Dans la nuit, des silhouettes évasives. Des femmes, des hommes, des enfants, se croisent, s’évitent, se perdent. Ils espèrent, ils attendent dans la nuit, la fin de la nuit. Ils s’aiment, se séparent, se retrouvent. Sous les draps d’un lit, dans une chambre d’hôtel, dans une salle de concert, un hôpital, un aéroport, ou au hasard des rues. Derrière les vitres de la fenêtre de leur appartement, ils observent la ville, le regard distrait. Points de départ, rendez-vous ratés, enlacements et séparations. « La nuit des abandons, la nuit des corps qui jouissent et des corps qui désirent. » Ces courtes histoires s’inscrivent au cœur de la nuit, ce moment où tout peut vaciller et chavirer en un éclair « à l’image de cet infime temps suspendu, à la fois dans le mouvement et en apesanteur. »
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la nuit battements de l’âme, la nuit une prière,
Le film vient de se terminer. Elle se lève et laisse descendre les larmes sur ses joues sans les essuyer. Sur le canapé, une accumulation de Kleenex trempés roulés en boule. Ça ira comme ça pour ce soir. Elle se demande ce qui lui a pris. Pourquoi s’infliger une telle soirée lacrymale ? Ce film, en plus, elle le connaît par cœur.
La robe claire à manches courtes de Meryl Streep, ses cheveux remontés qui dégringolent sur sa nuque, le pont couvert, le bouquet de bleuets, Clint avec sa chemise beige aux manches roulées sur les avant-bras, son appareil photo et ses clopes. Le moment avec la portière de la voiture, le moment où. Par cœur. Robert et Francesca. Quatre jours dans une vie. Les corps vieillissants, fatigués, qui s’apprivoisent, se découvrent, renaissent, s’émerveillent. La robe qui se soulève au vent d’été. Le secret d’une vie, le renoncement, la déchirure. Ce que les autres découvrent un jour. Que sait-on de nos proches, de nos parents, de leurs eaux obscures, de leurs rêves, de leurs désirs ?
Elle est seule. Elle saisit le plaid sur le canapé et s’en enveloppe. S’approche de la porte-fenêtre en bois laqué blanc. Son visage, son cou sont humides, la sensation est désagréable, elle se décide à les essuyer. À l’époque, Sébastien, son fils, n’avait pas deux ans. Elle avait choisi de rester avec son mari. Elle n’a pas été malheureuse, non, ça ne serait pas vrai, mais elle se dit que, le bonheur, c’est sûrement autre chose. C’est... C’était... Elle ne saurait pas dire. Quelque chose comme le regard, les mains, les mots de Laurent. Il y a longtemps. Quelque chose comme le bouquet de bleuets que Meryl serre contre sa robe en riant, comme ces femmes qui n’ont pas l’habitude d’en recevoir. Elle aurait ri, elle aussi.
Le plaid a glissé de ses épaules, il dessine à terre une large flaque crème. Devant elle, les deux rectangles noirs, étroits, parallèles, des vitres de la porte-fenêtre, sertis de blanc. Propres. Impeccables.
la nuit rouge comme le nom terrible de l’amour,
Il veille et il regarde le fleuve. Le fleuve s’écoule en roulant d’un flux continu, un flux qui semble couler depuis la nuit du monde. Son travail, c’est de veiller. Il arrive au soir dans le silence des bureaux vides, il s’installe dans la petite pièce équipée d’écrans, de téléphones, il va guetter, nuit après nuit, ce qui pourrait survenir. Derrière sa chaise à roulettes, sur une table, il y a une cafetière, un plateau avec deux mugs en faïence blanche siglés du logo de la société, une boîte à sucre, une bouilloire, des sachets de thé, Ceylan, thé vert à la menthe. En arrivant, il a accroché sa parka au dossier de sa chaise, glissé les gants et le bonnet dans les poches. Il peut commencer sa veille.
Le mur d’écrans montre en gris, légèrement tremblotants, des corridors déserts, des salles de réunion et des bureaux vides. Si les détecteurs de mouvements s’affolent, c’est qu’il y a un problème. Une probable intrusion. Il connaît la procédure. À ce jour, ça n’est jamais arrivé, mais il reste en tension. Au siège, le mois dernier, les bureaux ont été visités. Suspicion de cambriolage à des fins d’espionnage industriel. C’est ce qu’on leur a dit. Alors, vigilance renforcée. Une sonnerie le fait sursauter. Il consulte sa montre. C’est déjà l’heure d’aller faire sa ronde, lampe torche, oreillette, un étage après l’autre, en grimpant, jusqu’au dernier. Il enfile son bonnet, noue son écharpe, les locaux ne sont pas chauffés la nuit. Pourtant, c’est le moment qu’il préfère. Sa ronde de nuit. Il finit par s’ankyloser sur son fauteuil à roulettes, à scruter les écrans muets et à enchaîner les mugs de café.
