Dans ce premier roman familial à la forme fragmentaire, Louise Bentkowski confronte des histoires personnelles et collectives à des légendes venues d’ailleurs. La voix de l’autrice s’entrelace à celles de ses ancêtres, aux livres qu’elle a lus, aux récits mythologiques. Elle nous invite à reconsidérer notre vision du monde et les liens qui nous unissent. À travers des digressions sur la famille, la filiation, la mort, et le deuil, son récit se déploie tel un patchwork infini. « Lorsque je parle, je reconnais que ce ne sont pas mes mots qui sortent, tandis que d’autres s’expriment et que c’est dans les leurs que je reconnais les miens échappés. » Cette exploration poétique intergénérationnelle sur les origines nous incite à repenser nos propres racines en abordant l’avenir avec un regard renouvelé.
Constellucination, Louise Bentkowski, Verdier, 2024.
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CHANT VII
Mon arrière-arrière-arrière-petite-enfant est dans le compost, avec ma mère et toutes les autres histoires de parenté, ça fermente. La chair en décomposition humide côtoie celle qui est déjà sèche et craquante, elles se collent entre elles par la bave de l’escargot, de la limace et de toutes celles et ceux qui bavent pour avancer dans le monde. Les bouts de peau qui ne se recollent pas, les coins et les zones qui ne sont pas facilement accessibles, la fourmi les attrape et les déplace plus loin, pour en faire profiter ses copines. Sous les bras de ma mère et de mon arrière-arrière-arrière-petite-enfant, de la roquette émerge en touffes victorieuses, vert foncé, bien piquante en bouche, pas de celle de supermarché. Je dirais, de la roquette de dessous-de-bras pas épilés. Louves poilues qui piquent la vivifiante chlorophylle. Hyènes poilues panique pourpre, puissantes. Cette roquette, il faut la manger sans attendre, ne pas la cuire ou la couper trop finement. Pas question de pot de confiture ou de sac de congélation pour la prochaine saison, si on attend, c’est déjà trop tard.
J’ai pensé, roquette c’est le nom d’une arme. Il y a du sang sur ma page, oui, mais aussi un peu de terre, de l’urine, des pleurs et une aiguille coincée dedans.
Est-ce que sur le terreau pourri par la guerre et la mort, il peut pousser quelque chose de différent ? Et qu’est-ce qui pousse sur la radioactivité et les métaux lourds ? Si j’écris, des mots alors poussent, des mots qui sont à la fois les miens et pas du tout les miens.
Les mots halluciner et constellation.
Je voudrais élargir ma parenté depuis mes propres histoires, les relier à des mondes aussi lointains que possible, fouiller le passé et l’histoire de cette fiction de famille, chercher loin de moi, dans d’autres cultures, d’autres mythes et coudre ensemble tout cela. Coudre c’est-à-dire assembler par des points faits avec un fil, passé dans le chas d’une aiguille. J’appellerais ça une constellucination et si on me le demandait, j’expliquerais que c’est un grand patchwork multicolore qui flotte, juste à la surface de l’eau.
J’ai pensé, ma page est un arbre.
Avez-vous déjà vu un arbre qui a mangé un panneau ? Les arbres dans la forêt ils mangent des panneaux, surtout les panneaux « propriété privée », et les panneaux rouges « chasse gardée ».
Vous n’êtes pas obligé de me croire, souvent j’invente.
Est-ce qu’il faut savoir qui parle pour écrire, pour lire ?
Est-ce qu’il faut savoir qui parle ?
Qui es-tu ?
Qui le sait ?
On aurait qu’à dire que je suis une vallée.
Juste au creux de la montagne, en dessous du glacier dont j’héberge les eaux à la saison de la fonte
c’est le printemps, on entend que ça crisse, ça perce de partout, ça piaille à tue-tête, ça mange et ça rejette plein de morts et de vies
il y a l’oeuf écrasé au bas du nid et un jeune coucou sur une branche qui le surveille
cette vallée c’est un creux entre deux reliefs dans lequel se tient le lit d’une rivière
il y a, à la surface de l’eau, près de la berge, des cousins en pagaille qui survolent éternellement le flux gelé
parmi eux, une libellule magistrale et la couleuvre gluante qui s’approche du rivage
pour boire, elle tend son cou immense, comme une vieillarde de l’ehpad à qui on donne la becquée blanche
les yeux fermés, je peux l’entendre déglutir
dans ce creux, on vient pour s’abriter, pour se cacher du temps et de la guerre, on y prononce des paroles inconnues
des mots qui viennent, lorsqu’à l’ombre du calcaire strié d’ocre, on touche du bout des doigts la terre
le dedans froid de la glaise retient l’épiderme à elle, comme un baiser
une langue inventée ou un chant peut-être
le cri du vent
Lorsque je parle, je reconnais que ce ne sont pas mes mots qui sortent, tandis que d’autres s’expriment et que c’est dans les leurs que je reconnais les miens échappés. Les miens de mots, incapables qu’ils sont de sortir de moi, préfèrent se nicher dans d’autres bouches qui elles aussi sentent que leurs mots sont ailleurs, échappés par d’autres cavités.
