Une femme traverse les grands espaces de l’Ontario après la mort d’un proche. Elle rencontre Arden et Jeff, une femme et un homme « imprévisibles et magnifiques » qui s’occupent de soigner les bêtes meurtries qu’ils recueillent dans leur refuge pour animaux sauvages. Un combat qu’elle va partager en trouvant refuge chez eux « pour se défaire de ses fantômes, de ses fêlures, de ses colères. » Au plus près de la faune et de la flore, ils vont se rapprocher, se reconnaître, et s’aimer. Un récit sensible et sensoriel sur la place des humains et leur rapport au vivant. « Quelque chose qui n’est ni un poème, ni une lettre, ni un chant, ni une prière, ni un cri, mais peut-être tout cela à la fois. » Une langue nouvelle.
Border la bête, Lune Vuillemin, Éditions La Contre Allée, 2024.
Extrait du texte à écouter sur Spotify
Jeff et moi sous les arbres, deux paires de chaussettes dans les bottes trop grandes d’Arden, j’ai du mal à me concentrer sur ce que l’on est venus faire ici tant j’ai froid aux pieds. Il est tôt, nous avons une demi-heure avant de devoir rentrer au refuge et commencer la journée de travail. Jeff s’est dit qu’il fallait qu’on fasse une écoute matinale et une écoute en début de soirée pour établir notre herbier sonore. Il me bande les yeux. Une fois dans le noir, le corps doit s’habituer à la perte de repères visuels. Je perds l’équilibre, un pied enfoncé plus profondément dans la neige que l’autre, un côté plus lourd, se redresser. J’ai toujours cet instinct qui m’intime de humer, sentir, inspirer, j’essaye de le chasser. C’est moi qui commence, Jeff écrit sur un carnet les mots que je tente de mettre sur ce que j’entends. Puis ce sera à son tour d’être l’oreille. Quinze minutes chacun.
Répétitions. Ritournelles.
Rythme d’un piaillement, trahison d’un contretemps.
Crépitations.
Notes d’au-dessus, d’autour et du lointain.
La neige parle à voix basse / dans sa tête. Lorsqu’elle a fini de tomber, son du flocon qui fond sur l’écorce ou qui se joint aux autres sur le chemin glacé.
Rires.
Nos propres respirations qui s’accordent au temps.
Tiraillements, soupirs et disparitions.
Vibrato.
Une rumeur qui se révèle en crescendo.
Froissement chaud.
Hésitations.
Quelque chose vibre dans le blanc et tranche la noirceur des conifères.
Des basses agitées jaillissent d’en dessous.
Rires.
Il faut aussi penser aux sons que l’oreille humaine ne perçoit pas. Tout ce à quoi nous sommes sourds. Sur le chemin de la grange, Jeff dit que le matin la forêt raconte des histoires du bout des lèvres et que le soir elle chante de sa voix de tête. Et la nuit ? Il refuse de sortir la nuit. Il dit que l’humain colonise déjà assez l’espace sauvage ou ce qu’il en reste. La forêt a aussi besoin de notre absence. Alors je continue de regarder la nuit comme on regarde un artiste peindre. La main du peintre, le ciel ou la lumière. Derrière la fenêtre aux coccinelles, j’observe de loin l’absence humaine dans les bois et je me dis soudain que cette musique-là, celle que la forêt orchestre lorsque nous n’y sommes pas, je ne l’entendrai jamais. Quand nous en reparlons, Jeff et moi, on se dit finalement qu’être en forêt ce n’est pas marcher dans son oreille mais plutôt dans sa bouche. Il y a autant de vibrations, de tremblements et de respirations que de notes, mais tout fait partie de cette musicalité impossible à décrire. Chaque arbre est unique avec sa morphologie, sa peau et sa mémoire, alors le vent qui passe sa main dans ses branches aura chaque fois un autre timbre. Marcher en forêt, c’est un peu se promener dans une caisse de résonance, dit Jeff. Moi j’ai l’impression de monter sur une scène où se joue une pièce de théâtre, et plus j’y réfléchis, plus ma présence désamorce l’acte en cours. Je cherche toujours un rôle à ma présence. Qu’est-ce qui se tait quand nous sommes là ?
