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En lisant en écrivant : lectures versatiles #57

Dans le journal de son été 2021, entre Nice et Paris, Chantal Thomas poursuit l’entreprise entamée en 2017 avec Souvenirs de la marée basse, portrait de sa mère en nageuse. Nager pour elle, c’était s’émanciper, s’éloigner, s’ouvrir au monde, se lâcher, s’abandonner, offrir son corps nu au plaisir. Chantal Thomas pratique la nage et non la natation, précision importante. « Tout ce qui n’est pas immergé avec moi, à l’instant, s’irréalise. » Elle éprouve toutes le sensations du plaisir de la nage, de la détente du corps dans une eau plutôt fraîche, au mois de juin. Elle convoque les œuvres de Roland Barthes, William Finnegan, Victor Hugo, Franz Kafka, Patrick Deville, Paul Morand, ou bien encore Charles Sprawson, qui viennent ponctuer sa réflexion personnelle, au fil de ses rencontres ou de ses observations sur la plage ou dans les rochers. Le charme d’un monde dont elle saisit l’éclat le plus fugitif.

Journal de nage, de Chantal Thomas, Éditions du Seuil, Fiction & Cie, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Mercredi 16 juin

L’été, à Nice, je me réveille en trois fois, une première fois quand j’ouvre les yeux (les chants des oiseaux, à l’aube, ont déjà fissuré l’enclos de mon sommeil), une deuxième avec le café, une troisième, la plus vivifiante, le véritable éveil : quand je plonge la tête dans l’eau. Ce n’est pas un froid à frissonner et retenir un petit cri, comme lorsque j’en suis à entrer tout le corps, poitrine comprise, dans la mer. C’est une sensation brève et revigorante, une pointe de fraîcheur, en surface et à l’intérieur de mon crâne, un acte de présence, hors langage, à l’instant.
La Méditerranée, aujourd’hui, n’a pas le calme absolu d’hier. Des vaguelettes régulières, avec le clapotis régulier dont elles s’accompagnent. Je les perçois, ensemble, avec une grande netteté. Je fends les vaguelettes en diagonale c’est ainsi qu’elles se distinguent le mieux.
Ni le calme d’hier, ni le bleu pur. Ce matin, l’eau est verte, couleur manteau d’huître. Elle est en mouvement, léger, mais cela suffit pour qu’une série de voiliers à voile blanche quittent le port, bientôt dépassés par une barque de pêcheur, lesquels, voiliers et barques, sont à leur tour dépassés et agités par un yacht blanc. Il produit ses propres vagues, qui vont atteindre la crique et finir par s’annuler au rythme des gouttelettes.
Je le regarde s’éloigner. C’est le genre de bateau qui évoque des idées de cocktail sur le fond musical d’une douleur modulée par Nina Simone.
Le genre de bateau qui fait rêver les badauds du Festival de Cannes. Non seulement ils ne fouleront jamais le tapis rouge du grand escalier, mais ils ne mettront pas davantage les pieds sur l’un de ces luxueux yachts amarrés au quai.
Le snobisme, cette foi en des idoles supposées douées d’une existence plus riche et passionnante que la nôtre, leur confère l’énergie d’attendre et l’humilité de rester de l’autre côté de la barrière.

Jeudi 17 juin

Les mouvements successifs d’ouverture et fermeture de mes bras, comme d’un d’éventail, produisent au fur et à mesure de ma progression un arrondi plissé, d’un bleu très doux, aussi léger qu’une tunique d’Issey Miyake.

Hier soir, je me suis endormie après avoir lu les pages d’Un été à Miradour de Florence Delay sur les bains de sa mère dans le tumulte des flots de l’océan Atlantique : « Passé la barre des vagues, elle nage sa drôle de brasse asymétrique, le bras droit projeté vers l’avant, l’autre poussant vers l’arrière, les jambes en ciseau, nage à l’indienne dont ses filles ont hérité. Nénette, à vrai dire, est plus rassurée à Hossegor où la baignade est surveillée. Elle a quand même obtenu que son amie ne nage plus vers le large mais le long du rivage, comme si à deux ou trois mètres elle pouvait encore la secourir, elle qui ne sait pas nager. »
Ses phrases me reviennent et me donnent envie, pour jouer, et en manière de dédicace à ce beau personnage de femme, de changer ma brasse classique pour cette version de l’indienne. Le ciseau de mes jambes reste le même, je dissocie mes bras, mets plus d’énergie dans la projection de mon bras droit vers l’avant, et me sers du gauche comme d’une petite rame. Je nage un peu de travers, mais comme mes trajectoires ne sont jamais droites, jamais des longueurs, il n’y a guère de différence.

Ses filles, dit le livre, ont hérité de l’indienne de Madelou, et moi, grâce au livre, je m’en inspire.
Mon indienne, ce matin : une citation nagée.

