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En lisant en écrivant : lectures versatiles #48

L’amour la mer raconte la vie et les amours de plusieurs musiciens dans l’Europe du XVIIème Siècle, sur fond d’épidémie, de famines et de guerres de religion. Les voix des personnages se déploient librement, s’assemblent et s’éloignent. Les chapitres, courtes vignettes et brèves scènes, se tissent de manière subtile, imperceptible, se superposant dans un flux temporel, figures interchangeables d’un jeu de cartes qui fait évoluer le sens du récit à mesure que les cartes sont battues, comme s’ils se diluaient dans leurs jeux, leurs dialogues et leurs monologues, hors de toute psychologie. Un roman polyphonique sur l’amour, la création et la mort. « Que reste-t-il de l’amour quand l’amour, à l’évidence, n’est plus ? Tellement de choses qu’il est impossible de les énumérer. Tout un monde. Continue le mouvement qui l’initia. N’a pas de fin l’essentiel. »

L’amour la mer, Pascal Quignard, Gallimard, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« L’AMOUR

I . Les premiers instants de l’amour

Quand Hatten et Thullyn, après le concert qui fut donné dans la maison municipale, à droite de la grand-place de Brussel, se saisirent leurs mains pour la première fois, quand leurs doigts touchèrent leurs doigts sous la pluie battante, alors qu’ils se trouvaient au débouché de la ruelle qui conduit au puits et au brasseur de malt, quand elle prit soudain ses joues dans ses mains, quand ils se turent, comme ils étaient cloués sur les pavés, ils se regardèrent. Dans le noir de la nuit, sous l’averse drue — dans le glissement des chants peut-être de toutes les pluies qu’ils avaient entendues et qui ruisselaient dans son âme —, l’amour les entoura. L’amour — qui n’appartient jamais à un seul corps —prit le temps qu’il fallait pour les entourer. Pour improviser le silence nécessaire au cœur de la pluie, là où leurs regards se découvrirent.

La pluie mouillait leurs visages comme elle trempait leurs mains assemblées — qui tout à coup s’étreignirent. Ils ne parlaient plus, ils s’agrippaient déjà.

Il faut peut-être dans la musique, comme il faut peut-être dans l’amour, au moins une sorte de regret. Une nostalgie plus vaste que la joie que le plaisir donne. Un souvenir qui l’anime.
Il faut quelque chose qui s’étend au-delà d’elle et qui ne puisse se maîtriser. Quelque chose qui rêve encore dans le sommeil du désir. Quelque chose qui attende au fond du corps. Quelque chose qui continue à espérer même quand tout vient faire défaut — le corps, l’heure, la force, la grâce, l’âge, la peur. Il faut un orient à ce qui manque. Dans le chant des oiseaux, c’est facile à trouver, c’est le soleil.
Les oiseaux sont sûrs d’eux dans la leçon qu’ils donnent chaque jour. Ils sont péremptoires. Une interprétation qui ne se tourne pas en improvisation n’est pas de la musique.
C’est l’aube.

Toute l’inimitié qui règne entre la faim de la femme et la soif de l’homme, toute l’envie qui domine les genres et qui façonne les fins, toute la frustration des manques qui relaient eux-mêmes les malheurs des générations, allant d’âge en âge, sans qu’on sache exactement où s’arrêter, ni dans le temps d’avant, ni dans le temps d’après, toute l’hostilité sauvage qui naît spontanément de la différence sexuelle, envie, inimitié, détresse, rivalité, jalousie sont débranchées, tout à coup, tout d’un coup, brusquement, à cet instant où le langage se rompt.
À cet instant où le ciel s’ouvre.
Lors du coup de foudre : l’instant où le ciel se déverse.
Ce brusque éclair au-dessus des corps trempés de pluie se substitue à la violente lumière que découvrit autrefois la naissance. Il défait le premier monde. Il manifeste avec une violence comparable le corps entrouvert d’où on sort en effet par le sexe. C’est pourquoi alors un sexe s’avance. C’est pourquoi alors un sexe s’ouvre.

