pose ses pinceaux et prend la plume. Il écrit à Clemenceau, le vainqueur de l’heure, l’ami de toujours. Cher et grand ami, je suis à la veille de terminer deux panneaux décoratifs, que je veux signer du jour de la victoire, et viens vous demander de les offrir à l’État par votre intermédiaire. Dans cette lettre célèbre, Monet ne parle encore que de deux panneaux. Clemenceau le convainc de donner l’ensemble à l’État. Monet y consent et les Nymphéas, encore dans les limbes, toujours inachevées, sont déjà consacrés comme une œuvre de paix. De ce jour, étalée sur dix ans, ce sera l’œuvre ultime, la dernière confrontation entre Monet et la peinture.

Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il entre dans l’atelier. Nous sommes en 1918, bientôt nous serons en 1921. Monet, un instant, est figé à la porte de l’atelier, entre la vie et l’art, il est à la fois arrêté dans l’image et en mouvement dans le temps. Depuis des mois, depuis des années, Monet met toute son énergie, non pas à terminer les Nymphéas, mais à poursuivre leur inachèvement, à le polir, à le parfaire. Même s’il n’en a pas conscience, c’est bien à l’inachèvement des Nymhéas que Monet consacre les dernières années de sa vie. Ce sera l’éternelle toile de Pénélope qu’il tissera et détissera jusqu’à son dernier souffle. Car finir les Nymphéas, c’est accepter la mort, c’est consentir à disparaître. Tel est le statut unique des Nymphéas dans l’histoire de la peinture, une œuvre la fois achevée, et même plus qu’achevée, achevée jusqu’à l’os, avec assiduité, avec ténacité, avec acharnement, sans cesse retouchée, modifiée, corrigée, et pourtant une œuvre toujours vivante, toujours en progrès, toujours en cours de réalisation, que Monet ne lâchera jamais et poursuivra jusqu’à son dernier souffle. Jamais il ne consentira à déclarer l’œuvre « achevée », jamais, de son vivant, il ne laissera les grands panneaux quitter l’atelier pour rejoindre l’Orangerie. »

L’instant précis où Monet entre dans l’atelier, de Jean-Philippe Toussaint, Minuit 2022.

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