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En lisant en écrivant : lectures versatiles #117

Pour faire le portrait de son père qui porte le nom d’une île en Louisiane sur le point de disparaître, Hélène Gaudy utilise les mêmes outils que dans son précédent roman, Un monde sans rivage, « l’observation, la déduction, les mots et les images, une enquête de proximité pour mieux le découvrir, le rencontrer. » Un récit sensible et mélancolique sur cet homme secret, qui lui confie ses écrits, lui ouvre la porte de son atelier aux allures de cabinet de curiosités. Un rituel pour que « les images de sa vie, les mille morceaux qui en font le bonhomme qu’il a toujours été, lui soient quelque part rendus. » Plus qu’un hommage de son vivant, c’est une déclaration d’amour aux proches parfois si lointains. Un livre sur le rapport à la famille, à la mémoire, aux lieux et au temps.

Archipels, Hélène Gaudy, Éditions de l’Olivier, 2024.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




L’atelier est le creuset qui manque à ma mémoire. Moi aussi, je tente de garder, d’archiver, mais quand il s’agit de lui, je ne cesse d’échouer. Depuis quelques jours, par exemple, une question m’obsède : Comment m’appelle-t-il ?
Ma chérie, ma fille, ma grande ?
Trop convenu, pas dans son vocabulaire.
Quand j’étais enfant, il avait un faible pour les surnoms qui me mettaient mal à l’aise. Il les répétait, exprès, et plus je m’agaçais, plus il me cherchait. Mais maintenant, comment m’appelle-t-il ?
Impossible de me rappeler. Nous nous parlons souvent pourtant mais j’ai peu de mémoire vive, on dirait. Un ressac perma-nent ne cesse de l’effacer.

Je devrais faire comme lui, une collection de gestes, d’intonations et de tics de langage, pour contrer mon amnésie sélective. J’y mettrais ses vieux pantalons en velours côtelé et les jeans qu’il porte depuis quelques années, ses vêtements qui rajeunissent à mesure qu’il vieillit, les chemises que ma mère choisit pour lui, la poche d’où dépasse le mouchoir sale, à carreaux lui aussi, son torse qui se bombe quand on lui dit, Quelle belle chemise, sa façon de faire du théâtre, un peu, tout le temps, et puis de tout laisser retomber, comme un acteur qui se rassied après la scène, épuisé, sa façon de positiver ce qui risque d’être tragique et de s’agacer des choses inoffensives, ses vitupérations rituelles qui se tarissent avec le temps, il en avait tant, avant, les répondeurs téléphoniques, la variété française, et plus particulièrement Véronique Sanson, qu’il poursuivait d’une haine aussi féroce qu’inexpliquée, l’inutilité des disputes et le chagrin des objets qu’on perd, les rendez-vous chez le médecin, les papiers à remplir et la crainte de mal faire, assez vite, pas assez rôt, l’obsession d’être en avance, impossible de prendre mes parents de vitesse, quelle que soit l’heure du rendez-vous, quelle que soit notre fierté d’arriver avant eux, nous ne manquons jamais de les trouver là, assis l’un près de l’autre, à nous attendre, dans un lieu d’où ils semblent n’avoir jamais bougé.
Son côté affable, bon joueur, jamais rancunier, ce délicat équilibre entre la curiosité et la mélancolie, sa façon de se dévaloriser pour mettre les autres en valeur — Ah non je pourrais pas, moi, je saurais pas faire ! —, sa bienveillance forcenée lorsqu’on critique l’un de ses amis, son timbre de voix amène et doux, cette voix qui exagère, qui traîne un peu, qui cherche ses mots, et que je note, au téléphone, sans rien lui dire, pour n’en rien perdre C’est gentil, oui, on peut dire que ça va, je suis même étonné, on est passés à la poste, faire une petite photocopie, puis on est revenus, on est allés voir le jardin, tu sais, ils l’ont complètement refait, on est allés faire les courses au Monoprix, j’ai pas eu besoin de m’arrêter du tout, alors on est contents quand même. embrasse fort, Oui, bon voyage.

Je lis d’autres livres, sur d’autres pères, je les vois apparaitre, j’entends leurs voix, mais quand je me relis, je ne I’entends ras. Même dans ses propres mots, je ne le vois pas, les mailles de mon filet sont trop larges, elles ne gardent que les objets, les poèmes, les voyages, mais lui ?
Comment m’appelle-t-il ?
Il faudrait que je lui téléphone à nouveau’ pour savoir, pour l’écrire.

J’aime et redoute ce moment où récriture ne consiste plus à raconter, mais à agir.

Il va falloir se donner un peu de temps. Laisser reposer les phrases pour que certains mots se détachent d’eux-mêmes.
Lui faire lire les mots écrits et, quand il les lira, voir s’ils changent de couleur au contact de sa mémoire.
Recueillir ceux que, peut-être, il finira par dire.
Recommencer.
Tout passer au tamis de nos attentes.
Voir ce qui reste au fond, s’il reste quelque chose.
Le faire émerger à l’aide de ces petites brosses qu’utilisent les archéologues, pour ne pas l’abîmer.

