Anne-Marie Garat est née, a passé son enfance à Bordeaux, mais s’est rapidement éloignée de la Belle endormie. En visite chez son cousin bordelais, elle découvre au musée d’Aquitaine une exposition consacrée à la traite négrière. Un cartel y attire tout particulièrement son attention et déclenche son indignation par ses approximations et ses falsifications de l’esclavagisme. Humeur noire revient sur cette franche colère qui jaillit de manière salutaire devant l’imprécision des mots, en évoquant le rapport de l’auteure au langage à partir du récit de son parcours personnel et professionnel, de ses engagements culturels et sociaux. Elle démontre l’inexactitude de cet héritage historique, démonte les mensonges trompeurs de la mémoire bourgeoise de la ville, et, plus largement, remet en perspective l’esclavage et la colonisation dans la persistance ignoble du racisme.
Humeur noire, Anne-Marie Garat, Actes Sud, 2021.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« Et puisqu’il s’agit du langage, de ses mots, il y en a un dans ce livre qui brûle non seulement les lèvres mais toute la boite vocale, langue, palais, dents et gorge qui le produisent nègre. Si explosif à prononcer (pour qui ?) qu’on n’y touche qu’avec des pincettes, par exemple entre guillemets, que d’aucuns signalent à l’oral avec les doigts en guise d’excuse. Si contaminé que Étasuniens bannissent même N-word comme un tabou, le président Obama en a lui-même fait es frais en l’employant par mégarde. Ce sparadrap du politiquement correct colle décidément au pouce, à la langue. En France, certains préfèrent Noir, et même plutôt Black, emprunt angliciste qui met à distance proprette, tel un objet que l’on manie avec des gants (blancs). Les deux agrémentés de leur délicate majuscule.
La majuscule, du latin majusculus (un peu plus grand), est la règle de typographie (mal audible à l’oral) qui différencie par sa taille cette grande lettre de la minuscule, le tout-venant de l’écriture manuscrite ou imprimée. Tout de même une affaire qui laisse rêveur sur son origine : la lettre capitale affectée à l’initiale d’un mot grandit (ennoblit) son sens par son calibre supérieur, c’est-à-dire par la position qu’elle occupe dans la casse. Casse dérive de caisse, châssis en bois compartimenté contenant, calés dans des cases séparées, les caractères d’imprimerie en plomb selon leur fonte, le type et la graisse (caractère en maigre, demi-gras ou gras) définissant l’encrage de leur police d’écriture. Les lettres capitales étant distribuées en fonction de leur taille relative crans les cases dites du haut de casse : ainsi : Nègre, Noir et Black majusculés sont-ils sauvés de leur bas de casse, on n’a pas trouvé mieux pour sien sortir. Remarquons qu’en quelques lignes se sont culbutés maigre, gras, capitale, type, caractère, séparé, police, casse... Peut-on faire que les mots, en un certain ordre réunis et agencés, aient aussi leur éloquence, nullement accidentelle, aient aussi leur sémantique, leur politique et leur histoire (la nôtre de vieille imprimerie nous plombe vraiment).
Reste que nègre, comme tout vocable, traîne avec lui son entier passé de mot, son origine étymologique, son invention datée et ses usages, à lui seul le concentré tragique de toute l’histoire de l’esclavage, de la ségrégation et du racisme : il pèse des tonnes. Il pèse le poids colossal des crimes qui l’ont forgé, mais la culpabilité qui lui est attachée est finalement très récente, à peine un demi-siècle : durant très longtemps il n’a écorché l’oreille ni la boîte vocale de ses locuteurs. Au contraire, d’un emploi commode consensuel, populaire comme savant. Armateurs négriers, anatomistes, ethnologues, ministres, écrivains, militaires, administrateurs des colonies et des protectorats, l’ont articulé sans sourciller. Je dirais avec candeur – l’ignoble candeur étymologique de leur blanchité fictionnée en parangon d’universelle pureté. Bien d’accord sur ce que, avec ses variantes infamantes de negro ou nigger, ce mot entend leur langue d’insulte, de mépris, de haine à mort. Le mot nègre est le masque plaqué sur le visage de celui que la suprématie coloniale rejette hors de l’humanité et qui, par l’impérialisme capitaliste, fait de la nature et de ses ressources, humaines comprises, une marchandise. Du coton et du sucre un produit bancaire, du nègre asservi un homme–monnaie (une pièce), selon son système néo-idolâtre de la chose, de ce qu’il chosifie, dénature et rejette en déchets. En ce sens, nègre est bien le terme générique assigné au bas de casse de l’humanité et, de ce point de vue, le philosophe Achille Mbembe a quelques raisons de dire qu’aujourd’hui, le prolétaire chinois est un nouveau-nègre.
