Une jeune femme d’origine néerlandaise revient voir sa famille de pasteur installée dans le presbytère d’un village en Alsace. Un grand-père atteint de pertes de mémoire. Un père en proie à un burn-out et un frère qui s’interroge sur son futur en tant que pasteur. La vulnérabilité masculine vue à travers le regard d’une jeune femme. Un premier roman sur l’héritage et la transmission, sur le présent de ce monde qui « brûle jusqu’au bout ». Un récit construit comme une espèce de jeu de patience, dont les fragments parsemés de mots néerlandais et français, compose avec pudeur une suite de tableaux d’observations décrivant les gestes du quotidien d’une famille se racontant des histoires pour ne pas oublier.
Ceux qui appartiennent au jour, Emma Doude Van Troostwijk, Les Éditions de Minuit, 2024.
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J’observe mon père et Nicolaas travailler dans le jardin. Papa saisit avec difficulté les branches que mon frère coupe. Il fait des allers-retours pour les poser sur un tas immense de broussailles. Nicolaas l’encourage. Au fur et à mesure des trajets, la peau habituellement pâle des joues de mon père se teinte de rose. Quand ils ont fini de déblayer le terrain, ils agencent les brindilles en cabane. Ils admirent leur œuvre. Papa donne une grande tape dans le dos de Nicolaas. Il lui dit, merci mon fils.
Papa, Nicolaas et moi sommes installés en pyjama autour de la table du petit déjeuner. Il est huit heures. Mon frère a le visage fatigué. Il se sert des Coco Pops dans le bol breton à son nom et dit, cette rame était tellement courbée qu’on dirait qu’elle s’est excusée toute sa vie. Papa rigole. Nicolaas ne rigole pas du tout, il nous regarde. Vous n’avez pas entendu ? Vers minuit hier, une femme a sonné à la porte du Presbytère. Je l’ai invitée à entrer. La salle paroissiale était éclairée par le lampadaire et projetait son ombre en grand contre les murs jaune et gris. Je suis monté dans la cuisine pour lui faire de la soupe. Quand je suis descendu, elle s’était allongée contre le lino usé. Sa peau était bleutée. Je lui ai donné ton matelas de randonnée Papa, un coussin et un sac de couchage. ,Je me suis assis sur le sol froid. On a passé la soirée comme ça, tous les deux, dans le silence. Avant de s’endormir, elle m’a regardé. Elle a juste dit, merci. Mon frère fait une pause. Une poignée de Coco Pops craque sous ses dents.
Depuis quelques jours, Papa accroche des Post-it tire la surface carrelée au-dessus de la gazinière. Il y a un code couleur. Les Post-it verts pour les événements de la semaine à venir. Les jaune fluo pour ceux des semaines passées. Les orange pour ne pas oublier de dates importantes. Rendez-vous chez le médecin. Anniversaire de mariage. Ordination de Nicolaas. Des dizaines d’images du quotidien en noir et blanc, par souci d’économie d’encre, encerclent les annotations. Sur une photo, le petit déjeuner de dimanche dernier. Sur l’autre, Opa devant le temple, avec comme commentaire : il a quatre-vingt-onze ans dans cinq jours. Les Post-it roses c’est pour les blagues. Des mauvais jeux de mots avec des noms de famille. Rendez-vous à dix heures avec monsieur Couillon (au lieu de monsieur Coullon). Prendre ses anti-dépréciateurs. Ne pas oublier que les clés sont accrochées à l’entrée, à côté de ma tête. Le cerveau de mon père est affiché en patchwork sur le mur gras de la cuisine du Presbytère.
Ce matin, au culte, les vingt rangées de bancs en bois résineux peint sont vacantes. Nos voix se cognent à la voûte en pierre du temple. Nicolaas, les mains plissant nerveusement la nappe blanche de la table de communion, a les yeux rivés sur les lourdes portes en bois. Mama glisse dans un demi-sourire, là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux. Papa complète, Matthieu, chapitre XVIII. Opa se tortille sur l’assise inconfortable. Je fais un pouce d’encouragement à mon frère, je dis, il reste encore cinq minutes, peut-être que. Orna fixe le verset vous êtes la lumière du monde, peint en lettres gothiques rouges sur le mur plâtré derrière la chaire. Les cloches arrêtent de sonner. Les premières notes d’orgue résonnent dans l’église restée vide.
Dans la cave du Presbytère, un circuit de chemin de fer prend toute la place. Une petite lampe dangereusement branchée à un amas de câbles et de multiprises émet une faible lumière. Opa peut passer des heures à regarder ses trains passer. Il me demande d’actionner le transformateur. La locomotive se met en marche. C’est un modèle allemand des années soixante-dix. Je joue avec les vitesses. Fais accélérer les wagons. Détourne le train du chemin prévu. Lance la marche arrière. La locomotive suit. On dirait qu’on rembobine un film. Opa tape sur ses cuisses pour rythmer son hilarité. Je remets la marche avant. On pouffe. Marche arrière. Il tape plus fort sur ses cuisses. Je fais marche avant arrière avant arrière avant arrière. Les mains de Opa ne tapent plus. Elles couvrent ses deux oreilles. La voix de mon grand-père se fait étroite. Il dit dans un filet, hou op, stop, stop, ça me fait peur.
