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En lisant en écrivant : lectures versatiles #99

La narratrice a une forme d’addiction pour les odeurs, elle les consigne depuis sa jeunesse dans un carnet, recopiant des extraits d’ouvrages ou des phrases entendues sur ce sujet, notant ses sensations sur les effluves, les émanations et les parfums tout autour d’elle, dans les jardins comme que dans les musées, dans les cuisines et les bibliothèques. Ses notes se transforment peu à peu en récits, au point où de se demander si elle n’invente pas toutes ces histoires. « Lorsqu’on dit sentir une présence, que sent-on en réalité ? » Les odeurs sont les personnages centraux du livre, dotées d’une présence, d’un langage. Elles se développent à travers différents lieux et des époques variées. « Il y a aussi les odeurs du passé, celui que l’on n’a pas connu. Celles d’un temps occupé par d’autres. »

L’appel des odeurs, Ryōko Sekiguchi, P.O.L., 2024.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




Parfois, j’ai l’impression de sentir l’odeur de mon bébé, mon futur bébé qui est encore en moi.

On se choisit un parfum à partir d’un certain âge, mais en général, on n’attribue pas d’odeur à un enfant. On ne lui donne pas « une odeur » qui lui serait propre, comme on donne « un nom » à la naissance.


« Je me souviens du moment où mon bébé est sorti de mon ventre. Il avait une odeur, sur la nuque, si irrésistible que j’avais envie de la mordre. Ça a été son odeur, durant toute son enfance. À présent qu’elle est adolescente, cette odeur a considérablement diminué, mais lorsque j’approche mon nez de sa nuque, je peux encore la sentir, cette odeur qui la lie tellement à moi que j’ai envie qu’elle soit de nouveau à moi. »

« Nous avions un enfant dans le ventre en même temps. Nous passions ces moments à deux, ou à quatre, nous et nos deux filles, et nous avions presque l’impression d’échanger nos eaux, de partager la même odeur. »

Quelle serait l’odeur de la tristesse ? On sent parfois la présence d’une personne par son odeur, mais y a-t-il une odeur de l’absence ?



Mourir signifie qu’une part du secret dans ce monde devient secret pour toujours.

La personne part dans l’au-delà avec ses secrets. Tout ce que peuvent faire les vivants, c’est de raconter des histoires, sans savoir si elles sont vraies ou non.

Quelle serait l’odeur du secret ?

L’odeur du secret est-elle toujours au singulier ? Ou bien y a-t-il autant d’odeurs que de secrets dans ce monde ?

Alors ces odeurs seront infinies.



Au Palais-Royal

Ce soir-là, elle hésitait. Quel corps se donner ? Attendant un rendez-vous sur le point d’éclore après un long murissement, elle hésitait.

Elle savait que l’homme qu’elle allait retrouver ne portait pas de parfum, et elle n’était pas sûre qu’il aimerait que la femme qu’il allait voir en porte. Ce n’était pas la première fois qu’ils se voyaient, mais jusqu’alors, elle avait fait très attention à ne porter qu’un soupçon d’effluves verts.