Le chemin de mer

Un jour, à la librairie La Galerne, au Havre, une dame m’a demandé une signature pour un exemplaire de Souvenirs de la marée basse. Elle semblait émue. J’ai pensé qu’elle souhaitait l’offrir à sa mère, mais c’était, en fait, en mémoire d’elle.
Et elle m’a raconté le rite. Il y avait sur leur plage de Bretagne un creux de rocher très fréquenté par les crevettes mais ignoré de la plupart des visiteurs. À marée basse, il était accessible à pied. Elle avançait derrière sa mère. Elle tenait les deux épuisettes, tandis que sa mère portait, accroché à sa taille, un panier pour recueillir leur pêche. S’il y avait des vagues, elle proposait de lui prendre la main, mais la mère, même devenue âgée et instable sur « ses pauvres jambes maigres », refusait. Elle tenait à aller en tête et s’approcher la première du trou à crevettes. Nous appelions ça notre « chemin de mer », m’a dit la dame. J’ai reçu en plein cœur, avec son envie de pleurer, le précieux de ce souvenir dont elle m’avait jugée digne.

L’extrême transparence de l’eau quand je me rapproche de la rive : du verre à l’état liquide.

Vendredi 18 juin

La mer a perdu sa transparence et le calme d’un lac. Elle est un peu polluée au bord. Et, à l’horizon, son bleu foncé est séparé du bleu azur par une coupure nette.
La pollution est également sonore. Des types font hurler une radio.
Une fureur me gagne. En nageant vers le large elle me quitte. Il n’y a plus qu’un étonnement devant cette eau si étrangère à elle-même d’un jour à l’autre. Les vagues s’accentuent. Elles mobilisent mon attention, me délivrent, en surface, de l’énervement.
Le vent surajoute des vaguelettes sur l’arête des vagues. Quelque chose comme une possibilité d’orage sur la mer, dans mon humeur, menace. Je me rappelle Jackie, les jours où elle arrivait à la plage, constatait qu’il y avait pour elle trop de vagues. Elle restait debout, l’air furieux. Elle scrutait la mer, comme interloquée par un coup aussi minable de sa part. Et puis la colère l’emportait et, après une marche sans but sur la promenade des Anglais, elle rentrait chez elle, sans joie, c’est le moins qu’on puisse dire. Sa façon de claquer la porte en disait long sur l’étendue de sa contrariété. Ma mère était une terrible claqueuse de portes. À son opposé, j’ai grandi en m’efforçant de faire le moins de bruit possible.

Le fond de l’eau est chaud. Je me demande pourquoi.

Samedi 19 juin

Les plages préférées peuvent sembler dues au hasard, interchangeables. En réalité, à nos yeux émerveillés, à notre cœur qui chaque été les retrouve avec amour, elles sont d’une importance vitale. Elles ne correspondent pas nécessairement à des critères de beauté objectifs. Ma plage préférée d’origine : la plage de la Jetée Rouillée pouvait sembler criblée de défauts, le pire étant précisément la ruine rongée par le Temps qui lui avait donné son nom.
Elle ne servait plus à rien, imprimait sur l’horizon un dessin informe, menaçait de tétanos les enfants qui s’y seraient écorchés, ou blessés. C’était justement tous ces éléments négatifs qui augmentaient le prix de la plage. Laquelle avait aussi cet « avantage », lorsque la mer se retirait, d’être un peu vaseuse. Les derniers chantiers navals la bordaient. Et la carcasse des bateaux en construction pouvait apparaître du même registre d’abstraction que les pylônes effilochés de la jetée. Nos yeux d’enfant ne s’y trompaient pas : les premières étaient en phase de construction, les seconds de destruction. Notre sympathie allait vers la ruine.
Autour du navire en construction s’affairaient des hommes, forts et actifs, à grosses voix. Autour de la Jetée Rouillée, sous elle, à peine repérables, allaient et venaient, à pied, à la nage, avec leurs épuisettes, les mains nues, deux petites filles, à la fois agitées et capables de longues perplexités. Les piliers incrustés de coquillages étaient leur trésor, elles n’auraient pas assez de l’été pour les explorer en leur entier. Mais iraient-elles jusqu’au bout de l’été, puisque l’ombre de la jetée, disait-on, était mortelle, comme, à la campagne, on les avait prévenues que l’ombre des noyers était mortelle. L’ombre des noyés, répétions-nous en boucle et sans raison, en claquant des dents.
Ma plage préférée d’aujourd’hui est, elle aussi, sous le signe d’une ruine, cette maison qui autrefois dut être luxueuse. Elle révèle peu à peu des angles et silhouettes inconnus dans le lent processus de sa décadence. La grande nouveauté, cet été, est l’apparition d’une bougainvillée au centre de ce qui devait être la salle à manger. Elle est fastueuse, épanouie. Quand je nage, j’aime bien la suivre un moment des yeux, l’abandonner, la reprendre. Le fanal de fleurs violettes est mon guide si je regarde, à hauteur d’eau, du côté de la côte. Si je regarde vers le sommet de la colline, le Château de l’Anglais prend le relais. »

Journal de nage, de Chantal Thomas, Éditions du Seuil, Fiction & Cie, 2022.

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