Ainsi nos mots voyagent hors de nous, ils sont des tentacules invisibles qui nous relient au monde extérieur.
On m’a raconté que les Aymaras voient le passé devant eux et que dans leur dos s’étend le futur. Ils vivent à cheval entre la Bolivie, le Chili et le Pérou, sur les hauts plateaux des Andes. Ils appellent le futur qhipa pacha/timpu, ce qui signifie « arrière-temps », et le passé nayra pacha/timpu, dont le sens est « avant temps ». Lorsqu’ils se rappellent le passé, ils font signe de la main en avant d’eux. Le futur est inconnu, il se trouve donc dans leurs dos, là où ils ne peuvent voir.
Une phrase est un cairn.
C’est-à-dire un amas de cailloux qui signale un chemin ou bien une sépulture.
À partir de cet endroit du langage, il n’y a plus de nations plus de familles. Nous nous dépassons nous-mêmes de par l’Univers, relié à chaque caillou de ce reste de glacier. Ces cailloux, souvenirs de l’histoire stellaire de la Terre, ce sont nos mots. Le vent vient nous rappeler le mouvement perpétuel de l’astre terrestre dans l’Univers. Ce qui semble immobile pourtant bouge sans cesse.
Une constellation est un ensemble d’étoiles dont les projections sur la voûte céleste sont suffisamment proches pour qu’une civilisation les relie par des lignes imaginaires, traçant ainsi une figure.
Je relis « figure » et j’entends « visage ».
Mon arrière-arrière-arrière-petite-enfant vit dans mon dos, là où je ne peux pas voir, un arrière-monde qu’on appelle « le futur ». Je l’imagine qui embrasse le passé, de plus loin que le présent, des bras immenses, des yeux écartés et des pieds à dix heures dix. Iel me voit, je lui offre mon dos, impossible de me retourner, je ne peux qu’entendre sa voix. Parfois, ces mots que j’écris et qui ne sont pas les miens, il me semble que ce pourrait être ceux qu’iel me souffle.
CHANT VIII
Le poirier en face de chez ma tante a poussé dans une terre qui a conservé des traces de vies préhistoriques. Pour voir ces traces, il faut se rendre sous terre, dans des grottes froides et humides. Je les ai toutes visitées, ma grotte préférée est celle dont l’accès se fait par un petit train dans lequel on est invité à s’asseoir, deux à deux par compartiment. La forme rudimentaire de ces assises rappelle étrangement des chariots miniers. Loin d’être une attraction pour les gosses, le petit train, en nous évitant tout effort, limite la quantité d’air brassé par un éventuel essoufflement dû à la marche et ainsi épargne les peintures rupestres d’une dégradation accélérée. Le guide l’explique une fois que les visiteurs et visiteuses sont bien assis dans leur wagon, ensuite nous avançons vers les profondeurs, éclairées par son unique torche. En plein voyage vers le centre de la Terre arrive le moment où, sans prévenir, le guide éteint sa lampe d’un coup. Sous prétexte que certaines peintures sont déjà si abîmées qu’il faut les préserver même de la lumière, il nous fait le coup du train fantôme. L’espace autour est désormais noir et froid, dans le silence total, les bisons, les chevaux et les cerfs profitent de l’obscurité pour sortir de leurs dimensions plates. Ils quittent les parois de la grotte, ils viennent nous regarder depuis le bord des rails comme on regarde par-dessus une clôture dans un mélange de curiosité et de méfiance. Une odeur ancienne plane dans la cavité, leurs souffles chauds s’approchent timidement, vers eux je tends le doigt, puis la main entière déployée mon poignet entraîne mon avant-bras en dehors du chariot, jusqu’à ce que la lumière soit rallumée. Flash. Évanouies par la luminosité de la torche, les ombres des ancêtres déjà sont rentrées dans leur temps.
