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En lisant en écrivant : lectures versatiles #110

Le parcours de trois personnes, Jérôme, architecte, Camille, militante politique et leur ami d’enfance Yvain. Ensemble, ils ont traversé toutes les étapes de la vie et toutes les luttes. De manifestations anticapitalistes en grèves du climat jusqu’à l’occupation d’une forêt mise en péril par l’exploitation outrancière de ses ressources afin d’empêcher la construction de panneaux photovoltaïques menaçant une espèce rare de scarabée. Camille disparaît brusquement. Jérôme s’exile à la mort de son père. Leur monde s’effondre. Pour se retrouver ils « bâtissent une fortesse imaginaire, perpétuellement sous les assauts conjoints du passé qui mord et de l’avenir qui regarde tout droit ». Un roman sur l’effondrement écologique et la violence de l’ordre établi, une tentative de sortir par la mélancolie, du « désespoir organisé », dans le « crépuscule du monde ».

Camille s’en va, Thomas Flahaut, L’Olivier, 2024.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




Jérôme a souvent entendu Silvio dire que dès le début du mois d’août, autrefois, le ciel du Val était gris. Le 15, il fallait commencer l’ascension dans une brume qui enveloppait les épines des épicéas de rosée. La procession redescendait de la Sainte-Mère-des-Glaces et dans la nuit suivant le banquet, la pluie tombait : c’était l’automne. Jérôme n’a jamais connu ce 16 août pluvieux. Depuis qu’il est au Désert, toujours, il a fallu attendre octobre pour voir, à peine, tomber la pluie. Si la pluie était tombée le 16 août 2023, la torche de tête aurait bien pu allumer les épines sèches d’un pin, la forêt entière n’aurait pas brûlé des jours durant, la pluie aurait tout arrêté. Cette année est comme les autres, le 15 août approche mais aucun nuage ne vient empêcher le soleil de pilonner le Val, d’écraser le Désert. Jérôme est dans la yourte. Il essuie sa sueur ; l’heure chaude s’étend sur toute la surface du jour. Pendant ce temps, Camille, elle, se souvient à haute voix. — C’était la nuit et tu étais là, Geronimo. Et Yvain était là aussi. Dans la nuit, elle les guidait dans un tunnel, sur des voies de chemin de fer. Jérôme se souvient de Malakoff. — Y a le tunnel et c’est tout. Tu sais ce qu’on faisait dans le tunnel ? Jérôme le sait, oui. Il raconte le départ de Camille de la Ville, son absence. La place de la République et leurs retrouvailles près d’une voiture incendiée. Combien, à Malakoff, elle lui avait fait découvrir ce qu’il tient encore pour un des endroits les plus marquants de sa vie. — C’est une longue histoire, ça, Jérôme. Je sais pas où je vais trouver un endroit assez grand pour la ranger. Camille ferme les yeux. Elle est sur le seuil de la maison. Elle ouvre la porte. Voilà, elle est dans le hall. Elle le traverse. Il est obscur. La salle de bains aussi : elle y entre. Il n’y a pas de baignoire, mais à la place, un grand coffre. Là, elle range ce souvenir, puis elle regarde Jérôme. Sur son visage, un sourire plus grand que ne peut le dessiner son visage blessé.