*

Bribes saisies sur les murs de l’atelier

Rêve générale
Un train peut en cacher un autre
Marlboro
Le Feu sacré Léger
La Lumière dans la nuit
Look alive, Remember you can be replaced by a machine
Diplôme de vaillance
Accueil figurants
Non merci
Rien a voir
Le bonjour du passant qui a passé l’hiver.
J’ai tenté ma chance. Dommage !
Vendredi 18h.
Je vais voir la mer, je reviens.

*

Je pense aux capsules temporelles, censées garder la traces de nos vies, à ces objets qu’on enterre pour dire, à ceux qui viendront, quelque chose de ce que nous avons été.
En 1936, à l’université Oglethorpe à Atlanta, l’une de capsules a pris la forme d’une pièce entière nommée la « crypte de la civilisation ». Protégée par une porte d’acier, elle devra rester close jusqu’en l’an 8113. Alors, seulement, on découvrira ce qui y a été déposé : des enregistrements de chants d’oiseaux et de voix, dont celles d’Hitler et de Mussolini, des exemplaires du Coran et de la Bible, une canette de bière, un paquet de cigarettes, quelques jouets.

Que pourront en saisir les Terriens de 8113, s’ils existent encore ?
Comment différencier les chants des oiseaux des voix des dictateurs si les uns comme les autres ont disparu ou changé de langage ?
Comment rattacher, encore, une voix à un visage, une ciarette à une bouche, à la fumée, à la brûlure ?
Si tout le réseau de signes qui nous lie aux objets s’est perdu avant eux, ils resteront là, bêtement matériels, vestiges illisibles soudain réduits a leur forme, leur couleur, leur toucher. .és de toute attente, de tout souvenir. Des blocs de scnsations brutes, des formes, des désirs.
L’atelier de mon père est une capsule temporelle avant même que le temps soit passé.
À l’intérieur, je suis une Terrienne de 8113.

*

Des grands yeux de mon fils passant le seuil de l’atelier, je possède une photographie. Il est comme enserré par les murs si proches les uns des autres, murs de livres, murs d’affiches, murs d’objets. Il regarde en l’air, vers l’armée des fétiches africains. Il a un peu peur. Il est émerveillé.
Tu n’aimerais pas dormir ici, hein, dit ma mère.
Non, il n’aimerait pas. Pourtant, il est bien, là.
Il dit : J’ai vraiment l’impression qu’il y a un truc magique ici. J’ai l’impression qu’en touchant ça, je pourrais remonter le temps.
Et puis : Maman, viens voir, il y a un bonhomme qui montre son cul creux !
Brandissant un fétiche au postérieur évidé, il éclate de rire. Lui seul ose prélever des objets dans le fragile agencement des piles. Lui seul voit encore en ce lieu ce qu’il a été pour son grand-père : un terrain de jeu.

Mon père le regarde, un peu fier, un peu inquiet. Des plis que je connais bien se creusent en haut de son nez. Mon enfant devient un éléphant dans un magasin de porcelaine, dont chaque geste est une joie et un danger. Il se fraye un chemin, rapide, trop rapide, effleurant les tours savantes, les chapiteaux de papiers. Il passe, un souffle : miracle, rien n’est tombé.
Moi aussi, j’ai été l’éléphant dans le magasin de porcelaine de mon père, et maintenant je tremble à mon tour de peur qu’un objet se brise, que la colonne d’enclumettes, lourdes et pointues comme un buisson de dagues, tombe sur le corps de mon fils, et je me demande si je n’ai pas fini, avec les années, par construire mon propre magasin de porcelaine, dans lequel ce petit éléphant se promène encore librement.

Près d’un bol contenant des dizaines de cadrans de montres, nous entendons un tic-tac. Quand nous prenons le cadran survivant dans nos mains, celle de mon fils petite, la mienne à peine plus grande, il retourne au silence. On le secoue, on le tripote, rien à faire. Ce n’est qu’une fois reposé parmi ses semblables qu’il se fait de nouveau entendre. Il faut le rendre à la compagnie des autres pour qu’il reprenne son léger bruit de temps qui passe.
Les objets se répondent, fonctionnent ensemble. Nous les dérangeons un instant, puis ils retournent à leur propre rythme. À leur vie mystérieuse.
Peu avant notre départ, mon fils s’écrie : Ça, c’est mon héritage ! il tient dans ses mains une graine qu’il veut emporter avec lui. Polie, ancienne, sans doute n’est-elle plus capable de donner naissance à aucun arbre, à aucune plante, mais quand nlème, c’est une graine, et au cœur de certaines graines, la vie peut rester très longtemps dormante.
Au milieu de tous ces objets, il a choisi comme héritage la seule chose encore vivante.

*

Un jour, mon pére m’a avoué qu’il y avait un crâne à l’atelier. Il a écarté un petit tableau comme on dévoile un passage secret le crâne était posé là, bien caché, jauni par le temps, souriant comme sourient les morts tout près d’un livre intitulé La Mort, 366 fois sans remords.
Un vieux, vieux crâne, trouvé par terre, dans un cimetière à l’abandon, il n’en était pas très fier, c’était interdit, il le savait, comme il était, peut-être, un peu mal à l’aise à l’idée de détenir des objets que d’autres avant lui avaient dérobés aux peuples qui les avaient créés. Mais voyant le crâne sur le sol, mon père n’avait pu se résoudre à le laisser. La tentation était trop grande : il l’avait gardé.

