Chef-d’œuvre décrit la disparition au Musée Reina Sofía de Madrid d’Equal Parallel/Guernica-Benghazi, une œuvre de 38 tonnes de l’artiste américain Richard Serra. Le livre comporte des personnages réels et d’autres inventés, du gardien de salle du musée à la ministre de la culture espagnole, du chauffeur de taxi de Richard Serra à Jean Nouvel ou Franck Gehry. L’auteur les fait tous parler à la première personne dans un désordre chronologique, une succession de soixante-dix monologues durant laquelle le lecteur est confronté à la variété de points de vue dont chaque facette infléchit le cours du récit sur cette étrange affaire qui a secoué l’Espagne en 2006. Un roman choral qui mélange avec brio reportage et fiction.
Extrait du texte à écouter sur Spotify
« Richard Serra, sculpteur. Septembre 1998. Peut-être ai-je commencé à être artiste à l’âge de quatre ou cinq ans, sans savoir encore que c’était de l’art. Si je remontais dans ma biographie jusqu’au moment où j’ai été capable de pressentir le genre de personne que j’allais devenir, j’arriverais à un jour où je me promenais sur une plage de San Francisco d’environ trois kilomètres de long. Sur le chemin du retour, je m’étais amusé à marcher sur les traces de mes propres pas dans le sable. À mesure que je suivais mes empreintes, je m’aperçus que la rive que je venais de longer avait pris une nouvelle perspective, une perspective inversée, bien entendu, puisque tout ce qui se trouvait auparavant à droite était à présent situé à gauche. Ce que je voyais désormais était très différent de ce que j’avais vu plus tôt, et cela me frappa. Ce fut un choc, dont je ne me suis jamais remis. Certains faits accompagnent la mémoire et l’imagination pour toujours. Ce qui est à droite ou à gauche, ce que signifie marcher autour d’une courbe, regarder une convexité puis une concavité, poser des questions sur ce qu’on ne comprend pas : tout cela m’a toujours intéressé.
La curiosité qui m’avait amené à observer mes traces de cette façon me poussa très vite à dessiner. À quatre ans, je dessinais tous les jours, et je le faisais pour plaire à mes parents, parce que mon frère était plus grand, plus âgé, plus fort. Je voulais accaparer leur tendresse et leur admiration. Dessiner devint une autre langue. Qui me servait à mesurer la réalité. J’étais vraiment doué. Je me souviens qu’à l’école primaire, quand j’avais sept ans, l’institutrice appela ma mère pour qu’elle vienne voir mes dessins. Elle les avait collés au mur afin que toute l’école puisse les contempler. Ma mère se mit alors à me traîner dans les musées. Et à me présenter comme « Richard, l’artiste », ce qui m’embarrassait terriblement.
Il y eut un autre moment important dans mon enfance, peut-être le plus important de tous. J’étais en voiture avec mon père, le soleil se levait et on traversait le pont suspendu de San Francisco. Nous allions aux chantiers navals, où il était plombier, voir la mise à flot d’un pétrolier. C’était mon anniversaire, à l’automne 1943. J’avais quatre ans. Lorsque nous sommes arrivés, la coque en acier noir, bleu et orange du pétrolier était immobile sur sa rampe de lancement. Elle était excessivement horizontale, et pour un enfant de mon âge, aussi haute qu’un gratte-ciel allongé sur le flanc. Je me souviens qu’on a fait le tour de la quille et contemplé la gigantesque hélice en bronze. Tout à coup, il y eut un déploiement d’activité, gîtes, aisseliers, cales en bois, perches… tous les éléments de la structure furent retirés, les cordes lâchées, les manilles de la proue libérées.
Il y avait une absence totale de logique entre le déplacement d’un poids aussi énorme et la rapidité et l’habileté avec lesquelles la tâche était effectuée. Lorsque l’échafaudage fut démantelé, le bateau glissa sur la rampe vers la mer, accompagné d’un brouhaha croissant de hourras, cris, klaxons, d’applaudissements, de sifflets. Ce fut un moment de nervosité très intense, quand le pétrolier lancé, vibrant, tanguant, pencha en avant et plongea à moitié dans l’eau, pour aussitôt remonter à la surface et s’élever jusqu’à trouver l’équilibre. Non seulement le pétrolier avait réussi à se redresser, mais toute la foule qui l’observait souffla de soulagement quand elle vit le bateau, masse énorme et inerte quelques instants plus tôt, se transformer en une structure libre et flottante, au gré des eaux.