Je vais souvent voir Babine avec Jeff, il la connaît bien, de tout son long. Il a arpenté les sentes d’animaux qui longent l’eau bavarde, l’eau qui ne se laisse jamais avaler totalement par l’hiver. Je sais qu’elle termine sa litanie dans le lac Petit mais je ne suis jamais allée jusqu’à sa source. Je décide d’y aller seule, voir si la rivière a plusieurs gorges, si elle fait passer entre ses lèvres un chant diphonique ponctué de notes vibratoires et d’expirations hachées. Je tente de décomposer son chant, ses chants. Voix complexe, maîtrisée. D’abord, est-ce que le mot rivière se rattache seulement à l’eau et au mouvement ? Ou bien la rivière est-elle aussi rochers, branches, feuilles, aiguilles, troncs d’arbres morts, mousse, lichen, cincle plongeur, loutre, terre, invertébrés, ombres comme le pense Jeff. La glace et la neige, un étau. Babine cascade, blanche, sur quatre étages de rochers trempés et doux, passe sa langue râpeuse sur leur dos bossu. Cette langue se fend en deux, devient reptile. D’un côté elle rigole joliment avec ses reflets auburn et verts, d’un autre elle s’impatiente et marche sur ses propres pieds, s’immisce dans une ouverture comme un filet d’air, se ride de marques de vie avant de rejoindre l’effervescence des rapides plus bas. Ce que j’entends : trois basses continues. L’une vient du fond de la poitrine, une autre est plus claire et une autre encore rappelle une tempête de vent dans la prairie. Je me rapproche, tends l’oreille. Des accents plus prononcés, des arythmies se distinguent. Il n’y a pas d’hésitations, tout est confiant. Par endroits, Babine est calme, presque immobile, telle une flaque d’eau. On la croirait autre. La voilà qui chuchote, prête à écouter peut-être. Soudain docile, elle tolère la marche tendre et précise des gerris. Leurs pattes fines glissent sur l’épiderme encore froid de Babine. Les gerris entendent sûrement d’autres tonalités. J’observe leurs glissements et les ondes silencieuses à la surface qui apportent une cadence nouvelle, modulent le rythme de Babine. Je les croque un peu gauchement dans mon carnet, je dois garder mes gants pour ne pas avoir froid trop vite, je remplis ainsi des pages entières de ces perturbations que Babine semble recevoir avec contenance. Je me suis souvent demandé si elle avait plusieurs personnalités ou si ce bras, situé en aval de Lac Petit, si paisible, plus étroit et moins profond était en fait un autre âge, une autre vie. Les sons inaudibles de ce lieu d’échange, là où les longs doigts des gerris pianotent sur la peau de Babine, font partie de ce trésor inouï que je ne posséderai jamais. Pas dans cette vie. Je note quelques mots dans le petit carnet, pour notre herbier sonore, mais ce sont surtout des mots de vide, d’absence, de secret, d’impalpable. Les corbeaux me raccompagnent au refuge. Je me suis habituée à leur présence comme je dois bien m’habituer à la lumière ambrée qui m’approche dès que je pénètre les bois sombres. Je crois que les corvidés la perçoivent, car lorsque je croise leur regard et qu’elle m’accompagne, un reflet de sève coulante se dessine dans leurs pupilles opaques. D’ailleurs, c’est comme ça que j’ai su qu’elle n’était pas malveillante. Les cor-beaux me l’auraient dit, sinon. Je leur fais confiance comme je fais confiance aux arbres.