En écartant le tableau pour dévoiler le crâne, il m’enjoint de lui faire une place. Il lui creuse une tombe, quelque part, dans ces lignes, et je l’ouvre, cette tombe, et j’y dépose le crâne, doucement, entre deux phrases, et s’il me le montre, et si je prends le soin de lui creuser cette place, c’est aussi parce que nous savons tous les deux qu’un jour, je devrai m’en débarrasser.
Dans l’atelier, je ne suis pas un simple témoin. C’est à moi qu’il reviendra d’arracher les objets à leur écosystème, de briser les liens qu’il a créés entre eux, de vider les lieux.
Peut-être écrit-on un peu parce qu’on détruit beaucoup, accumule-t-on surtout parce qu’on oublie trop vite, parce qu’on néglige tant de choses.
Parce qu’il faut bien trouver un lieu pour ce qui n’en a plus.
Et le tableau reprend sa place.
Et le crâne disparaît.

*

Selon une légende de la tribu des Chitimachas, dont certains membres vivent encore sur l’Isle de Jean-Charles, le bayou Téche qui s’est formé dans l’ancien lit du Mississippi, est l’empreinte du corps d’un serpent géant abattu à coups de flèches.
Il s’est affaissé, lentement, vers la terre, mais il vibrait encore, il était pris de soubresauts, et les mouvements de son agonie ont imprimé sur le sol la trace de son corps, tout en creusant son lit de mort.
L’eau fait son lit dans l’empreinte de ce qui a disparu, se coule dans le sillage des serpents qui meurent comme on se glisse dans le creux laissé par ceux qui nous précèdent.

Quand cette place est mouvante, difficile à saisir, ce qui nous accueille, c’est une maison bancale, un vêtement trop grand. On ne sait pas où se mettre, comment l’habiter, à quoi succéder.
Je n’ai pas de souvenirs d’enfance.
Je repense à cette phrase, sa phrase, qui contient à elle seule tous les blancs de sa vie qui ont fui sur la mienne, me donnant l’impression qu’il est venu sur terre avec son corps d’homme mûr, qu’il est né comme ça, avec sa barbe, son bon petit ventre, ses yeux rieurs traversés d’inquiétude, son corps si habité par l’enfance qu’on dirait qu’elle n’a jamais su prendre en lui aucune autre forme — n’y a rien eu, avant.

Il m’apparaît soudain évident qu’il a passé sa vie à amasser des signes en espérant qu’un jour, quelqu’un cherche à les lire, et que ce jour est arrivé.
Tout était là, entre quetre quatre murs, depuis des années.
Tout ce qu’il ne m’a jamais dit, tout ce que lui-même a oublié.
Dans l’indifférence générale, il a peaufiné son édifice, composé ses messagezs codés. Tout a poussé dans l’ombre, à l’abri des regards.
Peut-être, pour dresser son portrait, faut-il renoncer à fissurer sa carapace pour explorer ses aspérités. Le lire en braille, en décalé. Dresser un portrait du dehors, des marges, de l’ombre. Préférer aux grands mouvements de la vie les scories qu’il deposent — la coquille avant le cœur, l’archipel dessine sur la terre où on l’a brisée.

S’il en a perdu le souvenir, peut-être les objets portent-ils l’écho de ses vies invisibles. Ils se tiennent encore dans l’ombre de mon père mais leur simple existence suggère le basculement, le moment où ils gagneront, leur présence qui s’étend.
Tous ces fétiches en rang, ces babioles, ces ficelles, toutes ces couches comme une mue, une peau, j’essaie de les prendre de vitesse, de les écouter tant qu’il est là pour traduire.
Je marche sur les traces de mon père comme un pisteur dans la neige. Des traces neuves, encore vives, que je voudrais interroger alors que ses pieds viennent à peine de laisser dans le blanc leur empreinte les saisir et le saisir, lui, dans le même mouvement, voir comment il les voit, comment il les comprend — que chaque trace suscite une parole, et chaque parole une nouvelle trace.
À mesure qu’il vieillit, que quelque chose en lui se fait plus friable, mon attention ’aiguise, s’alarme, rassemble les pièces d’un puzzle que lui-même semble avoir perdues.
Il est encore là, il n’a pas disparu, il est juste un peu plus loin devant.
Il se noie dans la brume, il martèle la neige, je me dépêche.
Je cherche à créer une archive du présent.

Dehors, la nuit est tombée, franche. Le sol est luisant de pluie fraîche. Les lumières de la ville m’accompagnent. Je vais me donner un an. Un an pour le connaître autrement que par nos mots, ou avec eux s’ils nous viennent. Pour chercher avec lui la chimère tracer le lit de notre serpent.

Archipels, Hélène Gaudy, Éditions de l’Olivier, 2024.




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