Tout homme, toute femme, qui met un objet à l’amour, n’aime pas. Tout être humain ou animal qui fixe un but à l’amour, n’aime pas. Qui impose un contenu, n’aime pas. Qui rêve un foyer, une maison, un enfant, de l’or, une récompense, n’aime pas. Qui court après la réputation, l’ascendant social, la voiture, l’honneur, n’aime pas. Qui vise le champion du tournoi, l’intégrité religieuse, la propreté, la délicatesse de la nourriture, l’ordre du lieu, le soin du jardin, n’aime pas. Celui qui prétend s’introduire dans un groupe auquel il n’appartient pas, ne serait-ce qu’atteindre les objectifs les plus sûrs — la mère dans l’homme, le grand-père maternel dans la femme —, n’aime pas. Celui qui recherche la culture, la virtuosité, le courage, l’expérience, la fierté, le savoir, n’aime pas. Dans l’étreinte Dieu et Je sont morts.

Mais quelle folie que de prétendre mettre au jour ce que cache l’ombre de la nuit.
N’y a-t-il pas de la démence à jeter dans la lumière ce que l’immense masse bleue de la nuit préservait ?
On ne divulgue pas ce qu’on ose en secret.

Thullyn se disait à elle-même : Quelle âme n’est pas contrainte par la vision du malheur où elle s’est formée quand elle était enfant ? Hatten, tu ignorais ce que j’avais vécu avant que j’entoure tes joues avec mes mains sous la pluie. C’est pourtant cet abîme qui me hantait. C’est exactement cela que j’avais rencontré quand mon père mourut dans l’eau glacée du fjord. C’est à cet abîme que je cherchais à t’arracher en prenant les billets pour Londres, alors qu’il n’était que mon abîme.

Si la robe de notre première vie est une ombre, la robe de l’amour est ce voile qui de nouveau la propose. On rêve dans l’odeur que ce dernier recèle. On pleure dans les plis de cette tunique qui peu à peu se trempe de l’amour plus ancien. On rêve dans l’ombre que crée ce drap qu’on soulève chaque soir auprès de la lampe : le corps nu y glisse ses longues pattes blanches et son sexe barbu. On rêve, dans l’odeur que les rideaux de lit, que cette tente qu’ils forment, que ce tabernacle de linges que les couvertures augmentent et concentrent et appesantissent, au bonheur qu’il va abriter, au souvenir qu’aucun mot ne rappelle, à la première tunique de chair dont on fut revêtu avant d’être revêtu. On rêve sans finir dans cette poche d’air que le voile nocturne retient autour des lèvres. Il ne dissimule pas : il protège. Quel curieux nom que ce mot de délivre ! C’est ce bout de drap qu’on tire jusqu’à sa joue, ou bien qu’on hèle doucement jusqu’aux bords de ses narines, ou à mi-distance d’elles, pour que les yeux se ferment, pour plonger dans le sommeil, pour s’endormir.

Alors, plus tard, le rêve surgit au milieu des membres nus qu’il recouvre mais qu’il n’immobilise pas tout à fait en rêvant.
Les pupilles bougent à toute allure sous les paupières.

2. Thullyn au Refuge

Thullyn venait des îles du nord, venait du fond des mers du Nord, du golfe de Botnie. Son père était armateur et capitaine de navire. Elle était montée sur le pont de tous les bateaux de sa flotte, elle connaissait tout du fond de l’extrême Occident, tout de l’arrière-fond de l’Allemagne, du Schleswig-Holstein, des îles de la Frise, de l’île de Gotland. Parmi toutes les horreurs qu’elle avait perçues lors de l’invasion et de la cruauté suédoises, elle n’avait retenu que la musique privée, secrète, la puissance invraisemblable de sa plainte toute neuve. Tout d’abord elle n’en avait perçu que le sentiment tragique, la difficulté et l’effroi. C’était une joueuse de viole qui était renommée dans l’Europe du Nord jusque dans les principaux ports des Russes, jusqu’aux îles de Stockholm au fond du lac Mâlar, jusqu’à Viborg au Danemark. Cette femme, qui était belle mais qui était très haute (un mètre quatre-vingt-cinq), qui avait une tête d’oiseau de mer, se serait damnée pour la musique.
C’est ce qu’elle aima spontanément dans la personne de Hatten : il s’était damné. Il ne croyait plus en Dieu. Il avait quitté Dieu pour la musique.