La peur et l’étonnement que j’ai éprouvés alors ne m’ont jamais quitté. Toute la matière première qui m’est nécessaire est contenue dans ce souvenir. J’étais face à un objet lourd qui pouvait devenir très léger. Ces tonnes d’acier étaient capables de devenir lyriques. Le poids est pour moi une valeur essentielle ; il n’est pas plus attirant que la légèreté, pourtant j’ai beaucoup plus à en dire, plus à dire sur l’équilibre du poids, la diminution, l’addition et la soustraction du poids, sa concentration, sa manipulation, sa limitation, son emplacement, sa fixation, ses effets psychologiques, la désorientation, le déséquilibre, la rotation, le mouvement, l’orientation et la forme du poids. J’ai plus à dire sur les ajustements constants et minutieux du poids, sur le plaisir lié à l’exactitude des lois de la gravité. Sur la transformation du poids de l’acier, la fusion, le laminage et les hauts-fourneaux. On peut donc décréter que je suis un artiste du poids, qui aspire à transformer le lourd en léger.
Raquel Benet, cheffe de service du Reina Sofía. Novembre 2005. J’avais passé deux jours au lit avec trente-neuf de fièvre, à la ramasse, clairement. Comme si je m’étais pris un de ces pianos à queue qu’on voit dans les dessins animés valdinguer du neuvième étage et vous écraser sur le trottoir comme une crêpe. Je n’exagère pas. J’ai seulement commencé à me sentir mieux le troisième jour, pas la grande pêche non plus, franchement. J’ai réussi à lire quelques pages de Cinq mouches bleues, mais bon, pendant des intervalles de quinze minutes tout au plus. Je perdais sans arrêt le fil et devais tout le temps revenir à la première page. Dans ces conditions, mieux valait ne pas lire. Le jeudi, je suis retournée au boulot. C’était peut-être précipité. Sûrement. Mais je n’avais plus mal à la tête, ni au dos, et la fièvre était tombée. J’étais juste faible. J’ai sans doute pensé que ce serait une journée tranquille, sans histoires, et que le lendemain serait vendredi. Il y a dans le mot « vendredi » quelque chose qui, en soi, vous stimule, autrement dit vous insuffle la force que vous n’avez pas.
Ce ne fut pas une journée tranquille. J’ai été convoquée en urgence à une réunion avec la direction. Aïe, aïe, aïe, j’ai pensé. D’emblée, à peine arrivée, comme une mise en bouche. J’ai senti de l’inquiétude dans l’air, du désarroi, de la tension. Je n’ai d’abord pas compris pourquoi. Mais dès qu’on m’a expliqué, j’ai été contaminée à mon tour et je me suis mise à courir partout, nerveuse. Génial. Il n’existe pas un seul département du musée qui ne soit pas concerné, dans une certaine mesure, par la disparition d’une œuvre d’art. Et c’était précisément ce qui s’était passé. Pfff. Notre sculpture de Richard Serra était introuvable. Elle n’avait peut-être pas l’autorité artistique, ni la force novatrice, ni l’impact universel que possédaient ses œuvres du Guggenheim de Bilbao, mais c’était Serra. Ri-chard-Se-rra. À présent elle valait beaucoup plus que le musée l’avait payée vingt ans plus tôt.
La disparition d’une œuvre affecte tout. Comme lorsqu’on fait tomber par terre une tasse pleine de café. Le liquide se répand dans d’innombrables directions, ce qui inclut parfois le plafond. Il est impossible de nettoyer totalement les taches, même si à première vue ça semble impeccable. Au cours des mois suivants, on déplace un canapé, un meuble, et on découvre dessous des marques de l’incident.
On m’a demandé de retrouver la trace des derniers paiements effectués par le musée à Macarrón, S.A. Nous avions besoin de cerner au plus près le moment où nous avions perdu le contrôle de l’œuvre. Jusqu’à ce que la direction apprenne que celle-ci était perdue, elle était censée être sous la surveillance de Macarrón, mais la vérité c’était que Macarrón n’existait plus depuis des années. Il fallait voyager dans le temps, en termes de comptabilité, une broutille, jusqu’à la dernière fois où on avait payé la société pour son service de stockage. J’ai transmis l’ordre à la compta. Les premiers résultats nous ont invités à l’optimisme. Mais ça ne signifiait pas grand-chose, pas encore du moins. Le week-end est passé, et le lundi on a continué de bosser à fond. J’avais récupéré, j’étais presque en forme. Maintenant, c’était moi le piano à queue qui tombait sur les autres et les écrabouillait. J’avais réussi à finir Cinq mouches bleues et commencé un livre de Jiménez Losantos, c’est tout dire.
