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En lisant en écrivant : lectures versatiles #96

Hêtre pourpre est un roman d’apprentissage qui mélange de manière tourbillonnante des formes et des récits divers, sur la vie sexuelle d’une jeune personne non binaire, une quête identitaire (de genre et de classe), ses souvenirs d’enfance, tout entremêlant l’histoire botanique du hêtre pourpre à celle des sorcières et de leurs combats. Roman qui joue avec les mots, les néologismes, l’inventivité de nappes successives de langues, de l’allemand au suisse-allemand, et leurs dialectes, en passant par l’anglais, en les imbriquant les unes aux autres pour se les approprier et nous les rendre audibles. Ce roman est une quête familiale en forme d’arbre généalogique sur les figures féminines qui constituent sa lignée maternelle, l’héritage d’un passé hétéronormé dont l’auteurǝ parvient à se libérer.

Hêtre pourpre, Kim de l’Horizon, traduit de l’allemand (Suisse) par Rose Labourie, Julliard, 2023.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




« Les mains de grand-mer

Les mains de grand-mer étaient des bêtes. Elles étaient perpétuellement en mouvement. Leur agitation fébrile en faisait des souris, des souris sans poil, avec de la peau, de la peau rugueuse comme de l’asphalte craquelé. Leur forme en faisait des araignées, de petites créatures pleines de pattes au dos rond ; prisonnières de leur corne, elles cherchaient sans relâche à sortir de grand-mer, tâtonnant comme des aveugles qui viennent de perdre la vue. Elles attrapent des patates qu’elles épluchent avec avidité. Empoignent la petite cuillère à moka pour pelleter du sucre dans la tasse de café – oui, ce mouvement relève du coup de pelle. C’est un mouvement étranger à la petite cuillère, comme si grand-mer s’était directement inspirée de la récolte des patates pour pelleter des cristaux de sucre. La moitié des petits cristaux atterrit systématiquement sur la nappe à carreaux rouges et blancs. La petite cuillère à moka : un objet qui ne parle pas la même langue que ces mains. Les arabesques et fioritures ornent son manche avec un raffinement grotesque. Superflu. Devant un Disney où une Parisienne gantée, d’un geste sophistiqué (avec le pouce et l’index, l’auriculaire en l’air), plonge une petite cuillère à moka dans une tasse à thé, j’ai pris conscience de l’écart. Du fossé entre grand-mer et le monde au quel j’aspirais. Grand-mer chopait la petite cuillère à moka de tout son poing. Ses articulations renflées par l’arthrite me rappelaient les ronces ensorcelées dans La Belle au bois dormant de Disney. Ces renflements noueux. Cent ans d’ankylose.

Je me souviens que les mains de grand-mer rentraient en moi. Dans mon souvenir, les mains de grand-mer sont complètement seules face à elles-mêmes : elles ne cessent de s’empoigner l’une l’autre, de se cramponner l’une à l’autre, elles cherchent sans relâche, cherchent quelque chose à tenir, attrapent mes jambes d’enfant et mes bras d’enfant et les caressent sans merci. Je ne me souviens pas de mes jambes d’enfant ni de mes bras d’enfant, je me souviens seulement de cette sensation de rugosité et de savoir qu’il faut que je tienne bon, que grand-mer en a besoin.

Les pieds de grand-mer

« J’ai des pieds d’homme », disait toujours grand-mer, fièrement, sur la défensive, d’un ton d’excuse, indéchiffrable. Les pieds de grand-mer étaient énormes, le gros orteil était un petit poing, et ils avaient ces bosses sur le côté qu’elle appelait « hallux » en soupirant. J’avais peur qu’un autre orteil surgisse à cet endroit. Les pieds de grand-mer m’ont appris que les parties du corps sont des êtres vivants qui travaillent contre nous, qui ne sont pas la même chose que nous, qui peuvent être d’un autre genre, d’une autre espèce. Et que les sentiments que nous inspire le corps, s’ils y prennent leur source, se propagent ensuite dans toute la pièce.

Les napperons de grand-mer

Les meubles étaient tous garnis de napperons, tissus, étoffes et textiles divers et variés, qui n’arrêtaient pas de glisser. Crochetés, tricotés, brodés. Sur le canapé trônait un gigantesque jeté blanc crocheté main. La fierté de grand-mer. Chaque fois qu’enfant je m’asseyais sur le canapé ou que je le touchais seulement, grand-mer ne pouvait s’empêcher de remettre le jeté en place. Il devait être parfaitement positionné. Grand-mer passait sans arrêt d’une pièce à l’autre pour arranger les napperons sur les tables, guéridons, commodes, secrétaires et étagères. Ça n’allait jamais. Il y en avait dans tout l’appartement, et ça n’allait jamais. Je crois qu’aux yeux de grand-mer, ces tissus étaient la preuve constante, agaçante, accablante qu’elle n’était plus pauvre. Mais ses mains restaient trop maladroites pour placer correctement ces délicats napperons.

