
Note de lecture de Philippe Boisnard sur Le spectre des armatures publié aux éditions Le Quartanier, sur le site Libr-Critique
D’emblée, commencer la lecture du Spectre des armatures, cela demande de s’interrompre. S’interrompre, car avant même la première des sept parties de ce petit recueil, une définition apparaît. Ayant toujours été sensible aux définitions, elle ne peut passer inaperçue à mes yeux. Elle énonce ce qu’est objectivement le spectre des armatures : « un défaut d’aspect de la peau d’un béton, dû à la présence d’armatures trop proches de la surface, ou à leur mise en vibration. Ce phénomène se traduit par le dessin visible des armatures sous le béton ».
Définition précise, qui donne immédiatement à voir de quoi il s’agit. L’espace urbain s’étant construit depuis un siècle avec le béton armé. Immédiatement donnant cette définition, qui vient rompre l’engagement poétique d’un titre qui pouvait être mystérieux, pourtant il ouvre un espace poétique qui entre en résonance avec la page de droite : un titre -> « JE METS EN MÉMOIRE ».
L’association apparaît d’emblée. Entre sensibilité de l’existence — qui se structure sur une mémoire enfouie, « si reculée, plus irréelle encore que les projections de la lanterne magique » — et ces traces vibratoires de la rouille, de l’oxydation des armatures, qui dessinent spectralement à la surface du béton. L’association : un rapport. Cette dureté de l’existence en présence qui laisse apparaître à la lisière de sa peau, la multiplicité des souvenirs qui la constituent et la soutiennent.
Car il semblerait bien que tout se joue par ces traces de vie d’avant le présent, par ces traces qui ne cessent de refluer des profondeurs pour marquer chaque instant présent de leur marque tangible.
« Comprendre les tableaux de la mémoire ».
Face à une oeuvre de Nicolas Poussin, on observe facilement les gestes de repentir, le jus de fond, les aplats qui ont permis la structuration de ce présent visible, mais vibratoire par le jeu de transparence des couches.
Ce que montre Pierre Ménard, ce qu’il présentifie, dans l’imparfait de la conjugaison, c’est cette âpre présence en soi de ce qui fût, en tant qu’armatures de ce qui est : cette présence d’écriture, là, qui ne peut se dire que dans la série de ce qui fût vécu.
C’est bien là une des questions de notre être, de sa possible position de sujet, de son énonciation en tant qu’individuel. Nous ne sommes pas d’abord parce que nous sommes ouverts à un futur [thèse heideggerienne], mais nous sommes parce qu’en nous se sont sédimentées, affectivement, intimement, singulièrement, des traces et qu’elles emplissent notre horizon de provenance.
Proust en a donné le paradigme par le titre même de son oeuvre : La recherche du temps perdu. Un baiser tant attendu en début de premier tome.
Mais ce n’est pas de cette recherche qu’il s’agit ici, mais bien plus de celle de recoler un recto et un verso entre celui qui écrit là, et celui dont on parle dans le texte [« il »] : « entre lui et l’instant présent, pensant à tous les événements ».
« Des années passées non séparées de nous, obligé de redescendre pour le réapprendre, dans cette évaluation, ce passé indéfiniment déroulé ».
Livre sensible, aux phrases discrètes et poétiques, parfois énigmatiques, un petit livre à méditer pour ouvrir nos propres existence aux spectres de leurs armatures.