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En lisant en écrivant : lectures versatiles #90

Atteint de psoriasis chronique, Sergio del Molino s’adresse, à travers ce récit personnel et historique à la frontière de l’essai, à son fils qui lui soutient que « Les sorcières, ça n’eziste pas ! » Les monstres existent, il a l’impression d’en être un, lui avoue-t-il. L’auteur raconte ensuite la vie de diverses personnalités illustres (Joseph Staline, John Updike, Vladimir Nabokov, Cindy Lauper, Pablo Escobar, entre autre) en décrivant la manière avec laquelle les répercussions physiques de cette maladie influence la vision du monde, aussi bien dans l’exercice du pouvoir que dans l’acte créatif. Ce livre aborde la figure du monstre, la question du racisme également. Une réflexion profonde et sensible sur la peau.

Histoire de ma peau, Sergio del Molino, traduit de l’espagnol par Eric Reyes Roher, Éditions du sous-sol, 2023.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




« On ne peut pas dire que Felix von Luschan ait raté sa vie. Il explora différents continents, fit la découverte de ruines hittites en Anatolie (le prodigieux royaume de Sam’al), étudia les cultures aborigènes d’Australie et de Nouvelle-Zélande, sillonna l’Afrique du Sud, donna des conférences aux quatre coins des États-Unis et remplit un musée à Berlin avec les pièces rapportées de ses voyages. Pourtant, aux yeux de l’histoire, il n’est que l’auteur de la méthode qui porte son nom, constituée de trente-six carreaux de verre opaque ordonnés suivant une échelle chromatique représentant l’ensemble des carnations possibles de la peau humaine.
Il eut l’immense chance de mourir à Berlin pendant l’hiver 1924, lorsque pratiquement plus personne dans cette ville ne se souvenait de lui ni de ce qu’il avait réalisé. S’il était resté en vie une décennie de plus – ce qui aurait très bien pu se produire, vu la soudaineté de sa maladie et la brusquerie de son décès : à sa mort, il venait tout juste de rentrer d’une expédition en Égypte, et personne ne part conduire une expédition en Égypte s’il s’imagine qu’il va mourir en rentrant –, il aurait vu comment ses travaux servaient à justifier l’eugénisme, et sans doute aurait-il été appelé comme expert pour cautionner les stérilisations de masse et les lois raciales des nazis, ce qui lui aurait causé bien plus que de la gêne. Car Felix von Luschan, malgré ce que ses carreaux de couleur porteraient à croire, était sans doute le seul anthropologue non raciste de tout Berlin. Ou du moins, était-il aussi antiraciste que pouvait l’être un anthropologue berlinois en 1924.
Von Luschan conçut sa méthode après avoir voyagé de par le monde et examiné toutes sortes de peaux, systématisant au passage le savoir que les racistes avaient accumulé depuis le XVe siècle, point de départ de l’histoire du racisme. Avant qu’il ne fût possible de traverser les océans, les Européens ne se faisaient pas une idée très précise de la variété de carnations qui existe dans le monde, non pas qu’ils n’avaient pas connaissance de ce monde – les Romains implantèrent des ambassades jusqu’aux portes de la Chine et nombreux s’étaient déjà aventurés au cœur de l’Afrique –, mais parce qu’ils voyageaient très lentement. À pied ou à dos de chameau, les contrastes entre les cultures se diluent. Il existe même une théorie selon laquelle un pèlerin se rendant de Roumanie jusqu’à Saint-Jacques de Compostelle au bas Moyen Âge (autrement dit, d’un bout à l’autre de l’Empire romain où l’on parlait latin) ne remarquerait pas les changements de langue, étant donné que les langues romanes sont si proches et que les dialectes divergent si peu d’une vallée à l’autre – dans le village d’à côté, le mot pour dire “porte” varie, alors que tout le reste demeure à l’identique ; dans le village qui suit, c’est un article qui change ou une conjugaison qui se décline un tant soit peu différemment – qu’il serait incapable de distinguer le galicien du roumain. Il faut se déplacer d’un coup pour être capable de saisir les contrastes : aujourd’hui, le Roumain qui prend un avion pour Saint-Jacques de Compostelle ne comprend pas ce qu’on lui dit à l’arrivée, n’ayant pas eu l’occasion de s’acclimater à tous les parlers intermédiaires.
Il se produit le même phénomène avec la peau. La gradation que traduisent les carreaux de Von Luschan ne s’apprécie qu’entre deux tonalités extrêmes, et puisque la mélanine est associée à la géographie, dès lors que l’on voyage lentement il n’est pas évident de remarquer que la peau des populations fonce à mesure que l’on se dirige vers le sud. Lorsque les Européens ont commencé à voyager d’une seule traite n’importe où dans le monde, ils ont pris conscience subitement et catastrophiquement de ces contrastes chromatiques. Les textes romains regorgent de rois dont nous savons aujourd’hui qu’ils étaient noirs, bien que les chroniqueurs de l’époque n’aient pas cru nécessaire de le signaler.