Les boîtillons de grand-mer

Je me souviens des petites boîtes de grand-mer : ses BOÎTILLONS [1] Depuis la mort de grand-per, grand-mer rapportait des quatre coins du monde de petites boîtes en bois, pierre, verre, ivoire, plastique, os, fil, acier, cuivre, argent, ambre, cuir, feutre. Il y en avait partout chez elle. Les boîtillons étaient posés sur ses napperons, vides et fermés tous autant qu’ils étaient. Leur vide m’inquiétait. Quand mer et grand-mer prenaient le café, l’enfant parcourait l’appartement, faisait sa ronde, passait devant les boîtillons comme on passe devant des gens qui en ont après vous. On se dépêche sans vouloir donner l’impression de se dépêcher, et on les regarde sans qu’ils voient qu’on les regarde. Les boîtillons me regardaient eux aussi. Ils faisaient tressaillir mes doigts. Encore aujourd’hui, je sens le vide des boîtillons dans le petit bourrelet où les cuticules se transforment en peau. Quand je me vernis les ongles, je m’en mets toujours dessus, alors que ce n’est pas de bon goût, le bon goût des vernisseuses et vernisseurs, ON NE TOUCHE PAS AU REPLI DE L’ONGLE, mais souvent, j’ai l’impression que ce repli est une vague venue du passé qui se brise dans une crique. Une messagère du pays des deux fleuves que j’ai envie de recouvrir de vernis.

Enfant, je n’avais qu’une idée en tête : remplir en cachette ces boîtillons, de tout et de n’importe quoi, de petits cailloux, de feuilles, de cheveux, d’un ongle rongé – juste histoire qu’il y ait quelque chose dedans. Mais je savais que c’était tabou, et je savais aussi que grand-mer aurait tout de suite su qui avait enfreint cette règle tacite.

Je sentais les choses sans les comprendre. Je sentais que les boîtillons étaient des espaces intérieurs, des extensions de grand-mer. Les boîtillons étaient les complices de grand-mer ; je savais qu’elle avait découpé son vide en petits morceaux qu’elle rangeait à l’intérieur. La grand-mer faisait la gentille, mais gare à qui toucherait à son précieux trésor. « Un jour, tu hériteras de tout ça », disait-elle, et c’était toujours une menace.

L’enfant

J’écris « grand-mer » comme si tu étais un personnage de roman, grand-mer. Comme si tu n’étais pas perpétuellement en moi, comme si je pouvais mettre de la distance entre toi et moi. Mais j’ai besoin de cette posture. Je dois pouvoir disposer de toi comme d’un personnage, sans quoi je n’écrirais pas les choses qui sont la raison pour laquelle j’écris. Je voulais écrire au passé, mais les fragments m’échappent et retournent au présent, vont et viennent, se confondent.

Je ne me souviens pas vraiment de moi enfant. Ou plutôt, je ne me souviens pas vraiment du corps de l’enfant. À l’époque dont je parle, je n’ai pas encore de corps. Bien plus que d’être un corps, je me souviens d’être une sensation, une tendresse sous les ventres menaçants, errant de-ci de-là entre les jambes des adultes comme entre les troncs d’une forêt vierge, une tendresse sur la rugosité, l’asphalte, la peau de grand-mer. Je n’existais pas ; il y avait moi en train de courir, mais il n’y avait pas de jambes ; il y avait le vent qu’on sent quand on court, mais pas de visage ni de nuque pour sentir ce vent ; il y avait les cris de joie qu’on pousse quand on court, mais pas le ventre au creux duquel la joie commence à frémir. Le corps, c’était pour les autres. Je me souviens du corps inquiétant et ridé de grand-mer, je me souviens des cuisses de per et de son pénis, je me souviens des seins de mer et de ses cheveux. C’est comme si j’avais accès à quelques photos mais pas au boîtier de l’appareil avec les négatifs.

« Mais pas au boîtier. » Quelle métaphore pourrie, cette histoire d’appareil photo. Je me rends compte que je tourne l’air de rien autour de ce qui compte vraiment pour revenir à ce qui a été sucé jusqu’à la tige. Et l’essentiel, c’est quoi ?

