Dans la maison rêvée raconte les émois du début de la relation amoureuse d’un couple de femmes dans laquelle la violence s’installe insidieusement et dans la brutalité des disputes, les tensions, l’envie de faire mal à l’autre. Le roman prend la forme d’un kaléidoscope de courts chapitres placés sous le signe d’une forme ou d’un style littéraire (voyage dans le temps, confession, roman d’apprentissage, texte érotique, livre dont vous êtes le héros, etc.) fournissant chacun par leur titre un angle d’approche différent sur le sujet de la violence à l’intérieur du couple, et dans ce cas présent à l’intérieur du couple lesbien. L’auteure construit un thriller psychologique et intime, en utilisant toutes les ressources de son art de conteuse et de nouvelliste.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« La Maison rêvée
à la manière d’un déjà-vu
Parfois, elle te dit qu’elle t’aime. Elle perçoit tes qualités, celles dont tu devrais avoir honte. Si seulement tu étais la seule et l’unique. Elle te protégerait, elle vieillirait à tes côtés si elle avait confiance en toi. Tu n’es pas sexy, mais elle couchera quand même avec toi. Parfois, quand tu regardes ton téléphone, elle t’a envoyé quelque chose d’horriblement cruel, et la peur te fait l’effet d’un coup de poing entre les omoplates. Parfois, quand tu la surprends qui te regarde, tu as l’impression qu’elle réfléchit à un moyen de t’éradiquer.
La Maison rêvée
à la manière d’un meurtre mystérieux
Survient un éclair suivi d’une coupure de courant et, quand la lumière revient, une des invitées est affalée sur son dessert, un poignard planté dans le dos. Le manche du poignard est serti de pierres précieuses, mais le diadème de la victime a disparu. Après que l’inspectrice infiltrée a révélé son identité – l’intrépide journaliste, bien sûr ! –, le mystère s’épaissit : la valeur des pierres précieuses qui ornent le poignard excède largement celle du diadème subtilisé, dont les diamants n’étaient en réalité que de simples verroteries. Qui parmi les invités serait prêt à abandonner une arme à la valeur inestimable pour dérober pareille camelote ? Et avec autant d’audace, en présence de tous ces témoins ?
L’intrépide journaliste fait les cent pas sur le tapis persan devant l’ensemble des suspects. Est-ce Heatcliff, le docker musclé devenu chef de la mafia ? Ethan, l’arriviste propre sur lui aux yeux froids comme le lointain éclat de Mars ? Samson, l’artiste expérimental au passé aussi trouble qu’énigmatique ? La journaliste va et vient devant une femme blonde et mince assise dans un coin, sans l’inclure toutefois sur sa liste. La femme blonde bombe le torse avec sang-froid et ne perd pas une miette de l’action. Elle écoute en hochant la tête, lève de temps à autre le menton en direction de l’intrépide journaliste et lui offre son plus beau sourire.
L’intrépide journaliste se tourne alors vers Samson en brandissant un doigt ganté et tremblant. Samson se redresse d’un bond pour protester. Ethan hausse la voix, Heatcliff lance des regards noirs. Mais personne ne prête attention à la femme blonde qui s’est levée et s’approche du cadavre de l’invitée. Elle empoigne le manche du poignard à deux mains et l’arrache du corps comme le roi Arthur déflorant la pierre.
Le cadavre de l’invitée, dont les yeux écarquillés larmoient d’avoir été trahie, se soulève un instant puis s’effondre comme une masse et écrase le cake au citron de sa poitrine. La femme blonde range le poignard maculé de sang dans son sac à main après l’avoir essuyé sur la robe de l’invitée. Et, tournant les talons au milieu de la discorde, elle se dirige vers la porte principale et s’engouffre dans la nuit.
IV
Le problème, quand vous dévoilez aux autres le pire de vous-même, ce n’est pas qu’ils s’en souviendront mais que vous, vous vous en souviendrez.
SARAH MANGUSO
La Maison rêvée
à la manière d’une mesure palliative
Elle est reçue dans ton programme de master et va quitter la Maison rêvée pour s’installer à Iowa City. Elle projette d’emménager avec toi. Tu roucoules et t’enthousiasmes au téléphone, mais après avoir raccroché tu ressens la même chose que lorsque, gamine ,ton frère te balançait une balle de baseball en plein dans le nez : la sensation du sang chaud qui coule dans ta gorge ; un goût de lait et de métal.
La Maison rêvée
à la manière de l’Apocalypse
Au dire de plusieurs étudiants en eschatologie, 2012 devait être l’année de la fin du monde. Et ce fut le cas, d’une certaine façon.
Mais la fin du monde n’est arrivée ni par le feu ni par le déluge. Aucune comète scintillante ne s’est abattue sur notre planète. Aucun virus n’a galopé de continent en continent ni n’a rempli les rues de cadavres. La flore ne s’est pas mise à pousser effrénément au point d’assaillir nos immeubles. Nous ne sommes pas arrivés à court d’oxygène. Nous ne nous sommes pas évaporés ni ne sommes partis en poussière. Nous ne nous sommes pas réveillés un beau matin en découvrant nos oreillers maculés de sang. Nous n’avons pas vu de vaisseau spatial ouvrir du bout d’un faisceau de lumière des tranchées dans la croûte terrestre. Nous ne nous sommes pas transformés en animaux. Nous n’avons pas été affamés ni n’avons épuisé nos réserves d’eau potable. Nous n’avons pas déclenché un nouvel âge de glace qui aurait précipité notre perte. Nous ne sommes pas morts étouffés dans un brouillard créé par l’homme. Nous n’avons pas été aspirés dans un trou de ver. Le Soleil ne nous a pas engloutis.