Camille joue avec Loup près de la nouvelle étable de Han, en chantier encore, mais bientôt prête à l’accueillir à son retour de chez Rim. Après une journée de travail, ils profitent de la clarté et de la fraîcheur du début de soirée. À deux, la construction a été vite achevée. Camille a appliqué une grosse couche de torchis sur la rampe de pierre face au vent pendant que Jérôme terminait le toit et les murs de bois qu’il avait commencés avant de descendre aux Verrières. Maintenant, Camille se repose. Jérôme, lui, est à quelques pas seulement. Il a réuni le bois qui lui reste. Tronc par tronc, planche par planche, il dispose tout sur la prairie. Il ne mesure pas, il regarde. Il voit vite ce qu’il lui faudrait pour bâtir une seconde yourte. Plus petite, peut-être, un endroit où pourrait dormir Camille. Un espace légèrement ovale, la longueur dans le sens du vent, comme se dessine l’abri de Han, pointe de flèche arrondie. Il ne lui faudrait pas plus de deux troncs. Il pourrait les débiter dans la scierie de Rim. — Tu veux construire quoi ? Il n’ose pas lui dire qu’il veut lui construire une maison, il ignore comment Camille réagirait ; il l’appréhende. — Je sais pas encore. Un genre de cuisine, peut-être. Elle le rejoint au milieu du cercle de planches et de troncs hétéroclites qui, placés a priori aléatoirement, sont en réalité disposés de façon à se déplacer dans l’espace vierge de sa pensée comme, quelques mois auparavant, à la Cingle, il avait imaginé les cabanes. Elle ferme soudain les yeux de douleur. S’assoit et pose ses deux mains sur son front. Accroupi à côté d’elle, Jérôme lui caresse le dos. Elle gobe un antidouleur avec une gorgée de vin que Jérôme devine âpre à sa grimace. — Il fait noir aussi, et tu es là. Tu es tout seul. Enfin, il y a plein de gens autour, mais je te vois au milieu et je viens vers toi. Tu es assis sur un tas de gravats et tout autour la musique est très forte. Je me souviens. Je suis un peu honteuse, j’ai un peu peur de te revoir, comme si j’avais quelque chose à me reprocher. Je sais pas quoi. Je suis pas sûre d’avoir même su à l’époque. Je m’approche de toi avec la boule au ventre, tu vois. Et toi tu me vois venir, tu souris et tu me dis. — Bonjour Amabié. — Oui. Et je te dis bonjour Geronimo. — Amabié, c’est un esprit japonais qui guérit les maladies. — Tu sais où c’était ? — C’était à la maison rouge. Une maison dans laquelle on a vécu tous les quatre avec Nour, pendant plusieurs années. C’était la fête qu’on a organisée quand elle a été détruite. Mais t’étais plus là depuis quelque temps. Souvent, t’étais pas là. Camille ne l’écoute pas, il lui semble. Absorbée par la remémoration, assise au milieu des débris de bois qui dessinent au sol, dans l’air bleu, comme un cercle magique. — Je range ça dans une grande pièce alors, si c’était notre maison. Où est-ce que j’aurais assez de tiroirs pour mettre d’autres souvenirs ? La cuisine. C’était leur maison, oui. Jérôme ignore ce qui a pu faire ressurgir en elle l’image d’un tunnel désaffecté au sud de Paris. Maintenant celle de la maison rouge. Le pays de sa mémoire est un pays mouvant, comme le sont les sables autour d’une rivière sauvage. Un pays où les fleuves changent subitement de cours, où les montagnes se replient sur elles-mêmes comme des origamis vivants, contraignant sans cesse les routes à aller ramper ailleurs, les villes à se consteller et se reformer à d’autres endroits, sous d’autres noms. Camille est au centre du cercle magique. Elle arpente le pays de sa mémoire. Ailleurs, elle n’entend pas le maquis, juste en bas du Désert, être remué par le passage de ce qui semble être à Jérôme plusieurs personnes. Il reste sur ses gardes. Si derrière les buissons de myrte apparaissaient là, au clair de lune, des keufs revêtus de leur armure noire, que ferait-il ? Rien sans doute. Il ne se raconte pas d’histoires. Il ne se battrait pas. Il sait qu’il resterait là, à ne rien faire, comme sur l’avenue de la gare il y a quelque temps, comme toujours. — Il y a une haute tour de verre et tu n’es pas là. Je te cherche et Yvain te cherche aussi. Je sais que c’est Yvain même s’il porte un bandana sur la bouche. Les secondes passent, les buissons frémissent et Jérôme se dit : Camille doit lire dans mon esprit pour se souvenir de ça à cet instant précis. Ce moment où il a échappé de peu aux keufs allemands à Francfort, à l’instant, très précisément, où il s’apprête à en voir surgir de derrière les buissons. Ils auraient retrouvé sa trace parce que c’est comme ça que ça devait finir, de toute façon. Ici, au Désert, les keufs qui les arrêtent et lui qui ne fait rien, comme il n’avait rien fait à Francfort. Francfort une nouvelle fois, mais la chance de Geronimo en moins. — Et puis on t’aperçoit d’un coup. Tu es au loin et tu cours en hurlant : Achtung ! Polizei !