Elle était alors dans le milieu au sommet de sa gloire. On la disait capable d’endosser n’importe quel rôle, selon celui qu’elle fréquentait. Chaque client avait d’elle une image complètement différente, et c’est ce qui lui attirait tant de soupirants. Ses concurrentes, jalouses, cherchaient à percer le secret de son succès. De fait, elle ne pouvait pas se faire valoir d’un corps exceptionnel, ou d’une beauté sans pareille. Une taille moyenne, une poitrine menue et de petites mains charnues, elle n’était pas d’un naturel charismatique. Son secret pourtant, elle ne le cachait à personne. Elle possédait une collection de parfums, et en changeait selon le visiteur. Son ami d’enfance devenu parfumeur jouait son associé et l’aidait à façonner ses personnages. C’était comme si elle avait un magicien dans sa poche. Ils étaient complices de tous les jeux sentimentaux ; son ami parfumeur était le metteur en scène ; elle, la diva du Palais-Royal. Tantôt, elle dégageait une aura de fragilité, tel un papillon sortant de sa chrysalide ; tantôt elle s’auréolait d’un parfum de mystère, pour égarer celui qui poursuivait sa silhouette immaculée, comme dans les labyrinthes de couloirs d’un bâtiment clérical. Parfois, elle était enflammée comme les nuits d’Andalousie ; parfois pareille à une étrangère venue du pays des sables. Le parfum crée l’expression du visage. Si nos sentiments transparaissent dans l’odeur corporelle, on peut aussi les jouer, les masquer, devenir double. Elle avait appris à se transformer, mais ce qui la rendait surtout inimitable, c’était ce don qu’elle avait de cerner la personnalité de l’autre et de choisir l’odeur à même de l’attirer. Ceux qui l’avaient connue ne pouvaient garder que le souvenir de ce parfum qui s’évapore. Ce qui rendait le désir plus fort encore dès qu’on avait quitté sa chambre.
Pourtant, cet homme avec lequel elle avait rendez-vous en privé, le rendez-vous le plus important à ses yeux, elle n’arrivait pas à le saisir. Ayant compris, ou du moins senti qu’il n’appréciait pas les parfums, c’était comme si elle ne pouvait plus utiliser son langage, le seul qu’elle maîtrisait à la perfection, comme moyen de séduction, ou de communication. Il lui était inconcevable de ne pas porter de parfum, mais elle pressentait que cela pouvait lui causer d’être repoussée. Elle se sentait impuissante. Pourtant c’était lui qu’elle brûlait tant de recevoir.

Les pensées secrètes qui la travaillaient dans cette conquête difficile, il lui était impossible de les confier à son ami parfumeur. Elle ne voulait pas qu’il la voie désarmée ; elle devait apparaître comme une reine, une reine invincible. Tant qu’elle était la reine des nuits de Paris, lui aussi demeurait au pinacle, tout comme ses parfums. Il ne fallait pas que son complice s’imagine que ses pouvoirs diminuaient pour une histoire qu’il qualifierait d’amourette. Ainsi, elle s’était résignée à demander conseil à sa tante, dont le mari était l’héritier d’une famille d’herboristes. Elle s’était ruinée en eau de roses, d’iris et de lys, et en pétales et racines séchés qu’elle faisait venir de la Toscane, et sa tante lui avait un jour apporté un mélange d’herbes et d’épices. Elle n’avait vu personne depuis des jours, et ne s’était pas parfumée. Elle avait mis le mélange à macérer dans de l’huile et dans un peu d’alcool. Avec la première préparation, elle s’était fait masser, et avait versé quelques gouttes de la seconde dans l’eau de son bain. Elle faisait aussi des décoctions du mélange, qu’elle consommait à toute heure. Elle avait appliqué les consignes à la lettre, sans préjuger du résultat.
Pour elle comme pour son ami parfumeur, les parfums n’étaient pas un monde superficiel. Changer son image et son identité n’était pas un mensonge à leurs yeux, c’était une façon d’être toujours entière en fonction de la personne qui se tenait face à elle, une façon de répondre à la vision du monde de chacun, circonscrite à la nuit. Un mirage ou une pièce de théâtre ne sont pas moins vrais qu’un quotidien sans fards. À ceci près que ce dernier n’est une réponse à personne, ce qui lui semblait pour cette raison une posture paresseuse. Le parfum était pour elle bien plus qu’une simple histoire de séduction. Elle « vivait » chaque parfum de toutes ses forces, comme une comédienne incarne un rôle. Elle était ce corps qui incarnait un parfum.
C’était la première fois qu’elle devait jouer à être « elle », sans le miroir qu’étaient les yeux des autres. Elle savait ne pas avoir de personnalité propre, mais ne trouvait rien d’anormal à cela. Chacun des rôles qu’elle endossait contenait une part de vérité, si bien qu’elle considérait que sa présence était tout entière dans ces relations, et qu’une fois enlevées ces tenues, il ne restait plus qu’une jeune femme qui nourrissait des sentiments à l’égard de cette personne, les seuls qui ne s’étaient pas encore incarnés de façon concrète, qui flottaient encore dans son rêve. C’est avec ces sentiments qu’elle tendait à faire corps, avec les iris et les roses de Sienne. Elle cherchait par tous les moyens à faire entrer le parfum et tous les éléments volatils dans son corps, pour lui faire oublier la senteur qui était sienne. Comme lorsque l’amour remplit une personne jusqu’aux bout des ongles, jusqu’à lui faire oublier qu’elle est amoureuse, car il n’y a plus de place en elle pour d’autres sentiments.
Son ami d’enfance soupçonnait-il quelque chose ? Sûrement. La fragilité de sa meilleure amie, il la percevait mieux que personne. La parfumer était un moyen de la protéger à son insu, en l’habillant sans cesse, sans quoi elle se serait plongée dans chacune de ces relations à corps perdu, même si elle ne ressentait rien pour la personne. Le cœur de cette fille était un immense réceptacle, et c’est bien là ce qui attirait les hommes. Mais il ne fallait en aucun cas qu’ils s’en aperçoivent, et c’est la raison pour laquelle il créait sans relâche pour elle de nouveaux parfums, pour que les autres se méprennent sur sa fragilité et lui attribuent plutôt un talent de simulatrice avec ses effets olfactifs.
Elle joue encore avec le feu, songeait-il. Quand elle en aura fini avec ces bêtises, je lui offrirai un parfum de flamme, rien que pour elle, pour que sa propre flamme ne la consume jamais.