Depuis la crise d’angoisse sous le sapin baumier, Arden rentre le soir à des heures où je tiens encore debout. Assise devant la fenêtre aux coccinelles, j’entends la porte du vestibule s’ouvrir quand la langue brune du ciel a lapé toutes les têtes d’arbres. La forêt, cette foule. Je regarde mes mains gercées de ridules et de sécheresse. Je pense aux mains d’Arden, à ses doigts. Comme si de son poignet avaient poussé de fines branches de trembles, blanches et lisses. Ce soir nous mangeons toutes les deux devant le poêle. Jeff lui a dit que je rêvais beaucoup. Elle me demande de lui raconter mon dernier rêve. Alors j’essaye de trouver les mots pour décrire ce rêve où je marche dans une forêt dont les arbres sont tous reliés les uns aux autres. Les pins noirs aux peupliers, les sapins baumiers aux pruches. Leurs branches se joignent et se nouent. Il n’y a plus d’extrémités, plus de fins. Chaque ramification en enlace une autre. Les écorces s’articulent. Je vois les mésanges et les sittelles qui ne volent plus mais glissent sur l’infini réseau de bras sombres recouverts d’une fine couche de givre. Les branches basses m’obligent à les enjamber. Je caresse des nœuds aussi gros que ma tête. La forêt grince, les corbeaux, eux, ne sont plus là, j’entends les arbres pousser et pousser et les nœuds se former, entrelacs de chair brune ou noire. Bruits d’articulations qui craquent. Deux arbres s’enroulent l’un autour de l’autre depuis le sol jusqu’à leur cime chauve. Gonflés et pulpeux, je les caresse et tente de passer mes doigts dans les plis, là, à l’endroit précis de leur étreinte. Il y a aussi ceux qui poussent à l’horizontale, surgissant d’un mur d’humus. Les branches poussant vers le bas s’enfoncent dans la terre, font fondre la neige et le sol à leurs pieds craquelle et je ne sais pas trop si ce sont les racines en dessous qui tentent de sortir ou si ce sont les branches qui pénètrent la terre pour rejoindre la vie souterraine. La lumière est faible sous ces arbres qui n’en forment qu’un. Est-ce alors encore une forêt ? Je me retrouve face à un mélèze géant couvert de broussins qui lui font des bourrelets charnus, des excroissances lisses et des verrues qui s’entortillent sur elles-mêmes. Je me rapproche de son tronc boursouflé et de mes bras je tente de l’enlacer, mais il est bien trop large pour qu’une seule personne en fasse le tour. Je pose ma joue contre lui. Ferme les yeux. J’entends la sève qui circule en lui, ou peut-être une rivière. Je reconnais le chant diphonique de Babine à l’intérieur. Et soudain je sens des mains qui serrent les miennes. Quelqu’un de l’autre côté du tronc. Je me réveille.
Arden ne parle pas tout de suite. Son visage se fige, illisible. Je crois qu’elle essaye de dessiner dans sa tête cette forêt impossible, forêt de nœuds et de peaux. Qu’elle me rencontre par mes rêves.
— Et ces mains qui viennent de l’autre côté du mélèze, demande-t-elle alors, qu’est-ce qu’elles t’ont fait ressentir ? Tu as eu peur ?
— Non, enfin je crois que dans le rêve ça me surprend parce que je pense être seule. Mais je crois que je sais que ce sont les mains de quelqu’un que je connais.
— Frank ?
— Peut-être. Mais cela pourrait aussi être Jeff.
J’aimerais rajouter « ou peut-être toi ». Mais je ne dis rien. Nous discutons de nos journées de travail, surtout des miennes. Le nez d’Arden est droit, un peu long et mes yeux descendent le long de son arête, remontent vers ses yeux fatigués. Je peux passer un temps infini à tenter de décrire les sons et les odeurs de la forêt, de la rivière, mais décrire la bouche d’Arden ou son visage me semble impossible. Lorsqu’elle s’allonge sur le côté comme ça, sur le parquet chaud, elle ressemble à un tronc d’arbre tombé en travers d’une rivière. Et en moi cette envie ardente de la traverser, cette rivière.
Border la bête, Lune Vuillemin, Éditions La Contre Allée, 2024.