Ce mot de nègre, les intéressés se le sont réappropriés, l’ont adopté et retourné contre le Blanc qui, sans lui, n’existe pas comme tel, prisonnier qu’il est de son instrumentalisation. Des écrivains et des intellectuels des années 1930, tels Aimé Césaire, Guy Tirolien, René Depetre u Léopold Sédar Senghor conçoivent l’idée de négritude, non sans controverses jusqu’aujourdhui, mais avec cette avancée historique et politique qu’alors se dessine une communauté culturelle panafricaine qui fait éclater les frontières de son étendue, la déterritorialisation géographique de l’esclave aboutissant au contraire du but escompté : la construction d’une synergie des cultures unies dans leur diversité. Cela jusque dans la langue métissée des êtres opprimés, empreinte de tout l’héritage des expériences vécues dans leur chair dans la soute de l’humanité, au plus bas de casse de sa condition, voix d’outre-tombe montant en "francophonie". Qu’il vaudrait mieux mettre au pluriel de la pluralité des peuples qui, de cette langue imposée par le maître colonial, ont fait une autre langue française, une langue autre, l’autre de la langue, avec ses inguérissables blessures et ses illuminations de pensée.
En cela transformant la pensée malade, la langue malade de son prédateur, en une langue libérée, expurgeant les hideurs de la langue folle, lui inventant une beauté et une intelligence neuves. Si comme le dit Frantz Fanon le raciste est un fou qui s’ignore, si sa déraison sociopolitique a pour centre l’aliénation mentale d’un délire auto-hallucinatoire, les francophonies sauvent quelque peu la langue française de sa démence mortelle, s’en émancipent tant dans la création littéraire et poétique, tant en philosophie que dans l’usage vernaculaire. Ainsi neg en créole haïtien pour dire un gars ou une fille, indépendamment de sa couleur, quand blan désigne tout étranger quelle que soit sa couleur : neg étant le haïtien, blan le résident de passage. Quel que soit son pays d’origine, le Zaïrois comme le Belge ou le Chinois est un blan. De même la jeunesse afro-américaine recycle nègre en nigga argotique en tant que marqueur identitaire et signe d’accolade pour dire mec, mon pote ou mon vieux.
On le sait, la question est qui parle et à qui, dans quel contexte, quelle situation de communication, quelle intention, délibérée ou non. Ceci s’appliquant à tout maniement du langage. Aussi vaut-il mieux préciser que, dans ce livre, le mot nègre est employé sans majuscule, sans italique ni guillemet chaque fois que, comme acte de langage et dans son contexte sémantique, il renvoie à l’énonciation du point de vue de la langue française telle qu’elle l’a inventé et utilisé, mais aussi bien au sens déférent tel que Martin Luther King l’utilise dans ses discours, ou que Quentin Tarantino le met dans la bouche de personnage de ses films, par effet de réel et comme référence parodique au temps et à l’espace où ils se situent. » [1]
Humeur noire, Anne-Marie Garat, Actes Sud, 2021.
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[1] Voir Pulp Fiction (1994), Django Unchained (2012) ou Les Huit Salopards (2015).