En une ou deux pages, parfois quelques lignes seulement, Milène Tournier parvient à dresser le portrait de femmes, d’hommes, d’âges et d’origines diverses, solitaires souvent, à un tournant de leur existence, avec une sensibilité bouleversante. Elle saisit l’essentielle d’une vie, d’un parcours, d’un moment, d’une personnalité, en allant droit au cœur de celle-ci, sans jamais les caricaturer, mais en rendant leur caractère au plus juste. On retrouve dans ce texte la maîtrise envoûtante de ses œuvres précédentes, entre poésie et théâtre, une voix singulière, un regard aiguisé sur le monde, à l’écoute de ses blessures, de son absurdité. Le vagues de ces portraits est moins indécision que mouvement répété des vagues qui revient sans cesse et finit par nous emporter.
Cent portraits vagues, Milène Tournier, Éditions Lurlure, 2024.
Extrait du texte à écouter sur Spotify
48. Sa mère a acheté un petit aspirateur qui marche tout seul. C’est un modèle rond, qui se promène dans l’appartement. Avant, son père et sa mère ont dit au rond par où passer. Pour que la chose évite les meubles. La chose est aveugle. L’enfant déteste la chose. Sa façon étrange de marcher, sans pattes ni jambes. Un drone tombé du ciel. Un robot complice des extraterrestres. Ce qui l’effraie le plus, c’est quand ils sont dehors avec sa mère, il sait que la chose est programmée et qu’en leur absence et dans l’appartement elle s’allumera toute seule, la chose sera la seule habitante, et lorsqu’ils reviendront et ouvriront la porte, peut-être qu’au sol et avec la poussière la chose aura inscrit son message : « Don’t come in ». Et puis, il y a cette autre grande chose. Récemment, le ventre de sa mère avait grossi. On ne lui avait rien dit, mais il savait, et il attendait. Un frère, une sœur. Longtemps, il a attendu. Il a compté les jours, pour compter les mois. Mais rien. Les jours avaient continué, et le ventre de sa mère disparu, comme la moustache de son père quand il la rase. Alors parfois, la nuit, quand ses parents dorment, il repousse le drap, il se lève, et va ouvrir le placard. Il parle à la chose. Il tremble, mais il sait qu’il doit le faire. Il déplie les rabats du carton de la chose et, en tremblant, la supplie de rendre le bébé.
49. Un jour, le clochard s’est étonné, dans sa manche, de récolter des euros. On avait changé de millénaire. Il ne veut pas qu’on lui demande ce qu’il lui est arrivé. Ça date. Il sait qu’il aime mieux le soleil que la pluie. Que le samedi et le dimanche se reconnaissent au nombre de gens dans les rues. Il aime bien quand des dames gentilles lui parlent, des assistantes sociales et gentilles. Il aime bien quand elles disent monsieur, et l’air qu’elles ont dans la voix, chaud et doux, l’air de celles qui se sont habituées à la misère, qui n’ont pas peur d’être condescendantes, qui savent bien qu’on s’en moque de ça, la condescendance, que l’important, au fin fond du fond, c’est d’être douces. De ne pas faire mal. Il aime bien regarder les mains des dames et les papiers importants sur le bureau autour mains. Des papiers administratifs avec des cases à remplir et cocher, des numéros à retrouver et marquer, son nom à signer. Il aime comme leurs coudes se tournent pour lui montrer le document à l’endroit. Il est vieux. Il ne comprend pas qu’il y ait des filles à la rue, maintenant, des comme lui. Il aime mieux la manche en province. Le monde bouge moins vite, le temps avance moins. Les enseignes restent les mêmes, on peut entrer un jour, revenir le lendemain, et doucement s’installer, bientôt on aura droit à un café, chaque matin. Il aime bien quand les dames l’appellent par son nom de famille, monsieur et son nom de famille derrière, comme pour le réveiller, parfois il fait exprès de ne pas répondre pour qu’elles le redisent. Il ne se branle pas. Ça coule tout seul. Il ne pense pas à leurs seins. Seulement à leurs mains gentilles. Il pourrait difficilement dire aujourd’hui en quelle année on est.
