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En lisant en écrivant : lectures versatiles #27

Joy Sorman s’est rendue une fois par semaine, pendant un an, en observatrice, dans une unité psychiatrique. Ce récit documentaire en immersion, entre enquête et roman, restitue dans une approche directe différents témoignages de cadres de santé, infirmiers, intermédiaires, médecins, et de patients rencontrés lors de ses visites : schizophrènes, paranoïaques, bipolaires. L’autrice évite le voyeurisme d’une galerie de portraits au-dessus d’un nid de coucou en mettant tout son talent romanesque pour relater l’enfermement et la surveillance des malades. Elle s’efface discrètement derrière la parole de ceux qu’elle côtoie pour nous faire découvrir la personnalité des soignés et des soignants ainsi que les protocoles mis en œuvre par ces derniers, en interrogeant la définition artificielle de normalité. Un témoignage sur la psychiatrie d’aujourd’hui en même temps qu’une réflexion sur la folie.

À la folie, Joy Sorman, Flammarion, 2021.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« J’imaginais un bloc de silence posé au milieu de la ville, sa présence massive, intimidante, j’imaginais une ombre étale et opaque comme un lac, j’imaginais un champ magnétique, révélé par une faible tension électrique sur la peau à l’approche du bâtiment, une onde secrète formant un anneau protecteur et dissuasif autour des lieux, j’imaginais qu’on m’arrêterait à l’entrée, qu’on me demanderait de décliner mon identité, de présenter un badge, le motif de ma venue, de signer un registre, de donner des gages, qu’on apprécierait avec professionnalisme mon allure générale, qu’on scruterait mon visage à la recherche d’un rictus, d’un symptôme, une bouche qui tombe, un regard de biais, un spasme, une preuve.
Je me composais une mine de circonstance, une tête innocente, une expression de bonne citoyenne, avec si peu de naturel et de décontraction qu’en réalité je me signalais immédiatement comme suspecte — j’entrais ici pour la première fois et je ne savais pas y faire.
Les deux agents d’accueil postés derrière une vitre teintée ne m’ont rien demandé ; après avoir longé un imposant mur d’enceinte, sonné à une grille, passé un sas, sonné à nouveau, le pas à peine ralenti, j’étais donc à l’intérieur, toutes les portes s’étant automatiquement et bruyamment déverrouillées devant moi.

Le panneau d’information propose un plan orthogonal des lieux, une organisation par couleurs, lettres et chiffres –- cela pourrait être un camp, cela pourrait être un village, c’est d’abord un grand parc que délimitent des rangées de platanes, des allées bitumées, des massifs de fleurs et des parkings, des pavillons anciens et des unités contemporaines, un mélange d’architecture administrative et de briques XIXe. Je repère le secteur 4 en jaune sur le plan, il faut suivre les flèches et les bandes de peinture au sol, on est surpris par les chants d’oiseaux et la douceur de l’air, une paix qu’on n’espérait pas, le printemps sans doute. Quelques silhouettes fument sur des bancs, seules ou par grappes, certaines en blouson et bonnet malgré la chaleur, d’autres échangent à voix basse appuyées contre un mur, les gobelets de café débordent des poubelles, un lointain crachin sonore s’échappe d’un portable, une musique cubaine qui grésille, puis une voiture à faible allure, deux blouses blanches en conciliabule sous un auvent, des regards suspendus, des bonjours timides, on laisse derrière soi la blanchisserie, le salon de coiffure, la cafétéria,l’aumônerie, la salle de sport, le local syndical, l’atelier d’ergothérapie, et tout au bout se dresse le pavillon 4B, cube anonyme de béton blanc, percé de doubles fenêtres qui s’entrouvrent seulement,entouré d’un jardinet clôturé –- des grilles vertes couvertes de bâches protègent des regards, on les escaladerait facilement. On sonne à l’interphone ou,plus simple, si on a la clé on passe par-derrière, une lourde porte métallique s’ouvre alors sur un couloir d’hôpital.

Des portes, des couloirs ; j’aurai bientôt la conviction de circuler dans un espace strictement délimité et organisé par ces deux éléments, qui signalent toujours l’institution, et activent une certaine anxiété. Pénétrer dans le pavillon 4B ranime confusément des images d’autres portes débouchant sur d’autres couloirs –- prisons, internats, administrations en tous genres. À peine arrivée, la tendresse du printemps me quitte laissant place à un sentiment, encore vague à cet instant, une intuition, de claustration, de promiscuité.


Ce qui frappe quand on y entre pour la première fois c’est l’odeur, elle flotte en nappes molles, une odeur de collectivité et de macération, de légume bouilli et de détergent, de sauce refroidie et d’inquiétude, âcre, insistante, une odeur d’enfermement. La chaleur aussi, étouffante, peut-être parce que ceux qui vivent là se tiennent quasi immobiles, alors on pousse les radiateurs à fond, on tâche de maintenir la température des corps ankylosés à 37 degrés.
On avale cet air chargé, puis c’est le regard qui s’habitue, panote, s’arrête sur une enfilade de portes, un sol carrelé, les couleurs pâles des hospices, un faux plafond résistant à l’incendie, des spots encastrés, une lumière sans contrastes, une plante verte, qui a l’air fausse on ne sait pas. Je reconnais une mélodie de Bob Marley, elle vient du fond du corridor, la dernière porte est entrouverte, je vois bientôt dépasser un pied nu et potelé de femme, qui n’ira pas plus loin, et dont la fixité m’impressionne –- un pied menaçant, réprobateur, ironique ; je n’imaginais pas qu’un pied puisse être aussi expressif, je n’imaginais pas que mon premier contact ait lieu avec un pied, que l’humanité m’apparaisse sous cette forme burlesque et inquiétante, que ce morceau de corps me souhaite ainsi silencieusement la bienvenue, ou peut-être au contraire m’intime de fuir. La première chose vivante que j’aperçois ici est ce pied. La seconde, alors que ce matin le service semble désert, est un homme en survêtement floqué du logo de l’hôpital qui fait les cent pas, des allers et retours pendulaires, déambule puis s’immobilise, et ne rend ni bonjour ni sourire ; un bonjour qui sort de ma bouche comme un piaillement, un sourire ankylosé, celui que j’avais déjà ce matin d’avril où je suis venue me présenter dans le service, annoncer un projet de livre, et une présence que j’espérais la moins intrusive possible ; vœu pieux.

Pendant un an, tous les mercredis, l’autorisation m’a été accordée de circuler librement dans le pavillon 4B qui comprend douze lits et une chambre d’isolement. Deux couloirs distribuent également une infirmerie, une petite salle de repos pour les soignants, les bureaux des psychiatres, de la psycho-logue, du cadre de santé, une pièce exiguë, mais centrale et vitrée, où sont délivrés les médicaments, et une salle commune pour les repas et les activités, donnant sur le jardin. Quelques fauteuils en skaï de collectivité, couleur vert amande, trois affiches et deux télés décorent les lieux, un bruit incessant de clé dans la serrure donne le rythme, plus sûrement que les aiguilles des nombreuses horloges fixées en hauteur. C’est propre, clair, moderne et sans vie, un aménagement fonctionnel, économique, aux normes de l’esthétique administrative, ces surfaces planes qu’on lave à grandes eaux, sur lesquelles rien n’accroche, rien ne saille. »

À la folie, Joy Sorman, Flammarion, 2021.

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