Camille tend les bras en l’air en hurlant ces mots en allemand. Les keufs qui montaient ont sans doute été alertés par ce cri étrange. Les buissons s’arrêtent soudain de remuer. Jérôme se prépare. Camille, elle, pleure de rire, se tord par terre. — Tu continues de courir et on voit, je te jure, on voit tout une troupe de keufs qui te courent après. Des ombres s’échappent des buissons. La lumière du falot-tempête, posé près de Camille, les éclaire. Ce ne sont pas des keufs. Jérôme pose sa main sur l’épaule de Camille. Il murmure : Regarde et fais pas de bruit, pas de mouvements brusques. Camille ouvre les yeux et contemple la meute de loups qui s’est assise devant eux. Loup les observe, muet. Peut-être voit-il ressurgir, lui aussi, un souvenir. Plus ancien que sa naissance. Peut-être a-t-il, soudain, la nostalgie de la meute. Cette nostalgie se manifeste dans son silence et son immobilité. Chaque nuit, quand ils entendront la végétation toute sèche être remuée dans le chemin en contrebas, ils n’auront plus peur : ils sauront que ce n’est rien d’autre qu’une meute de loups. Ils s’éloignent et disparaissent dans la nuit. Loup regarde Jérôme et Camille, presque interrogateur, presque effrayé par ce qu’il vient de réaliser. L’existence de frères plus sauvages que lui. Pour le réconforter, Jérôme le prend dans ses bras. Il comprend Loup, c’est un sentiment qu’il connaît bien : il a grandi près de Camille.
Le lendemain, alors qu’ils marchent sur le chemin de l’Étoile pour aller chercher Han à l’étable et du bois de construction à la scierie, Jérôme attend Camille et Loup. Ils restent quelques dizaines de pas derrière lui. Camille cache sa douleur et sa fatigue. Se souvenir est pour elle la meilleure des distractions. Elle se retient à l’amorce de la remémoration, et une fois qu’elle a rejoint Jérôme, elle commence à parler. — Je me suis souvenue d’un truc, Geronimo, tu vas me dire si tu t’en souviens aussi. Jérôme sourit et reprend son chemin, regardant en même temps où il pose ses pieds et où Camille pose les siens. Elle est endormie, dit-elle. C’est là qu’elle est réveillée par des coups sourds sur une porte. La porte éclate. Elle est à l’étage de la maison mais elle l’entend bien éclater. — Je crois pas les avoir vus, mais je sais que c’est des keufs. Alors, c’est la porte de ma chambre qui s’ouvre et je suis aveuglée par la lumière d’une Maglite. J’entends un coup, la lumière s’écarte de mes yeux. Elle ne voit pas grand-chose, mais elle se souvient d’Yvain, à genoux par terre devant un keuf en armure. Il a le nez en sang. Complètement pété. C’est tout ce dont elle se souvient. Après, plus rien. — T’étais là, toi ? Jérôme se tait, relâchant l’attention qu’il porte aux pas de Camille sur le sol enfin plat, dans la centaine de mètres qui les séparent désormais de l’Étoile. Il suit, entre les pierres et les trous du chemin, le fil d’une pensée qui, inexorablement, le ramène vers Yvain. Il n’était pas là, non. Il n’est pas là non plus alors qu’Yvain purge sa peine, dans une prison très loin d’ici. Camille se souvient de sa vie, mais Jérôme, lui, voudrait se souvenir d’Yvain. — C’est là qu’il s’est pété le nez alors. — Faut croire. — Il était pas tordu comme ça avant. Je l’ai remarqué quand je suis arrivé à la Cingle. Il faut pas oublier son visage. Faut pas l’oublier. Parce que tout le monde va l’ oublier. — On va pas l’oublier, nous. Eux non, mais Jérôme le sait, aussitôt la peine prononcée, tout le monde passera à autre chose. C’est toujours pareil. Yvain le lui avait dit : Plus personne ne parle de nous. Partout, les mouvements de rébellion sont matés dans le silence. Si nous restons attachés là-haut, le plus longtemps possible, peut-être qu’alors, on en entendra un peu parler. C’était la dernière chose à faire. Ne pas laisser se faire la destruction sans que puisse être vu son spectacle. Sans attendre d’autres résultats politiques que le simple fait de n’avoir pas été invisibles avant l’oubli. Car toujours, l’oubli vient. Toujours, les écrivains qui écrivaient des tribunes cessent d’en écrire et publient un nouveau livre : ils oublient. Ceux qui donnaient aux caisses de soutien aux interpellés cessent de donner et l’argent se tarit : ils oublient. Ceux qui venaient aux rassemblements devant les tribunaux, tiraient des feux d’artifice devant les maisons d’arrêt le jour de l’anniversaire de leur camarade enfermé, cessent de venir : ils oublient. À la fin, tout le monde oublie. Excepté ceux qui comptent les jours dans leur cellule et ceux qui les aiment assez pour éprouver chaque jour le sentiment violent de leur absence. Mais être de ceux qui attendent, ce n’est pas une consolation.

