Deux sœurs. Deux personnalités. Deux destins bien différents. Laura Ulonati explore dans ce récit subjectif les multiples facettes de la relation entre sœurs et plus précisément, celle qui unissait Vanessa et Virginia Stephen, plus connues sous les noms de Vanessa Bell et Virginia Woolf. Ce roman est centrée sur Vanessa, la peintre, la sœur ainée, sur sa difficulté à se faire une place et à la conserver auprès de Virginia Woolf qui va connaitre un succès grandissant. Vanessa connait en effet une carrière prolifique en tant que peintre et des débuts prometteurs mais tombe peu à peu dans l’oubli et surtout, dans l’ombre de sa cadette. Laura Ulonati met en perspective sa propre histoire et son lien particulier avec sa sœur pour faire résonner de manière sensible et troublante l’histoire de Vanessa et Virginia. Un récit polyphonique sous la forme d’un portrait en diptyque de ces femmes, de ces sœurs aux liens ambigus, qui se confondent puis se distinguent.
Double V, Laura Ulonati, Actes Sud, 2023.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« Il ne fait pas encore jour, il fait encore violet. Un soleil fainéant se lève peu à peu dans la lune, il n’est pas pressé que tout bascule. C’est comme ça que la lumière apparaît en Cornouailles, lentement mais sûrement. Comme si, dans l’obscurité, quelque chose grandissait.
Tremblants, les pétales s’inclinent ; les feuilles se creusent en milliers de paumes. Elles implorent, elles espèrent l’averse chaude et puissante des couleurs, ce miracle de l’aube, chaque jour invaincu, qui leur fait quitter le gris de la nuit.
Au seuil de la floraison, au bord de l’apparition, cette attente est la plus belle. Elle crée des images à la limite du réel, suspendues en une mystérieuse plénitude. Une magie enchanteresse qui découpe les arbres en lames, transforme la Nature morte en visions d’aventure. En folle orgie. Un alliage de formes argentées et tendues de désir.
Soudain, la fenêtre flamboie ; son cadre saisit ce moment où là-haut s’embrase en une voûte de miséricorde. La clarté. La récompense pour qui a cru en la résurrection. L’exploit de la rosée, d’une innocence qui renverse les ténèbres et déchire l’épaisseur de la chambre.
Face à cette forge du ciel, elle travaille. La tête penchée dans une révérence, arrimée comme elle peut à un angle de sa petite table de toilette. Elle trouve toujours de la place pour dessiner et faire émerger des formes du chaos. Pour que ce grand feu la gagne. En dessous, quelque part, les pas d’un domestique froissent un tapis de laine. L’horloge tinte. La maison reste à naître comme cette terre, et il y a une exaltation à être éveillée quand les heures s’allument, assise au milieu du monde qui s’assemble et sonnaille.
Elle croque ces bruits dont le chant s’était tu depuis les dernières vacances, le crissement des carreaux sous le monologue des vagues ; cette cadence de souffle qui lui navigue dans les veines. Tout fixer, tout voir pour ne pas perdre le bord de mer et l’ourlet de ce rideau qui, dans l’air engourdi de sommeil, se gonfle à peine. Garder le contour des choses et de soi-même, du bois de cette commode dont la présence rassure quand on sursaute d’un cauchemar. Des pages de carnets remplies avant de s’habiller. Avant que son père ne lui demande à quoi servent ses barbouillages ; avant qu’elle n’ait envie de lui hurler que ça lui sert à ne pas crever.
Parce que, malgré ses quinze ans, elle sait qu’elle crève. Elle sait que les roses chair du jardin seront sang demain, que l’enduit frais et bleu qui peint maintenant sa fenêtre sera bientôt sec et délavé, griffé du cri des mouettes. La beauté dévaste car son visage est fugace, asymétrique et impossible à saisir, comme celui de sa sœur endormie. Pourtant, elle s’entête ; elle s’acharne à capturer les yeux fermés sous la frange noire, les lèvres pleines, le nez fin et droit. Elle veut extraire l’abandon, cette torpeur du lit d’où monte une odeur de violette et d’algues à marée basse. L’essence de Virginia, du creux de son corps ramassé en cuillère qui diffuse une lueur de point du jour, la vraie étincelle du matin. Pas aveuglante. Plutôt une chaleur de bougie dans une chambre pleine et comblée. Cette contrée éphémère, presque imaginaire, que l’on passera le reste de son existence à chercher. L’enfance, le pays de tous les exilés.