Il arrive au dernier étage, dans la grande salle vitrée d’un seul tenant, du plancher au plafond. C’est vertigineux, mais il aime cette sensation. Derrière lui, des ordinateurs éteints sur leur pied en alu, les uns à côté des autres sur les bureaux en enfilade. Devant lui, le fleuve et son scintillement continu. Le périph. Phares blancs, phares jaunes, lumières rouges, gyrophares, voitures, camions, taxis, motos, ambulances. Il pourrait rester là le reste de la nuit à fixer le flot. À travers le double ou triple vitrage, on n’entend rien, c’est un glissement silencieux et infini. Qui sont-ils, tous ? Où vont-ils aux heures les plus obscures de la nuit ? Qui les attend ? Parfois une voiture de police ou un véhicule des pompiers impulse une accélération en trouant le flux, lequel retrouve ensuite sa régularité. Qui sont-ils ? Où vont-ils ? Il aimerait savoir. Il peine, soir après soir, à s’arracher à ce spectacle. Il a l’impression, par sa seule présence, en surplomb au ras de la vitre, de veiller sur eux, sur chacun d’eux, un peu comme le christ de la baie de Rio.
Son visage a la couleur de l’ombre. Ses yeux ont la couleur de la nuit. Il remue les lèvres mais on ne l’entend pas. Une fine buée couvre la vitre devant sa bouche. Il murmure pour les absents. Ces mots qu’on n’entend pas, qu’il psalmodie en un long ruban continu, il est certain qu’ils les entendent. Là-bas. Au-delà de cette baie vitrée, au-delà des mers, au-delà des sables et des montagnes.
Il psalmodie dans sa langue, dans la leur. Il leur dit l’absence, la distance, les villes qui blessent et qui dévorent, les regards qui ne voient pas et qui transpercent. Il leur dit le peu de fraternité. Il leur dit l’argent qu’il a envoyé, comme chaque semaine. Il voudrait raconter le guichet et la longue file des comme lui, mais ces mots-là il ne les dit pas. Il dit ça va ça va bien et il demande des nouvelles, la santé les mariages les enfants les naissances. Il parle à sa mère accroupie au bord du feu, à tisonner les braises avec un bois durci, fixant une flamme qu’elle ne voit plus de ses yeux blancs. Il poursuit sa psalmodie pour elle et ses absents. Il veille. Il aime à se répéter ce mot. Je veille.
la nuit jasmin souvenir d’une autre nuit,
Cette fois, c’est la bonne. Pour la troisième fois, elle entre dans la boutique. Elle ne remarque plus l’enseigne en lettres gothiques rouge sombre sur fond anthracite, ni les présentoirs de piercings et d’écarteurs dans la vitrine, ni les crânes en résine ou en métal. Elle entre et s’immobilise sur le carrelage noir et blanc. Pas question de reculer, elle l’a assez voulu, ce moment. Elle avise les fauteuils de style dentiste et le box garni d’une étroite couchette recouverte de vinyle. Un homme en tee-shirt noir et une jeune femme blonde, crâne rasé sur l’hémisphère droit, s’affairent chacun auprès d’un client. Tous les deux exhibent une abondance de tatouages, leurs corps comme des livres d’images un peu effrayants. Il y a un fond sonore bruyant, des basses puissantes, des guitares acides, mais elle le remarque à peine.
Alors, on y va ? En forme ? Installez-vous. La jeune femme la salue avec chaleur. Elle se dirige vers un fauteuil bas recouvert de velours grenat, s’assied en attendant. Elle est en avance, elle est toujours en avance. Autour d’elle, des photos et des dessins agrandis, des loups, des christs, des crânes, des carpes koï, des hirondelles et des serpents, des araignées et des roses, des aigles et des capteurs de rêves. Elle sort son téléphone et vérifie le motif qu’elle a retenu après deux rendez-vous et quelques mails. C’est exactement ça qu’elle veut.
La dernière fois, au téléphone, on lui a dit d’être détendue, de ne pas être à jeun. Pas de crème anesthésiante, a précisé la jeune femme, ça ne sert à rien et ça empêche l’encre de pénétrer correctement. Pour la douleur, elle n’a pas su vraiment lui dire, ça dépend des personnes, des zones du corps, de la taille des motifs, de votre état de détente. Ça fait partie du truc, de toute façon. Elle est décidée.
Elle a souffert, mais elle a fait la courageuse, la même pas peur, même pas mal. En sortant, elle s’arrête dans un café, commande un Coca et y remue longuement la cuillère en métal qui affole les glaçons. Elle regarde son avant-bras enveloppé de cellophane, la peau encore rouge sous le motif encré. Elle se sent bien. Elle fixe la fenêtre ouverte sur un ciel de nuit, sur un ciel plein d’étoiles. Juste au-dessous, elle a fait inscrire au dermographe, en écriture cursive, et je danse. C’est ça qu’elle voulait. Les derniers mots de ce poème. Celui-ci et aucun autre. C’est son mantra, sa formule magique. Marquer sa peau, sa chair, l’inscrire pour ne pas oublier. Elle veut que son corps raconte son histoire, écrite comme une page vivante, ouverte sous ses yeux. L’encre qui raconte un renouveau, un corps réveillé, réconcilié. Elle y a pensé, longtemps, lorsqu’elle est sortie de l’hôpital. Elle la voulait, cette fenêtre ouverte, ce ciel sombre et ces lueurs qui déchirent l’encre. Elle est restée allongée de longues semaines, là-bas, pas sûre d’en sortir. Elle voyait bien l’expression de ses parents, de ses frères, les visages froissés, cernés, et le sourire qui ne découvre pas les dents. Tiens bon, frangine, tiens bon. On t’attend à la maison. On est là. allez, tiens bon.
Elle a tenu bon. Oui, maintenant, elle veut vivre. et je danse.
la nuit paysage, la nuit ouverte, la nuit s’orienter aux étoiles,
À quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ?, Gaëlle Josse, Les Éditions Noir sur blanc, collection Notabilia, 2024.