Un job d’été à vingt ans dans un fast-food. Premiers pas dans le monde du travail qui rappelle celui du père. Deux récits alternés en deux temps qui s’entremêlent. D’un côté les souvenirs d’une enfance marquée par la figure d’un père ouvrier. De l’autre côté, un système de restauration dont l’unique but est de procurer à ses consommateurs un illusoire plaisir immédiat afin d’assurer productivité et profit décuplés. Un premier roman singulier dont l’économie de mots et la brièveté nous font ressentir la violence du caractère répétitif et dégradant de ce travail tout en nous révélant de l’intérieur ces modes de vies aliénant qui rendent dépendant d’un travail automatisé où consommation et production sont devenues indissociables.
En salle, de Claire Baglin, Éditions de Minuit, 2022.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« Celui-là c’est mon préf’ de préf’, il sent trop bon. La formatrice en salle met le produit nettoyant spécial surfaces sous son nez. J’adore, je m’en remets pas, vous voulez sentir ?
Elle agite les produits d’entretien dans tous les sens, fait mine de pulvériser une surface pour nous expliquer comment faire, mais pendant sa démonstration je ne vois que son chignon blond serré derrière son crâne comme si une partie de son encéphale avait une annexe à cet endroit.
La formatrice nous présente la plonge, la zone propre. Elle explique que tout part de là et nous piétinons la nourriture qui stagne sur la grille d’évacuation des eaux usées. Avant de nous envoyer en salle, elle nous emmène dans les toilettes pour nous montrer l’exemple et sort un produit pour désinfecter les lavabos. Elle frotte la surface avec un chiffon comptoir, c’est son nom, appuie sa poitrine contre le rebord pour passer derrière les robinets. Aucun cheveu ne dépasse de son chignon qui semble avoir une vie propre, indépendant de ses mouvements alors même qu’elle frotte vigoureusement la surface.
Elle caresse le distributeur de savon et nous explique qu’il faut aussi passer un coup sur la poignée de la porte des toilettes. Elle laisse un produit violet se déverser sur le dessus d’une poubelle en inox et je suis prise d’un vertige. Il y a trop de fruits dans ce mélange d’odeurs et je suis obsédée par ce chignon blond indifférent au balancement de son corps. Je m’appuie sur la grosse poubelle, proche de l’évanouissement, et elle abandonne le chiffon, se redresse et saisit son téléphone dans la poche arrière de son jean. Par automatisme, je touche l’arrière de mon pantalon mais mes doigts ne rencontrent qu’une couture, un morceau de tissu replié sur lui-même. La poche de ma chemise, elle, est juste assez grande pour contenir trois sachets de ketchup.
Après avoir consulté son téléphone, la formatrice accélère le rythme : bornes, produits, chiffons toutes les trente minutes, laver les mains et changer les poubelles, sens interdit sur les tables, courir avec deux plateaux, les mains en crabe vous voyez comme un petit crabe, faire un nœud à la poubelle et ensuite broyeur, chaises bébé, autocollants, les sauces sont au comptoir, surveiller et emporter les plateaux sitôt prêts, une à l’accueil, une en salle, balayette.
Après trois semaines au drive, je suis désormais en salle, le royaume dont personne ne veut, constitué du lobby intérieur où mangent les clients, de la terrasse, des toilettes et du local poubelle. Je suis en salle parce que je viens d’arriver et que les nouveaux servent à être là où personne ne veut travailler. Je comprends que je vais rester à ce poste. Lorsque je sers un des plateaux posés sur le comptoir, je sais que les équipières de l’autre côté se sont battues pour être derrière le rectangle en béton du comptoir, planquées.
J’apprends que la formatrice s’appelle Chouchou et qu’elle est manageuse en salle. Chouchou précise qu’ici tout le monde l’adore et quand elle nous laisse à midi et passe la porte automatique, elle se retourne et s’écrie salut les filles, trop heureuse de partir en pause.
La clé tourne dans la serrure et nous arrêtons les devoirs. Maman sourit, les poésies de rentrée des classes n’ont plus d’importance, elle chuchote amusée, c’est papa, papa rentre. Alors Nico repousse sa chaise et va se jeter dans les bras de l’homme arrêté sur le paillasson qui sent le gel à cheveux et qui dit doucement doucement, je dois retirer ma veste. Quand vient mon tour de me suspendre à son cou, il proteste de nouveau, non non me touchez pas je suis dégueulasse. Mon père rentre à treize heures quand il est du matin, vingt et une heures quand il est d’après-midi et cinq heures quand il est de nuit. Chaque fois nous oublions ces horaires, nous ne l’attendons jamais et sommes toujours étonnés d’entendre la clé tourner. Quand il n’est pas à la maison, on sait qu’il est au travail et, quand il rentre, on sait qu’il repartira sans savoir quand. Maman nous répète mais si, il est de matin, d’après-midi, il est de nuit mais ça ne veut rien dire.