La rampe d’escalier résonne sous le poids de mon frère glissant jusqu’au repas. Mama crie, aan tatel. Je descends les marches en vitesse. Devant la porte entrouverte de la cuisine, je m’arrête. La vieille table en bois est colorée de bols jaunes, de vieilles serviettes rouges joyeux Noël et des rires de Opa, Oma, Papa, Mama et Nicolaas. Le grand lustre noir éclaire géométriquement les cinq visages. Les yeux brillants sont concentrés sur les glaces posées entre deux chandelles en argent. Parfums vanille, chocolat, pistache, nougat et caramel. Les mains de Mama tassent les boules de crème glacée dans des cornets. Opa tend son bol. Mama y dépose une lichette, pas plus, de vanille. Elle fait glisser la matière avec son index, pour ne rien gâcher. Elle lèche la cuillère. Opa pose sa coupelle, hisse son corps courbé. Mon grand-père s’avance jusqu’au radiateur, met le thermostat sur cinq. Papa demande, wat doe je ? Je fais fondre ma glace, sinon c’est trop froid pour les dents. Oma rit. Nicolaas recrache sa gorgée d’eau. Il tousse. Opa écrase la boule vanille, avale un bout. Un peu de crème reste au bord de ses lèvres. Oma se lève. Elle se penche vers Opa, prend son visage entre ses mains pour l’embrasser. Opa réagit, l’air faussement indigné, her plakt, ça colle, avant de déposer un baiser sur les lèvres de Oma. Je reste dans l’embrasure de la porte.
Nicolaas s’installe prudemment sur la balançoire. Un des poteaux se soulève un peu sous son poids. je m’assois en tailleur à côté de lui. J’arrache une tige, la tiens fermement au niveau de l’épi. je demande poule ou coq ? Nicolaas me regarde. Il répond poule. .Je fais glisser la tige de la graminée entre le pouce et l’index. Les graines se détachent. Je montre le résultat, t’as gagné. Mon frère a les yeux perdus dans les mauvaises herbes du jardin. Dure journée ? Il acquiesce. Une coccinelle se pose sur son tee-shirt. J’étais en stage d’aumônerie à l’hôpital aujourd’hui. Il récupère le petit insecte sur son doigt, observe la carapace rouge et noire. J’ai vu une vieille dame mourir pour la première fois. La coccinelle se secoue un peu. Nicolaas hésite avant de reprendre, je ne savais pas quoi dire pour la rassurer. D un coup tout ce que j’avais appris ne servait phis à rien. Je décroise les jambes. Je demande, t’as fait quoi ? J’ai chanté doucement s’endort la terre. Le visage de Nicolass se détend. J’entonne, doucement s’endort la terre, dors petit enfant. La coccinelle fait trembler ses ailes avant de s’envoler.
À côté du téléphone noir de son bureau, Mama a noté sur un coin de papier, je ne sais s’ils seront encore là demain. Elle a entouré au Bic rouge ils appartiennent au jour, het zijn mensen van de dag. Elle a souligné deux fois : au jour.
Quand Papa disait on va faire du hors-piste, c’est que ça devenait sérieux. Il disparaissait dans les sous-bois et revenait avec de longs bâtons en pin qu’il nous lançait en disant, vous en aurez bien besoin. Puis, il partait devant, écartait les branches pour nous faire passer et fonçait à travers la forêt. Quand la terre était glissante, il nous montrait la technique de la marche en canard. On écartait les pieds, les genoux flexibles, on priait pour ne pas tomber dans la gadoue. Sur le bord des chemins, il cueillait toutes les herbes comestibles pour nous faire goûter. C’est de la ciboulette, proef. Au bout de trop d’heures de marche, on apercevait le clocher du temple et le petit chemin descendant vers le Presbytère. On faisait la dernière partie en courant, on dévalait la pente pour prendre le meilleur spot de séchage de chaussettes ou la première douche. Nicolaas gagnait toujours.
Attends. Papa tire sur la manche de ma veste. Son visage est blanc. Je le tiens par le bras pendant qu’il reprend difficilement son souffle. On peut faire demi-tour. Non, on continue, ça va aller. Il se frotte les yeux du bout des doigts. Ça va aller. Je lui dis, Papa on peut rentrer. Il secoue la tête. J’appuie sur ses épaules pour l’inciter à s’asseoir. On s’allonge dans l’herbe haute qui borde la route. Au-dessus de nous, les nuages dansent un peu. Je cherche la main de mon père avec la mienne. Nos peaux trouvent le contact. Le goudron sent le pétrichor. Je dis, tu sais que l’étymologie de pétrichor c’est le sang des pierres ? Papa répond, c’est le printemps. Son alliance s’appuie contre mes phalanges. Je dis, ça va aller, c’est le début, il faut reprendre le rythme. Un moineau traverse le ciel. Je serre sa main un peu plus fort. Il dit, alles komt goed.
La tête de Nicolaas est baissée sur le smartphone que je tiens à deux mains. Mon pouce droit fait des mouvements rapides de haut en bas. Les images défilent. Parfois mes pouces s’arrêtent sur un article, s’agitent pour écrire un commentaire puis l’écran se remet en mouvement. Au bout d’un moment, les yeux de mon frère se lèvent. Je verrouille mon téléphone, le pose sur l’accoudoir. Nicolaas soupire. Il dit, je me demande. Nous on ne croit plus en Dieu, mais tu penses qu’avec tout ce qu’il se passe, Dieu il croit encore en nous ?
Ceux qui appartiennent au jour, Emma Doude Van Troostwijk, Les Éditions de Minuit, 2024.