Dans la scierie de Rim, il n’y a presque plus rien. Jamais elle n’a été aussi vide. C’est qu’elle a des clients, dit-elle. Des Suisses qui n’arrêtent pas de se construire des chalets autour du lac d’Annecy et qui sont mécontents, maintenant. Il n’y a plus d’arole et ils aiment bien l’arole. — Va savoir pourquoi, tout le monde aime l’arole. Mais ça va plus depuis que les fils de putes au-dessus ont tout détruit. Elle est montée là-haut, un soir. À pied. Pour être sûre de ne pas être repérée du haut de sa jument. Elle s’est cachée au bout de la crête, derrière le gros caillou, et là, elle a vu l’étendue des dégâts. Le soleil se couchait, sur l’herbe sèche les souches des aroles décapités se détachaient bien. — Il reste plus rien. Plus rien d’autre que des tas d’épines et des grumes qu’ils ont déjà commencé à débiter, d’ailleurs. Le jour, quand le vent souffle assez, il porte jusqu’à elle le tumulte des tronçonneuses. — Tu avais besoin de quoi exactement ? — De ce que tu as. Ce que Rim a, ce ne sont que quelques tasseaux épars, quelques troncs très maigres que Jérôme réunit et emporte sous le bras. — Je suis désolée, t’es monté pour rien. Et Rim sort de la scierie. À travers l’entrebâillement de la porte coulissante de cet ancien terminal de remontées mécaniques, il la voit contempler la crête. Et derrière, imagine-t-il, cette forêt détruite en quelques pauvres nuits. Sous ses yeux, presque. Impuissante, réduite à attendre dans sa ferme, le poing replié autour de la crosse de son fusil. Jérôme regarde Camille regarder Rim et partir la rejoindre. Il se demande ce qu’elles peuvent bien se raconter ces deux-là, debout l’une à côté de l’autre, contemplant la crête dans la même immobilité, mains croisées sur les reins, dans ce silence qu’elles ont en commun — même si Camille, depuis quelques jours, redevient loquace. Elles se ressemblent tant, finalement. La montagnarde et l’anarchiste. Deux vies de mystère et de rudesse qui les mènent ici, à se tenir de la même façon, dans le même silence, face au même paysage dévasté.