Il retire son manteau en cuir noir et va se laver les mains dans la cuisine. Après seulement, il ôte ses chaussures de sécurité et prend place sur le canapé, là où la mousse s’est creusée pour lui. Il attrape la télécommande, il met les chaînes d’information et nous rangeons nos cahiers, maman dépose un plat en verre au centre de la table, nous disposons les assiettes. Lorsque tout est prêt, mon père éteint la télé, il s’assoit et il commence à raconter sa journée. Les lingettes sales qu’ils se sont balancées entre collègues, les petites annonces sur le tableau de liège qu’il a modifiées pour rire, et les collègues qui disent t’es con Jéjé t’es con. Maman nous ressert en quiche. Mon père raconte les lapins sur le parking de l’usine tôt le matin, un collègue a essayé d’en choper un à l’épuisette pas moyen, ils sont trop rapides, et quelqu’un en a trouvé un de crevé sur le bas-côté, il l’a mis dans une tour d’ordi pour faire la blague, on va voir combien de temps il reste là, avec l’odeur. Mon père tend son verre pour qu’on le remplisse d’eau. Il faut réserver pour la sortie pêche du CE, on a reçu les catalogues pour Noël, on les reçoit dès la rentrée maintenant pour que tout le monde ait le temps de regarder. Il faut aussi prendre les places pour la journée cirque et le pot de départ du chef c’est dans deux semaines. Nico pose ses coudes de part et d’autre de l’assiette, plus tard je veux faire comme papa, et maman demande qui veut encore une part, vous allez pas me laisser ça quand même, il y a presque rien, je mets pas ça au frigo, allez quelqu’un se dévoue, Nico, allez, je vais pas tenir le plat plus longtemps là. Mon père se lève pour éteindre la lumière et reprendre place sur le canapé, il épluche une orange pendant que la télé projette une lumière bleue sur son visage. Nous débarrassons la table dans le noir. La bouche de mon père est crispée, il n’y a plus d’histoire drôle à raconter, il a tout dit. Mon père détache les quartiers d’orange avec son couteau.
Chouchou revient, elle a bien mangé, elle dit vous avez eu le temps de faire quoi pendant que j’étais partie ? Nous sommes trois en salle et elle nous attribue des tâches parce que sinon, on ne sait pas comment s’occuper. Chouchou se demande comment on ferait sans elle. Elle enfile un pull lorsqu’elle a froid et tripote son gros téléphone lorsqu’elle sort fumer sa cigarette. Je dois attendre seize heures trente pour partir, appuie sur le bouton du terminal de paiement pour connaître l’heure.
Chouchou a peur que je m’ennuie alors elle me propose des activités, faire un tour de balayette, changer les poubelles comptoir, elle veut savoir si ça ne me dérange pas de nettoyer les toilettes. Je n’ai pas le temps d’y aller qu’elle se tourne vers une autre équipière et lui dit mais c’est pas possible, tout le monde sait le faire pourquoi pas toi ? Si je t’évalue, je te mets même pas la moyenne, changer une poubelle en plein rush c’est n’importe quoi. Comme elle ne connaît pas mon prénom, elle ne m’apostrophe pas et quand elle n’en peut plus, qu’un enfant a renversé une boisson, elle m’appelle la miss.
Chouchou enfile le tablier de la partie café du lobby et prétend qu’elle est débordée par une autre tâche. Elle encaisse le client et s’en plaint auprès d’une équipière, tu vois ça faisait deux minutes qu’il attendait et j’ai été obligée de m’en charger, c’est pas possible ça, dès que quelqu’un attend il faut l’encaisser le plus vite possible. Chouchou dit, tu me feras le tour de, j’ai envoyé machine sur les tables, tu me fais les toilettes, tu me fais les tables, tu me fais les boiseries avec un petit chiffon. Nous travaillons dans le salon de Chouchou. »
En salle, de Claire Baglin, Éditions de Minuit, 2022.
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