Cette fin du monde-ci est survenue dans un parc qui s’épanouissait dans la chaleur. L’herbe était un peu trop haute. Et il y avait des oiseaux perchés dans les arbres.
La Maison rêvée
à la manière d’une fin inattendue
« J’en aime une autre », t’annonce-t-elle. Vous êtes assises dans un parc d’Iowa City, non loin d’un terrain de baseball, après la baby-shower d’une amie, et tu ne comprends pas comment la conversation a pu en arriver là. La pelouse est envahie de pissenlits qui te rappellent subitement ce jeu auquel tu jouais enfant.
« Quoi ? articules-tu.
— Je suis amoureuse d’Amber. »
Tu visualises Amber – une rouquine maigre comme un clou à la voix douce et effacée avec qui elle va en cours dans l’Indiana.
« On s’est embrassées une fois, on avait bu, mais j’ai compris que je l’aimais. »
Tu la dévisages en te repassant en accéléré toutes les fois où elle t’a accusée d’avoir jeté ne serait-ce qu’un coup d’œil, ambigu selon elle, à quelqu’un d’autre. Elle soutient brièvement ton regard puis détourne les yeux. Elle passe le bras par-dessus le dossier du banc, faisant mine de se rapprocher de toi. Mais non.
Tu montes dans ta voiture, roules un moment et te gares dans une rue. Tu as envie de pleurer mais pour cela, il faut de la disponibilité d’esprit, or tu n’en as pas. Tu te saisis de ton téléphone et vois sur Freecycle que quelqu’un se débarrasse d’un catalogue sur fiches provenant d’une ancienne bibliothèque. Tu te rends dans un café, récupères les fiches des mains d’une dame adorable qui se demande probablement pourquoi tu as la tête d’une fille qu’on a forcée à bouffer de la merde avec un flingue sur la tempe. De retour chez toi, les fiches vont rejoindre la pile de papiers qui te sert à faire tes collages, parce que tu penses que tu aimerais ça, faire un collage.
Très tard dans la soirée, ta petite amie – l’est-elle encore ? – débarque chez toi et t’annonce qu’elle doit repartir à Bloomington. Où était-elle durant tout ce temps ? Elle ne dit rien mais elle t’embrasse. « Je crois qu’on se doit de dépasser cette épreuve, déclare-t-elle. Ne t’inquiète pas. Promets-moi de ne pas t’inquiéter. »
La Maison rêvée
à la manière d’une catastrophe naturelle
Je souffre de méchantes aigreurs d’estomac. À cause du Zoloft qui soulage mon anxiété mais entraîne un cortège d’effets secondaires, un peu comme un copain sympa qui serait aussi un mauvais coup. De temps en temps, je prends mes médicaments pour la nuit et au bout d’un instant j’ai l’impression qu’un tisonnier chauffé à blanc fourrage mon œsophage. Je mâchonne quelques antiacides et vais à la salle de bains. Le plus souvent, la douleur ou l’engourdissement sont tels que je finis par vomir. Je suis l’incarnation du projet préféré de sciences nat’ de tout un chacun.
La tête dans la cuvette des toilettes, je remue les mêmes pensées, à savoir que mon cœur est un volcan, pour paraphraser Khalil Gibran. C’est idiot mais ça m’émeut – ça parle à mes plaques tectoniques mouvantes –, j’ai même recopié la citation sur un Post-it que j’ai collé sur mon bureau : « Si ton cœur est un volcan, comment espères-tu que fleurissent tes mains ? » Le Post-it est demeuré à sa place jusqu’à ce jour de cafard où, alors que je travaillais à ce livre, je me suis mise à détester de tout mon être cette phrase. J’ai roulé le Post-it en boule et l’ai jeté.
Lecteur, te souviens-tu de ce navet, Volcano, avec Tommy Lee Jones ? Te souviens-tu de cette scène où ils interceptent l’éruption en plein Los Angeles ? Où ils dévient le flot de lave grâce à des barrages routiers en ciment puis la visent de leurs lances à eau avant de la rediriger vers l’océan, et tout est réglé ? Cher lecteur, aucune coulée de lave ne se règle de cette manière. Tout le monde te le dira. Voici la vérité : j’attends patiemment que ma colère entre en sommeil, mais rien ne se passe. J’attends patiemment que quelqu’un redirige ma colère vers l’océan, mais personne n’y parvient. Mon cœur ressemble plutôt au pic de Dante éponyme du film. Ma rage embrase des aïeules dans des lacs d’acide, ensevelit des villes typiques du nord du Pacifique sous ses cendres, et enraye des turboréacteurs de son sable abrasif. La lave ne cesse de rouler ses flots le long de mes pentes. Tu aurais dû écouter les scientifiques. Tu aurais dû quitter la ville sans tarder.
Mais revenons à Khalil Gibran. Je vois où il veut en venir, mais il se fourvoie jusque dans sa rhétorique. Le fait est : les gens s’installent au pied des volcans car le sol y est opulent, rendu fertile par les nutriments que renferment les cendres. Sur ces terres dangereuses, les fruits sont plus sucrés, les cultures plus vastes, les fleurs plus vives, les récoltes plus abondantes. Il n’y a en vérité pas de meilleur endroit où vivre qu’à l’ombre d’une splendide montagne en colère. »
Dans la maison rêvée, de Carmen Maria Machado (traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Cohen), Christian Bourgois éditeur, 2021.
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