Le 5 juin 1989, à proximité de la place Tian’anmen, au sud de la Cité interdite à Pekin, au deuxième jour des violentes répressions entreprises par le gouvernement chinois à l’encontre des manifestations qui se déroulèrent entre le 15 avril 1989 et le 4 juin 1989 sur la place, un homme s’est tenu à 800 mètres à l’est de la porte Tian’anmen, au carrefour entre l’avenue Dongchang’anjie (东长安街), empruntée par les chars, qui arrivaient de l’ouest. Les photos et films de la confrontation ont été réalisés par des journalistes étrangers depuis l’hôtel Pékin : Charlie Cole (Newsweek), Stuart Franklin (Magnum), Jeff Widener (AP) et deux équipes de télévision (CNN et BBC).
Nous fêtions, il y a quelques jours, le 25ème anniversaire de cet événement. À cette occasion, j’ai revu les images que tout le monde a encore en tête, mais qu’à force, comme toutes les images devenues historiques on ne voit plus vraiment.
L’homme au Tank, également connu sous le nom de l’homme de Tian’Anmen, est le surnom de cet anonyme devenu mondialement célèbre en juin 1989 pour avoir bloqué l’espace de quelques instants la progression d’une colonne de chars de l’armée populaire de libération lors des manifestations de la place de Tian’anmen (manifestations dénonçant la corruption généralisée en Chine). Personne ne sait exactement qui est cet homme, ni ce qui lui est arrivé par la suite, renforçant ainsi sa légende, le symbole du combat inégal entre les étudiants et le totalitarisme chinois.
« L’image se distingue surtout d’autres grandes photos du siècle, écrit Adrien Gombeau, dans son livre L’homme de la place Tiananmen, paru aux Éditions du Seuil, car le sujet crée lui-même l’instant. Il n’est pas pris dans le tourbillon de l’histoire, comme la jeune vietnamienne brûlée au napalm… »
De nombreuses images, de natures variées, de cet événement détourné, ne cessent de voir le jour, l’amplifiant ou le contournant, s’en servant ou lui rendant hommage.
La plus forte étant sans doute celle créée à l’occasion de la Pangea Day, une manifestation cinématographique dont le but est de nous faire voir le monde d’un autre œil. Cette bande-annonce, très réussie, nous permet de voir l’évènement au travers les yeux du pilote du tank, de comprendre son stress face à cette situation, de voir la situation sous un autre angle.
Et c’est justement ce qui m’a surpris en revoyant les images de l’homme au Tank, cet inconnu devenu une légende. Dans son allure, sa gestuelle, sa manière d’agir en improvisant face à une situation exceptionnelle qui le dépasse totalement, captée par hasard, et de très loin, par l’objectif d’une télévision, qui écrase la perspective, depuis la terrasse d’un immeuble à proximité de la place Tian’anmen. Cet homme avec ses sacs ballottant au bout de ses bras ballants le long du corps, d’abord immobile, face à la colonne de chars qui avancent droit vers lui. Interdit, immobile. Faisant face et s’opposant avec les moyens les plus rudimentaires, son corps fragile, qui ne fait évidemment pas le poids face aux engins de guerre, se déplaçant lorsque le char cherche à le contourner, créant ainsi un étrange et émouvant ballet, entre l’homme et la machine.
« Une chemise blanche, deux sacs de supermarché. Peu de traits suffisent à marquer la mémoire. À midi, ce 5 juin 1989, à Pékin, il se tenait debout, droit, survivant et insolent, paralysant par sa seule présence une colonne de blindés. Il escalada le premier char, dialogua avec le conducteur, redescendit et lui barra à nouveau le chemin. Finalement quelques badauds l’arrachèrent de sa position et de notre champs de vision ».
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Il faudrait écrire une histoire, celle d’un jeune homme chinois qui part faire les courses, au retour, en retard, il doit faire un immense détour pour rentrer chez lui, les bras chargés de victuailles, à cause de l’armée déployée dans toute la ville, suite aux incidents des jours précédents cherchant à lutter contre les manifestations. Il refuse de céder et préfère couper à travers chemin, transformant son itinéraire pour ne pas perdre trop de temps. En traversant la place, à cet endroit exceptionnellement déserte, il se retrouve face à face avec ce char qui fonce sur lui, plus vite qu’il ne l’espérait, le voilà déjà devant lui, à sa hauteur, et là tout s’arrête en lui. Son corps se fige, d’abord tétanisé, ne sachant que faire, surpris de croiser aussi vite ces chars alors qu’il avait vu la place vide et pensait avoir le temps de passer. Le jeune homme leur fait face, ses deux sacs dans les mains, le long de son corps, arme inutile. Il devrait fuir, il devrait courir se réfugier comme tous les autres étudiants, mais il reste là un long moment ne sachant que faire face, tenir tête à cet engin imposant qui d’un simple mouvement risque de l’écraser. Il décide de ne pas bouger, de résister, de rester droit, fier, de lutter à armes inégales. Un acte de défiance ultime, fou et magnifique, qui restera gravé dans les mémoires de ceux qui luttent pour la liberté dans le monde entier. Une parenthèse dans la vie de ce jeune homme qui l’a transformé en héros le temps d’une photo, d’une courte vidéo, avant de le faire disparaître dans l’inconnu (a-t-il été arrêté ? est-il mort ? vit-il en exil à l’étranger ?) et de retrouver l’anonymat de l’icône.
Dans son projet Fatescapes : les paysages du destin, l’artiste Pavel Maria Smejkal supprime les personnages de photos historiques, grâce à la retouche numérique.
[1] Adrien Gombeau, L’homme de la place Tiananmen, Éditions du Seuil, 2009