50. La dame ne voit pas, mais sous le bureau, de sa pointe de pied, il bat le rythme. Le rythme de rien. Il frappe dans le vide. Il court sur place. La dame lui pose des questions. Il faudrait qu’elle aille plus lentement, qu’elle les lui pose une par une. La, il répond au hasard, et dès qu’il a dit, il voudrait se rétracter. Les questions sont mal posées. II sait bien qu’il est alcoolique. Mais pas comme le tout-venant. La dame lui parle d’un traitement. Or, il faudrait pour ça marche qu’elle sache tout, les détails, la chaise sur laquelle il s’assoit quand il boit, l’heure, le temps que cela prend... Elle lui parle de pulsion. D’envie. Quand l’envie de boire arrive... Et le mot ne va pas, ce n’est pas celui-là. Elle dit soulager, elle dit angoisse, elle dit céder. Et l’homme alors se sent le mauvais malade et craint un malentendu énorme. Ce n’est pas qu’il a envie de boire, c’est qu’il est seize heures, et qu’il est tout seul chez lui. II tente de le lui dire. Ce n’est pas une pulsion. Ce n’est pas sauvage. C’est au contraire très cadré. La dame acquiesce. Il n’y croit plus. Ça ne va pas marcher, d’ailleurs ça n’a jamais marché. Toujours il recommence, ça continue. Fallait-il cela, qu’il ne soit pas malade comme les autres, pas suffisamment malade pour être guérissable ? La dame sourit. Il a lu, la neurologie, la psychothérapie, l’addictologie, la génétique, la psychologie, et il a l’impression qu’il faudrait, pour lui, une autre science. Il attend un médecin qui comprendrait vraiment, un peut-être qui l’épierait en train de boire chez lui - il ne faudrait pas que lui-même le sache, bien sûr, pour que ce soit propre comme une expérience témoin -, il faudrait un médecin placebo. II pose son pied sur son autre pied, pour le calmer, et il répond aux questions de la dame. Dans sa tête, il pense déjà à quand il va rentrer, qu’il va boire. Il ne faudrait pas de nom, pour les maladies. C’est à cause des mots que les malades sont malades si longtemps, et qu’on ne sait pas les guérir. Il vaudrait mieux qu’elles aient, les maladies, des prénoms, des mots qui n’appellent qu’une personne à la fois. À force de secouer ainsi son pied, il va attraper une tendinite. Il dira, aux tendinites anonymes, bonjour, ça fait dix ans aujourd’hui que mon pied est alcoolique.
51. Elle a quarante cinq-ans. Il a fallu, alors, que ses parents aient plus de quatre-vingts ans, qu’ils soient vieux et capricieux, qu’ils aient mal, qu’ils geignent, qu’ils aillent doucement, qu’ils bougent lentement, pour qu’enfin, pleine claque figure, elle réalise : il n’est plus question d’elle. Il n’est plus question d’elle. La veille encore, pourtant, elle avait eu sa mère au téléphone, elle lui avait répondu, en montrant bien avec sa voix et comme elle savait faire, que ce n’était pas le moment, que vraiment elle avait bien d’autres choses à faire, dans la vie, qu’être leur fille. Aujourd’hui, elle imagine sa mère bouger centimètre par centimètre de son fauteuil, les fesses une à une, pour saisir le combiné, après s’être tue toute la journée. Elle voit sa mère la voir en train de faire son cinéma, sa mère, quatre-vingts ans, qui dira dans un sourire épuisé, si j’avais pensé que jusqu’à mes quatre-vingts ans, il faudrait encore que je m’occupe de ma fille. Maintenant, elle peut voir : comment son père a blanchi, maigri, vieilli, un peu de bave au coin des lèvres, et ce qu’il dit est de moins en moins intéressant, et d’abord de moins en moins audible. Mais ce soir elle sait, elle a compris, et elle joue, alors, à être Isabelle Huppert dans un film, qui sortirait son portable de la poche arrière du pantalon, et parlerait doucement à son Père, qui aurait sa vie bien à elle, dans une pièce, mais qui, quand même, prendrait le temps de lui parler gentiment, et tu as vu papa, à la radio, les oiseaux, les avions ? C’est plus difficile pour elle que pour Isabelle Huppert, parce qu’elle n’a pas de vie dans une pièce, juste un radiateur électrique et, chaque soir, ses habitudes, de manger beaucoup puis, le lendemain, de manger moins. C’est plus difficile quand ce n’est pas dans un film. C’est plus difficile parce que son père est sourd, et qu’il faut crier dans le téléphone, et elle a peur des voisins. La claque, d’avoir tiré toute sa vie sur une seule origine, un seul récit, être leur fille, pour le faire aller le plus loin possible. Elle sait que ça arrive, dans les romans, qu’il y ait plusieurs débuts. Elle a quarante-cinq ans, et si c’est tard, ce n’est peut-être pas trop tard. Autour du dos et du ventre de sa mère, un boudin d’eau. Dans ses mains, de l’arthrite. Le glaucome aux yeux de son père pousse, il ne peut plus voir qu’une seule chose à la fois, ce n’est pas le même monde quand il faut parler des choses ce choses les unes après les autres, faire des séquences à un plan, des phrases avec un seul verbe. Elle a quarante-cinq ans. Elle est plus grosse qu’Isabelle Huppert, moins douce, moins vive, moins calme, moins belle. Elle a moins d’amour, aussi, peut-être. Mais comme elle a plus le temps, ça compensera, elle pense.