Ici, il est possible de le retenir ; à St Ives, le temps relâche sa prise. Sa marche se fait à l’envers depuis la gare de Paddington. Deux wagons réservés le 1er juillet pour en remonter le cours, chargés de malles, de boîtes de crayons, de seaux et d’épuisettes, de filets à papillons, de livres, d’épées en bois et de battes de cricket, de chapeaux de paille ; de bagarres pour la place assise près de la vitre à regarder les kilomètres de ville tomber le long des rails. Le compte à rebours des arrêts jusqu’à ce que se multiplie puis s’ouvre l’horizon, jusqu’au soulagement de la simplicité, droit devant. Après le carcan chenu des dimanches à Londres, des mondanités et de leurs préséances, toutes ces saisons enfermées dans des parcs rangés d’arbres, voilà que se déploie une péninsule sauvage aux airs de dernière frontière, jetée dans la mer comme un bras. Il balaie d’un coup sec les hiérarchies, tous les protocoles poussiéreux et indique, de son doigt levé d’ange biblique, le bout du monde. Le bout de la vie et le chemin pour y prendre part.
Elle se sent alors Perséphone réclamant son dû, sa récompense de lumière en un baptême de rayons, de splendeur à boire en vitesse car elle meurt de soif et ces jours sont comptés. Trois mois seulement, mais les plus heureux. Trois mois pour engranger les images et les sensations, les mettre en bouteille en attendant l’année suivante. Patienter et tout juste respirer pendant neuf mois de peur au ventre puis un soir, enfin, la délivrance ; les parents qui déclarent à table qu’ils ont loué Talland House.
Une maison au profil de vieux gréement et aux portes toujours ouvertes, aux voilages ébouriffés par les quatre vents. Un équipage de lin léger pour rempart contre les leçons de mathématiques et les récitations de l’histoire, contre l’entraînement pour devenir une lady. L’âge de raison. Les yeux emmurés et leurs rêves de plomb. Sur ce littoral qui l’enfante et l’éveille, tout en elle devient plus large. Une source d’eau fraîche non souillée, oubliée dans l’argile pourrie de la vie ; où semer des graines de moutarde, un rejet d’amandier, des troncs solaires à étreindre dans d’interminables parties de cache-cache. Des rameaux de secrets auxquels elle est libre de grimper, libre en un tour de roue, libre d’avoir une sœur. À Talland House, ta compétition et ses comparaisons, ces sentences que les adultes lâchent depuis leurs altitudes et qui tombent entre elles, tranchantes comme de la glace, ne les séparent plus.
Les nuits bénies de l’été, Virginia et ses douze ans se faufilent dans son lit, l’âge d’en profiter encore un peu en se serrant à deux sur le matelas devenu étroit. La paillasse fatiguée s’affaisse en grondant qu’elles sont trop grandes pour ça. De l’autre côté de sa peau, elle sent la fraîcheur de sa sœur glisser contre elle. La forme d’un fantôme qui exige pour s’endormir des mots, ceux qui appellent les rêves. Antilopes et navire, Abyssinie. Arc-en-ciel. Carnaval et croisière. Talisman. Des paroles qu’elle égraine en berçant sur son épaule la tête de sa cadette, qui disent l’insouciance et ses jeux. Un rituel, comme d’autres tiennent dans leur main une plume ou remplissent leurs poches de morceaux de sucre pour croire à la chance, aux fauves ou à la pleine lune. Au lendemain.
Et l’épier maintenant, la contempler dormir dans ce petit jour comme autrefois dans son berceau. Du ciel de lit, au-dessus, penchée pour en admirer la grâce et sentir sa gorge se serrer d’amour, ses poumons s’étouffer d’envie. Peut-être de haine. Thoby avait déjà rompu sa solitude et l’avait faite aînée, mais Virginia ce n’est pas pareil. La première fois qu’elle l’avait vue, elle avait reconnu cette part manquante d’elle-même ; cette semblable qui lui enlève du pouvoir. Un bébé à froufrous né sans avoir été invité, qui pousse d’un coup comme la mauvaise herbe dans un parterre tout juste taillé, qui se redresse, lui attrape l’index avec son poing en une menace déjà animée par cette force qui la ferait fille. Son égale. Un autre petit monde insensible à tous ses attentats, riant en ricochets aux croche-pattes dans les escaliers, aux cheveux emmêlés exprès dans le peigne pour qu’on les lui coupe.