Je me souviens de mes dents, les dents de lait qui étaient comme des corps étrangers dans le corps : du jour au lendemain, elles se mettaient à bouger, et on pouvait se les arracher. Une autre exception à ces souvenirs manquants, ce sont les orteils, qui – quand on se réveille en pleine nuit – ne sont pas complètement cachés par la couette et qu’on veut mettre à l’abri des monstres tapis sous le lit. L’éternel dilemme nocturne : soit on protège ses orteils en ramenant ses pieds sous la couette, mais si on n’y va pas assez doucement, les monstres risquent de remarquer le reste du corps et de n’en faire qu’une bouchée. Soit on laisse ses orteils dehors, et les monstres les dévoreront à coup sûr, mais les autres membres leur échapperont… Un casse-tête insoluble.

Les orteils et les dents : deux parties du corps que j’ai perdues et qui ont miraculeusement repoussé.

La bouche de grand-mer

La bouche de grand-mer était un paysage en perpétuel mouvement, en accéléré. Elle parlait sans arrêt, et quand elle ne parlait pas – parce qu’elle buvait ou mangeait ou regardait la télé –, sa bouche faisait tous les bruits possibles et imaginables, comme mâchonner, tousser, racler, inspirer et expirer bruyamment, se mouiller les lèvres, fouiller de sa langue les interstices entre les dents pour en retirer les hypothétiques restes de nourriture.

Grand-mer avait toujours du rouge à lèvres, une couleur de vieille dame entre le rouge pétant et le rose Barbie qui laissait sur ses dents des traces qu’elle essuyait avec un mouchoir en coton blanc et des gestes durs et précis. Le rouge à lèvres s’en allait, et elle en remettait, mais il se retirait inlassablement – une mer à marée basse. Ses lèvres étaient lézardées de rides fines : des fissures sur une paroi rocheuse friable. L’enfant se demandait comment ce genre de choses se produisait et, devant le miroir, empoignait ses propres lèvres bien lisses à deux mains, certainə que les lèvres de grand-mer s’étaient fissurées par inadvertance. Ça n’arriverait pas à l’enfant. L’enfant prendrait garde à ce que ses lèvres ne se fissurent pas, jamais, et s’y cramponnerait. Au-dessus des lèvres de grand-mer, il y avait des petits trous laissés par les gros poils qui avaient poussé pendant qu’elle était enceinte de mer. L’enfant le savait : ce qui maintenait grand-mer en vie, c’était sa bouche, cette infatigable machine.

Les dents de grand-mer

Grand-mer ne jetait jamais un morceau de pain. Quand l’enfant venait la voir, elle achetait du pain frais. Elle donnait le pain frais à l’enfant. Elle, elle mangeait le pain dur. LE PAIN DUR N’EXISTE PAS, LE PAIN NE DURCIT JAMAIS. Le pain dur craquait sous ses dents. Grand-mer en était très fière. « Mes parents avaient perdu toutes leurs dents à trente ans », disait-elle – répétait-elle chaque fois qu’il était question de dents, d’alimentation, de maladie, d’hygiène ou du passé. « Ma mer était tellement fière de pouvoir nous payer le dentiste, tu n’imagines pas », racontait-elle avec un sourire inquiétant qui découvrait ses dents. L’enfant craignait que les précieuses dents de grand-mer se brisent sur le pain. Chaque fois, avant qu’elle morde dedans, l’enfant s’adressait au pain dur. Avec son regard magique et sa voix muette, l’enfant disait : « Cher pain dur. Je t’en prie, ne sois pas trop dur avec les dents de grand-mer. Elle en est tellement fière. Tiens, regarde comme je suis doux, comme je suis tendre, prends un peu de ma tendresse en toi, s’il te plaît. » L’enfant se contractait, contractait son ventre, faisait de la magie dedans, à l’intérieur de son corps, ramassait toute sa tendresse et l’instillait au pain dur par ses yeux.

Les dents de grand-mer étaient grosses et blanches, comme les montagnes, et elles étincelaient tout le temps, car grand-mer parlait sans arrêt. Quand le pain était trop dur, grand-mer se levait d’un bond, la langue sur les gencives, pour préparer une assiette avec du lait et une assiette avec de l’œuf, du sel et du poivre. Pendant la confection des croûtes dorées, grand-mer se taisait. Grand-mer ne savait pas se taire, sauf dans ces moments-là. L’enfant avait conscience que c’était sa faute, la faute de l’enfant, si le pain était dur. L’enfant aurait dû mieux s’appliquer. L’enfant se promettait de s’entraîner à lancer des sorts par le regard. À la maison, l’enfant allait chercher un caillou, l’emportait au poulailler, s’asseyait devant et lui prodiguait toute sa tendresse. L’enfant était très sévère avec l’enfant. »

Hêtre pourpre, Kim de l’Horizon, traduit de l’allemand (Suisse) par Rose Labourie, Julliard, 2023.

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[1(N.d.l.T.) Dans la suite du texte, la langue de mer a été librement traduite en s’inspirant de différents dialectes, suisses ou autres.


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