Von Luschan, j’insiste, n’était pas raciste. Dans ses écrits, il déclara qu’il n’y avait pas de peuple sauvage ou inférieur et que, dans le cas du Congo, les seuls sauvages étaient les Belges. Il n’alla pas jusqu’à remettre en question la colonisation, bien qu’il déplorât les agissements des empires coloniaux. Ses trente-six tons chromatiques n’avaient pas vocation à faire valoir les différences entre les êtres humains, mais à mettre en lumière leurs ressemblances.
Quoiqu’il ne parvînt pas à le prouver, puisqu’à son époque la dermatologie ne possédait pas les outils pour y parvenir, il formula l’hypothèse suivant laquelle les différences raciales entre personnes n’étaient le fait que de facteurs environnementaux, climatiques pour la plupart, qui se transposaient sur les gènes à travers la sélection naturelle. Il avait aussi d’autres idées plus confuses, bien que plaisantes et inoffensives – voire révolutionnaires dans cette Allemagne obsédée par la pureté –, sur les vertus du mélange et du commerce. Il n’y a pas de race pure, disait-il, car toutes se croisent et se contaminent ; c’est pourquoi la palette est si large et qu’il y a plus de couleurs métisses que de couleurs authentiques. Il réfuta l’existence des Aryens tout comme celle des Juifs. Pour quelqu’un portant un von dans son nom de famille et descendant de l’une des familles les plus anciennes d’Autriche, ce n’était pas un mauvais bougre.
Ce fut un Italien, Renato Biasutti, qui tira le plus profit des carreaux de couleur de Von Luschan. Lorsque celui-ci mourut en 1924, Biasutti était un professeur de Florence qui arpentait le nord de l’Italie pour y étudier les types d’habitats que l’industrialisation était en train de reléguer au dépotoir de la mythologie. Obsédé par cette Italie qui disparaissait dans son sillage, il était aussi un homme du monde, connaisseur de l’Afrique aussi bien italienne (Libye, Érythrée, Somalie…) que non italienne. À l’instar de Von Luschan, lui aussi parcourut les États-Unis et explora l’Égypte ; et c’est sans doute à cause de cette manie qu’ont les professeurs de s’emboîter le pas les uns aux autres en marmonnant leurs propres pensées, qu’il se saisit de ce témoin sous forme de carreaux abandonnés au pied des pyramides, là où l’Autrichien les avait laissés avant de mourir.
L’Italie fasciste ne se passionnait pas pour les races autant que son alliée germanique, mais désirait s’affirmer en empire comme son prédécesseur romain et faire défiler à nouveau sur les forums, sous le regard satisfait du Duce et euphorique de la plèbe, les esclaves nubiens. C’est pourquoi, le travail de Biasutti était patriotique : toute cartographie, sous quelque forme que ce fût, produite en Italie, manifestait le pouvoir du fascio. Des années durant, le professeur florentin voyagea et glana des tonnes de photographies et de carnets de campagne, réalisés par une infinité de collaborateurs, qui donnèrent en 1941, en pleine guerre totale, Le razze e i popoli della Terra : quatre volumes reliés cuir (ça ne s’invente pas), offrant une profusion de cartes et d’illustrations, imprimés à Turin sans aucun sens de l’austérité.
Cet ouvrage est la transposition sur planisphère des carreaux de Von Luschan : un atlas représentant la répartition de la peau humaine en fonction de sa couleur, à travers les cinq continents. L’encyclopédie définitive du racisme.
Pour autant, on ne cessa pas de rééditer Le razze e i popoli della Terra à la fin de la guerre. Et son auteur n’en fut pas moins admiré et respecté – si ce n’est plus – dans l’Italie de la démocratie. Durant les années 1960, l’ouvrage s’imposa comme une référence de plus en plus citée dans les universités du monde entier, même si c’était davantage pour des raisons médicales qu’anthropologiques. Ce sont les dermatologues qui se sont le plus intéressés à lui, et même si aujourd’hui l’échelle de Von Luschan ou l’atlas de Biasutti ne sont guère plus que des antiquailles de brocanteurs, comparables en valeur à des traités d’alchimie, ils servirent néanmoins pendant longtemps comme guides essentiels pouvant expliquer l’un des mystères les plus douloureux de la peau : sa capacité à susciter la division.