52. Elle est dans son bureau, toute petite, toute menue, comme sur le pont d’un navire. Les gens passent, les papiers s’entassent. Elle prend. Elle dit oui. Gestionnaire d’intendance. Elle s’était dit, lorsqu’elle avait obtenu le poste, qu’elle dirait oui à tout. C’était le moins compliqué. Cela que les gens ne comprennent pas bien : il n’y a rien d’héroïque, c’est arrangeant. Dire oui, oui à toutes les dépenses, et puis partir, laisser la place, la chaise. Ça ne prendrait pas long, elle avait déjà tellement maigri. D’année en année un peu moins rayonnante, un peu plus crispée. On murmure son prénom avec un air de compassion. Elle tient. Elle sait que c’est dehors, la vie : marcher. Parfois, elle oublie. Elle se laisse un peu leurrer, elle dit non, elle prend le poste au sérieux. Mais la plupart du temps, elle dit oui, et ses oui sont de plus en plus effrayants. Comme si les autres percevaient l’iceberg qu’elle s’escrimait à ne pas voir. Elle sait qu’elle a en elle une force qu’ils n’ont pas. Oui madame, oui monsieur. Oui. Son bureau jonché de dossiers. Parfois, quand même, ses propres oui l’inquiètent. Elle paranoïe, elle croit que disant oui, et sachant non, elle prépare un attentat, c’est les images qui tournent, comme du vieux lait, ou comme le vent, celles des attentats. Elle croit que c’est elle qui a fomenté. Elle dit oui, et oui encore. Quand arrive le jour de l’exercice d’alerte intrusion, elle se cache sous les tables, alors que c’est jeudi prochain, le séisme. Avec sa minuscule voix terrifiante, elle lève le doigt, au milieu de la réunion bilan de l’alerte : et si l’intrusion arrivait du dedans ?
53. Peut-être parce qu’il devient vieux, il a envie de repas chauds. Pas de sandwich. il a envie de chauffage comme il imagine dans les chambres des suites. Pas le petit froid humide. Il a envie de belles choses, la mer, la montagne, il trouve que les tours ce n’est pas beau. Le béton gris et les œuvres d’art qu’ils font, sur les parvis. Toutes moins belles que La Joconde. Au Louvre, y a toujours la queue, à part la semaine, mais la semaine il travaille, alors il l’a mise en fond d’écran. Il a envie qu’il fasse chaud. Comme sur une île, dans une crèche ou une étable. Il a besoin qu’il fasse chaud comme dans un vagin. Il veut être un grain de beauté dans un coup de soleil. Avoir chaud comme s’enfonçait la main de sa mère à l’arrière de ses pantalons, enfant, pour voir s’il ne s’est pas fait dessus, encore, je t’ait dit, préviens, pourquoi tu ne préviens pas, au lieu de faire ? Il a froid, son sandwich est tout plat, comme est sa mère plate sous une tombe. Vivement que la vie passe et que la Joconde même ferme les yeux.
54. Il n’en peut plus, des gosses. Il leur prend le carnet de correspondance quand ils volent une canette et des Tagada au Simply. Si ça n’était qu’une fois, mais c’est tous les jours, et des chaque fois différents. Il ne prend pas la carte d’identité, il prend le carnet. Des petits voleurs. Ce n’est pas qu’il en pense forcément quelque chose, le vigile, mais à force - et puis c’est lui qui risque. Alors il essaye des stratégies. Hier, il les a vus, qui arrivaient en groupe, les externes du collège, leur sac sur le dos, leur tête d’anges ou de crâneurs. Il les a arrêtés à l’entrée : là il y a un peu trop de monde pour l’instant dans le magasin, je vais devoir vous demander d’attendre. Eh quoi, Simply c’est les ventes privées maintenant ? Ils ont ri. La dame du CDI aussi, parfois, elle leur dit. Y’a trop de monde. Et eux, même les pas Noirs, ils disent : mais c’est parce qu’on est Noirs ? La dame du CDI baisse les yeux. Le vigile ne dit rien, il est Noir aussi. Le carnet, ça ne marche plus, ils lui disent comme aux profs, qu’ils ne l’ont pas, ils l’ont oublié, ils se le fait prendre. Le vigile, ça lui abîme la tête, d’à cinquante ans devoir s’agenouiller près des gosses, ouvrir leur sac avec dedans urne grosse trousse marquée FIFA au blanco), un cahier plein de polycopiés distribués et jamais collés, pour trouver leur carnet. Me mens pas, tu l’as. Le collège, lui il n’y est jamais ailé. Il pourrait appeler le collège. Il y aurait une réunion. On lui proposerait d’aller parler dans les classes de son métier, ça créerait un lien, les élèves arrêteraient - au moins iraient voler au supermarché plus loin. Il n’a pas envie de faire l’éducateur. Il ne veut faire que son métier. Et pas que la vie le pousse, comme elle pousse, dans les films ou les livres qui n’existent pas, à aller parler aux petits comme si c’étaient ses gosses à lui, alors que même de femme, il n’a pas.
Cent portraits vagues, Milène Tournier, Éditions Lurlure, 2024.