On raconte chez les Inuits que, dans les temps primordiaux, la terre était plongée dans l’obscurité, les seuls animaux qu’ils pouvaient chasser étaient la perdrix des neiges et le lièvre arctique. On raconte que pour les chasser, ils devaient humecter de leur salive leur index et le pointer en l’air, ce qui le rendait lumineux et permettait de voir l’animal chassé, une lampe de doigt à bave en quelque sorte. Dans ces temps, les gens n’avaient pas de vêtement comme maintenant ; ils devaient utiliser des peaux d’oiseaux pour se couvrir et ils avaient froid. J’ai repensé au personnage mythique de mon enfance, E.T., qui lui aussi avait un doigt lumineux. J’ai lu qu’il avait débarqué sur terre en pleine nuit dans une forêt des environs de Los Angeles. Avec ses compagnons botanistes ils avaient été envoyés en mission d’exploration, pour recueillir des plantes sur la planète bleue. Mais à leur arrivée, effrayés par les agents du gouvernement qui les attendaient au sol à grand renfort de gyrophares et de sirènes, ses camarades étaient repartis en catastrophe, oubliant de faire l’appel. C’est là qu’ils auraient laissé le pauvre E.T. tout seul sur cette planète inconnue. J’ai réalisé que E.T. ça voulait simplement dire extraterrestre et je me suis dit qu’encore une fois on ne s’était pas foulé pour lui donner un nom.
Il dit « téléphone maison » et pointe le bout de son doigt brillant vers le ciel étoilé.
À l’autre bout du fil, dans leur navette spatiale, l’équipe de botanistes siffle en choeur pour rappeler l’âme de leur ami.
L’enfant qui est à côté de lui sur Terre lui prend la main en guise de réconfort tandis que l’extraterrestre orphelin pointe toujours son doigt vers le ciel. Dans la nuit, la lune éclaire en retour leurs visages.
Dans les années 2000, les mines c’était du passé, on se chauffait partout avec des convecteurs électriques. La France était déjà la championne du nucléaire, c’était l’explosion de la « bulle Internet » avec 368 540 000 ordinateurs connectés. En même pas un siècle on était passé de la relation épistolaire à la rencontre Minitel puis très vite au tchat de rencontre. Pourtant l’exploitation des mines a laissé des traces, des chômeurs, des maladies des bronches, une architecture, des ruines industrielles et des terrils. Je lis que les terrils ce sont des collines artificielles construites par accumulation des roches non exploitées que l’on nomme les « stériles ». Donc le terril c’est un tas de stériles qui forme une colline voire une montagne, c’est ce qui se trouvait sous terre et qui entassé sur terre va former un relief. Au fil du temps, ils ont été colonisés par toutes sortes de plantes et d’animaux, quelque-fois étrangers à la région. Cette diversité viendrait en partie du fait qu’ils n’ont pas reçu d’engrais, ni de pesticides, et qu’ils n’ont jamais été cultivés, mais aussi de l’héritage de l’exploitation minière. On raconte que c’est grâce aux trognons de pommes ou de poires que les mineurs jetaient dans les wagonnets de charbon que les terrils abritent aujourd’hui une centaine de variétés plus ou moins oubliées d’arbres fruitiers. Il y a aussi prolifération de l’oseille à feuilles en écusson, dont les semences ont été apportées par les rails des chariots à charbon. On y trouve des communautés pionnières de bactéries, de champignons et de lichens, de plantes et d’animaux. Espèces parfois exotiques ou extrêmophiles en raison d’une température anormalement élevée pour la zone géographique ou en raison de phénomènes d’acidification ou de teneurs élevées en produits toxiques ou radioactifs.
On m’a dit que mon arrière-grand-père était revenu en France après la guerre, qu’il avait quitté la Pologne pour venir travailler dans les mines de charbon du bassin du Rhône. Là-bas ils étaient une communauté d’immigrés polonais vivant dans les mêmes baraques. On m’a dit que mon arrière-grand-mère, elle, était restée en Pologne alors que la plupart de ses soeurs avaient émigré. L’une d’entre elles était partie en France pour suivre son mari dans les mines de charbon. On m’a dit que mon arrière-grand-père avait commencé à écrire à mon arrière-grand-mère par l’intermédiaire de sa soeur sans l’avoir jamais rencontrée. On m’a dit qu’ils s’étaient écrit ainsi durant une année et puis qu’un beau jour, elle avait débarqué à la mine. Elle avait quitté l’endroit où elle était née pour rejoindre un homme qu’elle n’avait jamais rencontré que par des mots, une gueule noire qui portait le nom d’une vallée et qui avait dû lui promettre une vie meilleure à se nourrir des entrailles de la terre.