Ces travaux faisaient le constat de la diversité humaine et de sa distribution géographique, et furent instrumentalisés pour prouver que la ségrégation raciale était un phénomène naturel qu’il convenait de préserver, ce qui n’était pas pour déplaire aux suprémacistes blancs américains et aux idéologues de l’apartheid, sans oublier les eugénistes allemands de tout poil. Chacun chez soi et pas de mélanges à même de pervertir un plan qui pourrait tout aussi bien se trouver dans la Genèse que dans l’esprit du démiurge qui pensa le monde, ou encore, pour les plus sceptiques, dans les mécanismes de la sélection naturelle. La moindre entorse à cet ordre-là étant perçue comme perverse et décadente. Et pourtant, Von Luschan et Biasutti avaient voulu prouver le contraire. Le premier eut la bonne fortune de mourir assez vite, mais le second connut Auschwitz et le docteur Josef Mengele, et vécut suffisamment longtemps pour observer les échos des discours de Martin Luther King dans ces États-Unis dont il put observer la ségrégation raciale de ses propres yeux lorsqu’il en fit le tour avec un set de carreaux de couleur dans la malle, les comparant aux tonalités de peaux qu’il rencontrait.
Depuis les années 1970, la dermatologie a démontré le fonctionnement de ce qui pour ces professeurs n’était encore qu’une hypothèse. La peau sécrète de la mélanine afin de se protéger des radiations ultraviolettes, responsables de lésions cellulaires profondes. Le bronzage est un mécanisme de défense qui, à un moment donné, peut se transmettre des parents aux enfants. La sélection naturelle veut que les individus disposant de plus de mélanine soient majoritaires dans les zones proches de l’équateur et que ceux qui en ont le moins se concentrent à proximité des pôles, là où la radiation est moindre. Il faut néanmoins attendre plusieurs générations pour que cette sélection naturelle parvienne à modifier la couleur de la population, c’est pourquoi les Noirs qui vivent en Norvège n’ont pas d’enfants blancs. Mais c’est aussi la façon dont les êtres humains apprennent à se protéger du soleil qui a son influence : les Blancs qui vivent en Afrique équatoriale ne s’exposent pas aux rigueurs du climat, c’est pourquoi la peau de leur progéniture verra défiler beaucoup plus de générations avant de foncer, et il se peut même que, vivant dans des logements adaptés et voyageant dans des voitures climatisées, ils ne deviennent jamais noirs. Ceci pourrait expliquer le fait que les Indiens d’Amazonie ne le soient pas : il ne s’est pas encore succédé suffisamment de générations depuis l’arrivée de leurs ancêtres en provenance d’Asie, sans compter qu’ils ont appris à mieux se protéger du soleil que les Africains. La dermatologie actuelle préfère parler de phototypes plutôt que de races ou de couleurs de peau, car elle associe ainsi la pigmentation au rayonnement solaire, et rien qu’au rayonnement solaire.
La carte de Biasutti peut se lire comme le premier plaidoyer scientifique pour l’égalité entre les êtres humains, mais son caractère dépassionné ou sa contribution à une vision œcuménique ne veut pas dire qu’elle ne saurait être lue par ailleurs comme une justification du racisme, comme ce fut le cas. De même que le docteur Victor Frankenstein n’avait pas souhaité créer un monstre qu’il finirait par poursuivre jusqu’en Arctique. Tout au long de ses quatre volumes, Le razze e i popoli della Terra faisait la part belle aux observations ethnographiques expliquant les différences culturelles. Bien que Von Luschan ne crût pas en l’existence de peuples sauvages, ce livre propose néanmoins une classification dont on peut déduire une hiérarchie, à l’image de ces jeux de cartes représentant des familles de petits Chinois, de petits Noirs, de petits Maures et de petits Blancs.

Le racisme est une pulsion tellement puissante qu’il opère à partir de la seule taxonomie. Une simple énumération de races parvient à teinter de racisme tout un discours et suffit amplement pour que les éleveurs de tous les pays se mettent à établer les gens et à les parquer dans des fermes séparées. La peau est la première bannière tribale justifiant le tracé de frontières entre nous et les autres. Suivront alors les drapeaux en toile et leurs couleurs criardes, les étendards et les hampes, les armoiries et les clairons, mais la peau demeure le degré zéro de la discrimination, car tout ce qui pourrait ressembler à un bestiaire sert à fabriquer un zoo. On se consolera de savoir que ces travaux, qui ont ouvert la voie à penser les races comme de simples péripéties environnementales, ont vu le jour au milieu de la sublimation féroce du racisme du XIXe siècle, dans l’Allemagne qui allait donner Hitler et dans l’Italie fasciste. Tout n’était donc pas perdu, même au plus noir de la nuit. »

Histoire de ma peau, Sergio del Molino, traduit de l’espagnol par Eric Reyes Roher, Éditions du sous-sol, 2023.

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