Alors ça se met à taper du pied en elle, ça se roule par terre, ça gueule qu’elle était là avant ; que ce sera elle la prairie, le verger, la rose trémière, mais rien à faire, désormais aux yeux de ses parents, de tous, elle ne sera plus jamais unique.
La colère lui retient la respiration si fort que ça la réveille. Virginia ouvre les paupières. Deux iris étranges, purs et brillants, si clairs qu’ils en paraissent féroces. Un regard d’eau de rivière, celui de leur père qui imbibe sa face maigre, les draps ; il rehausse sa peau minérale comme le tissu fleuri des parois. On dirait que, sous son commandement, la luminosité a augmenté d’un cran dans la pièce.
Virginia semble surprise d’être là, au centre de ce lit défait de tempête. Pas comme quand, le premier matin dans une chambre nouvelle, on se croit égarée avant de se souvenir où l’on a échoué ; c’est autre chose qui agite ses pupilles de remous inquiets. Qu’est-ce qu’elle cherche ? Un piège à chimères sous la vieille carpette ? Une trouée derrière la grosse armoire ? Dans le miroir ? Le passage par où la nuit s’est fait la belle ? Vers partout, vers nulle part, impalpable mais souveraine, Virginia inspecte le décor autour d’elle avec la curiosité, la moue affectée d’un metteur en scène.
Puis elle me voit, elle me boit.
Virginia tient mon nom sous sa Langue et il gémit en un large soupir, l’accord de cordes de sa voix : Vanessa.
Ma sœur m’appelle et m’introduit dans le corps de la vie.
C’est comme si elle me disait pour la première fois. comme si elle m’inventait dans la spirale du matin qui expire par sa bouche.
Un nom neuf et sans mémoire sur le rythme de contredanse des vagues.
Qu’est-ce que tu fais ? Viens !
Je ferme mon carnet. J’abandonne le secours de la fenêtre pour sauter des prodiges du dehors vers ceux du dedans ; de sous les draps remontés par-dessus nos têtes en un rire. En une tente de caravansérail, un écran biseauté d’ombres. Un coquillage magique par lequel filtre une lumière douce, le silence scandé de la houle. Une, deux... Une, deux... Vie-mort. Mort-vie. Le va-et-vient du sang qui pulse, le bruit du temps. Pelotonnées l’une contre l’autre dans cette intimité profonde. Un giron primordial. Quatre yeux, quatre mains, deux bouches. Un seul cœur. Quel est mon pied, quelle est sa jambe ? Aux premières heures de ce grand voyage sans retour, le réconfort de ne pas être seule, de n’être qu’une. D’arrêter l’éloignement de nos îles qui, imperceptiblement, s’écartent à mesure qu’elle croît et que je diminue.
Qu’est-ce que tu faisais ?
Virginia insiste. Je réponds en haussant les épaules : Rien.
Elle laisse là sa question comme je lui laisse les rêves. Car Virginia rêve sans remords quand moi je serre les lèvres. Pour ne pas que s’échappe le boum-boum dans ma poitrine ; ce bégaiement têtu auquel je ne comprends rien mais qui martèle si fort qu’il fait monter le rouge à mes joues, résonner toute ma mâchoire d’une faim tenace : Je dessine parce que je veux être une artiste !
Virginia a conquis la plus vaste terre, la plus estimée dans notre famille. Celle de la parole. Elle était restée silencieuse très tard, extraordinairement muette jusqu’à ses trois ans. Les médecins avaient défilé, confronté leurs opinions sur son cas. Désespéré pour la plupart. Puis un jour, Adrian s’était mis à parler et ce fut la cavalcade. Il n’était pas question que notre benjamin capte l’attention, la dépasse. Là où il babillait avec difficulté, Virginia dédaignait ces échauffements embarrassants et formait directement de parfaites phrases. Et, depuis, elle ne s’arrête plus ; elle sculpte la forêt des mots en de fabuleux assemblages, surtout ceux qu’elle a braconnés dans les gisements de mon imagination.
J’ai rêvé d’antilopes ! La voix de Virginia raconte. Elle dit des royaumes inconnus, des territoires infinis qui ne peuvent ni être mesurés, ni évoquer les souvenirs. Elle donne à l’atmosphère des ailes qui suscitent l’admiration paternelle : Tu seras un auteur ! »
Double V, Laura Ulonati, Actes Sud, 2023.
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