Le soir où elle l’accueillit, il pleuvait.

Au moment où il la quitta, elle resta dehors un moment, pour l’accompagner du regard. À cet instant, l’homme devait être sur le chemin du retour, dans sa voiture. Ses vêtements devaient être imprégnés de son odeur, comme le fauteuil en velours sur lequel il s’était donné. Elle avait su muer son corps en sentiment incarné, il sentait l’iris. Comme un jardin au parfum envoûtant auquel aucune âme ne saurait résister. Mais à l’instant même où la voiture disparut de son champ de vision, elle s’en rendit compte. Soucieuse comme elle était de le toucher par son odeur, elle avait fini par le recouvrir de son parfum, sans avoir pu sentir celui de sa présence à lui. Elle ne l’avait pas senti. Elle ne gardait aucune trace de lui. Elle avait laissé son âme s’en aller avec lui, avec son parfum. Elle qui le suivait du regard n’avait pas saisi son odeur, sa présence. Elle n’était plus qu’une chaleur vide, dans cette galerie du Palais-Royal.

* * *. * * * * * * * * *. *. *

Les battements de notre cœur qui palpite dans l’attente d’un autre cœur, cet instant a-t-il une odeur ?

J’ai toujours l’impression de ne pas aimer suffisamment. Ou plutôt, que je ne trouve pas de destinataire, alors que je sais pertinemment qu’ils existent, ceux qui ont besoin de mon amour. Pas n’importe quel amour, non, mon amour à moi. Ce qui me fait défaut, je le sais bien, c’est la capacité à les trouver. Je sais qu’ils existent quelque part dans ce monde, comme existent aussi ceux qui recherchent leur vie durant un parfum précis – et l’odeur qui parvienne jusqu’à eux.

À la seconde où ils ouvraient le livre pour le lire ensemble, avant que le destin ne change leurs sentiments en amour impossible, que pouvaient bien sentir Paolo et Francesca ? La moiteur de leurs mains qui soutenaient la reliure ? L’odeur de la page ? Y ont-ils lu le sort qui les attendait ?

On ne parle plus aujourd’hui d’odeur de sainteté, ni de l’odeur du péché.

Quelles odeurs lit-on dans un roman ?

Quelle odeur avait leur histoire ?


Quelle serait l’odeur de la page que l’on va ouvrir ?


L’appel des odeurs, Ryōko Sekiguchi, P.O.L., 2024.

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Quelle est l’odeur du pressentiment ?

Quelle est l’odeur du doigt tout proche que l’on a envie de toucher ?  

L’amour a-t-il une odeur ? Quelle est-elle ?




LIMINAIRE le 20/12/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
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