Elle s’est rendue à Antwerpen, dans la maison d’Abraham qui était un palais, un grand ermitage en dehors des murailles du port, qu’on appelle le Refuge.
Elle déroule une toile peinte par Monsieur Bonnecroye (il signe indifféremment Bonne Croix ou Bonnecroye) qui sent encore l’huile mêlée au vernis dont elle a été enduite.
Elle la déplie précautionneusement en s’aidant d’un chiffon de laine. Elle ne veut pas la tacher de ses doigts. Elle l’essuie dans le même temps qu’elle la découvre. Elle l’étale tout entière du plat de la main sur la table, contre laquelle est posée la volute et le manche de sa grande viole rouge.
Pour une fois il ne s’agit pas d’une scène de nuit.
D’abord on aperçoit la brume qui couvre une petite rivière qui coule dans les cailloux. C’est l’été. C’est l’été car tous les arbres, sur la colline bleue, portent des fruits.
On voit exactement comme sous la main du peintre de génie qui est né autrefois dans le village de Vinci la brume qui s’étiole, qui se disperse sur le champ auprès de la rivière et, tout à gauche de la toile, si on plisse les yeux, on remarque une minuscule silhouette d’homme nu et désirant qui court dans la lumière bleue vers le bosquet de saules à l’est de l’étoile qui élève sa sphère d’or au-dessus du monde. Les bras de l’homme sont tendus et veulent étreindre la jeune femme qui s’est baignée et qui sort de l’eau. Maintenant la nymphe, la naïade si luisante, si longue, si nue, si ruisselante, cache avec son bras ses seins tout blancs ; elle dissimule avec les doigts de son autre main la broussaille de son sexe sombre. Toute trempée, pétrifiée, elle se tient debout dans l’eau à deux pas de la rive dans la lumière qui maintenant se recolore, dans les lambeaux de la brume nocturne dont le voile peu à peu s’écorche et se défait. Le sexe de l’homme est dressé devant son ventre comme si une branche lui était poussée. Au bout des bras tendus les deux mains ouvertes cherchent à se refermer autour de la longue femme nue, luisante, humide, dont les pieds et les chevilles sont pris dans la boue et la fumée de l’eau. Or, ce n’est pas la naïade qu’il a saisie : il a pris dans ses bras cinq roseaux de marais. Son désir se répand parmi eux tandis que sa main les rassemble et les serre, et tout à coup son souffle, au bord de ses dents, produit un petit chant fragile et ténu et merveilleux parmi tous les joncs légers, de longueur inégale, que sa main presse en croyant enserrer un long corps nu et doux de femme, un sein qui enfle sa joie dans l’ombre, une joue ronde et lisse, un ventre lisse qui se détend et qui palpite, une mousse rêche qui s’entrouvre et qui, peu à peu, bée, qui, peu à peu, s’écoule. Ce dieu qui soupire se nomme Marsyas. Et son soupir s’échange au mot sifflant de « Syrinx » ; il appelle ainsi ce reste de nymphe perdue au bas du corps trempé et envasé, qui longe les rivières, les saules, les aulnes, les trous d’eau, les oseraies. Femme qui a cessé d’être visible. Pauvre roseau qui chante. Étrange tristesse qui naît après la fausse étreinte qu’un rêve a fait naître aux derniers instants de la nuit. Ce n’est plus qu’un doigt creux qui pleure.

L’amour la mer, Pascal Quignard, Gallimard, 2022.

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