Jérôme n’est pas monté à l’Étoile pour rien, non. Il pousse la porte de l’étable. Dans un des derniers box au sol de béton tapissé de paille fraîche, attend Han. Il ne sait pas s’il l’attend, au fond. Si, lorsqu’il essaiera de le sortir d’ici, Han ne décidera pas de rester parce que c’est là qu’est sa vie désormais. Mais ce dont il est sûr, c’est que Han ne l’a pas oublié : les ânes n’oublient rien, eux. Son museau blanc dépasse, là-bas, posé sur la barrière du box. Peut-être a-t-il entendu les pas de Jérôme, déjà il brait. Il retrousse ses babines sur ses dents. Jérôme a été attendu par quelqu’un.

Où plonge le chemin caillouteux, Han n’hésite pas. Il faut le retenir de se jeter sur le chemin du Désert. Rim dit qu’il est solide, qu’il peut supporter le poids d’un humain, mais qu’il faut peut-être attendre d’être sur le plat. Camille suit à pied, et entre sa lenteur et l’enthousiasme de Han, Jérôme est sans cesse repoussé. Ça lui convient. Tendu entre le secours qu’il porte à Camille et la joie de voir gambader celui qu’il a secouru : si Jérôme n’était pas Jérôme, Han aurait été achevé d’une balle dans la tête à l’endroit même où il était tombé. Il aurait remonté sa dépouille du ravin et l’aurait enterrée au Désert. Si Jérôme n’était pas Jérôme, Camille serait à cette heure internée, pas essoufflée sur un chemin de montagne. Dans son essoufflement, elle trouve encore la force de creuser dans le chaos de ses souvenirs. Tandis qu’elle descend la petite butte rocailleuse qui sépare, comme une enclosure, l’alpage de l’Étoile et celui du Désert, elle se souvient. Elle n’est pas sur le chemin, elle est en prison. Une prison pour femmes dans une région toute plate. Autour de la cour fermée par un grillage, la plaine s’étend, immaculée, glacée. On y parle anglais et une langue qu’elle ne comprend pas. Il y a une grève ou quelque chose comme ça. Les femmes portent des parures de perles, elles scandent des slogans dans la cour et Camille ignore pourquoi elle est à l’écart d’elles. Elle les regarde se faire ramener à l’intérieur par les matons qui tirent les cheveux de l’une d’elles, la traînent par terre sur le sol glacé. Jérôme ne se retourne pas, les yeux baissés vers ses pieds qui marchent, il tente de repérer, dans la nuit qui lisse tous les reliefs, si sur le sentier se tiennent des obstacles. Dans la nuit, le chemin entre l’Étoile et le Désert est d’opale. Han s’arrête. Jérôme s’approche et lui caresse la tête pendant que, délicatement, Camille monte sur son dos. — Je crois que c’est plus tard. Elle est face à la mer. Dans les dunes où ondule l’herbe grasse, qui longent comme une crête une plage mouillée reflétant le ciel gris. Elle court avec une femme dans les dunes. Elle fuit quelqu’un ou quelque chose, elle ne sait pas. Ce qu’elle sait, c’est que ses pieds se prennent dans l’herbe grasse qui fait dans le sable comme des noeuds solides, presque du fil de fer. Que son corps tombe et qu’elle mange du sable au pied de la dune. Qu’elle voit le keuf qui les poursuit tendre son flingue au bout de son bras. — Ça fait un bruit comme t’as pas idée, Geronimo, un pistolet qui tire, un sale bruit de mort. Han s’arrête, le cou serré par Camille dont les pleurs concluent la litanie de violences. Toute la journée, elle s’est souvenue. Au loin, le Désert. La yourte comme une amanite poussant dans l’horizon. Jérôme tient la main de Camille sur le chemin d’opale. Où va-t-elle ranger la violence ? Elle ne sait pas, dit-elle. Elle ne sait pas si elle a envie de la ranger quelque part. — Tu peux la mettre sous le lit, Camille. Là où sont les monstres qui, parce qu’on les oublie, cessent un jour d’exister. Au Désert, il ne laisse pas Camille seule. Il garde sa main dans la sienne pendant qu’il attache Han dans son abri tout neuf et qu’il remue du foin frais, plongeant tout l’avant-bras dans la mangeoire. Pendant qu’il jette dans la bouilloire quelques feuilles arrachées au thuya. Puis il s’assoit sur le plancher, guidant vers lui Camille. Il contemple ses mains : elle a les ongles noirs d’avoir trop creusé dans le pays de sa mémoire. C’est une fourmilière. Et les fourmis sont rouges et guerrières.

Camille s’en va, Thomas Flahaut, L’Olivier, 2024.




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