Les seconds résultats ont corroboré les premiers. Du coup, on s’est dit : « OK, les gars, on recommence. Quelque chose nous a peut-être échappé. La vie n’est que répétition, insistance. » Je suis quelqu’un d’optimiste, je le jure. Mais pas joyeusement optimiste. Je ne suis pas débile. Il faut savoir reconnaître les limites de l’optimisme, à quel moment on passe la frontière, où on arrête de l’être ou alors on devient incompétent, idiot.
En milieu de semaine, j’ai eu une réunion avec Ana Martínez de Aguilar. Formidable. « On a tout passé au peigne fin, ai-je dit. Il suffit de remonter jusqu’en 1992 pour trouver le dernier versement. » Les factures postérieures n’avaient pas disparu, non. Juste, 1992 était la dernière année où on avait payé Macarrón pour ses prestations. Il ne pouvait plus y avoir de versements après cette date, ça aurait été illégal : Macarrón était en cessation de paiement. Et quand une société en est là, les relations qu’elle entretient avec tout autre organisme public sont court-circuitées. Peu importe si cet organisme public lui doit de l’argent. Elle ne peut pas le toucher. C’était le cas pour Macarrón et le Reina Sofía. Lui devions-nous de l’argent ? Oui, on lui devait de l’argent. Aurions-nous aimé payer ? Je suppose que oui. Pouvions-nous le payer ? Non, impossible. Aurions-nous dû retirer la sculpture de ses installations ? Cela aurait été approprié. Lorsqu’on ne peut plus payer un service, pour quelque raison que ce soit, on cesse d’en profiter. On engage un autre prestataire, avec lequel on noue une relation commerciale équilibrée. Nous n’avions rien fait de tout cela. Nous avions arrêté de payer Macarrón et laissé notre sculpture sous sa responsabilité.
L’histoire de la sculpture, de Macarrón et du Reina Sofía fut, en termes de comptabilité, une histoire courte ; laide et courte. Lors de son exposition pendant un mois, en novembre 1990, le musée avait payé Macarrón pour l’installation, le démontage et le stockage dans son entrepôt. Pour cette prestation, et pour la surveillance de l’œuvre au cours des mois suivants, la société nous avait envoyé une facture d’un peu plus de 10 millions de pesetas en novembre 1991. Dans le détail cela incluait, entre autres, le transport des quatre pièces au musée, leur installation et, à la fin de l’exposition, leur transfert jusqu’aux entrepôts de Macarrón, S.A, la location de grues et de camions, les honoraires de l’entreprise Fuchs pour le déplacement des pièces à l’intérieur du Reina Sofía, la main-d’œuvre pour effectuer toutes les opérations, etc. L’année suivante, elle nous avait envoyé une nouvelle facture, en réalité la dernière, pour le stockage de la sculpture pendant six mois, qui s’élevait à 332 925 pesetas. Cependant, en 1994, elle n’avait encaissé aucune des deux. En réalité, en mars de cette année-là, le ministère de la Culture attendait toujours du Conseil des ministres la validation du budget de 10 millions de pesetas pour l’installation de l’œuvre lors de l’exposition en 1990. Dans la précipitation et la complexité du processus de réouverture du musée, le dossier du budget n’avait pu être transmis au moment opportun à la commission pour le contrôle préalable. Les démarches avaient été retardées, le prestataire n’étant pas au courant de ses obligations fiscales. Au regard de toutes les informations que nous avons recueillies, on peut affirmer que Jesús Macarrón n’a pas touché une seule peseta des 10 millions que le musée lui devait depuis l’exposition d’Equal-Parallel / Guernica-Benghazi en novembre 1990. Cool.
Isidoro Valcárcel Medina, artiste. Juin 2007. Le chef-d’œuvre, c’est la disparition de la sculpture de Richard Serra, pas sa création. »
Chef d’œuvre, Juan Tallón (traduction de l’espagnol par Anne Plantagenet), Éditions Le bruit du monde, 2023.
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