J’ai vu il y a quelques semaines une vidéo d’octobre 2011 sur une manifestation contre la tauromachie à Rodilhan. Les militants s’étaient assis au milieu de l’arène, empêchant l’entrée des taureaux sur la piste et le début de la corrida. Dans cette vidéo d’une rare violence on aperçoit les militants recevoir des coups de pieds, des coups de poings, subir des étranglements, des jets d’eau en plein visage, une femme se fait même enlever son soutient-gorge, déchiré violemment.
Un procès a eu lieu cinq ans après les faits et le jugement a été rendu en avril 2016 au tribunal correctionnel de Nîmes. Les dix-huit aficionados qui avaient été cités à comparaître, répondaient de diverses violences à l’encontre de militants anti-corrida et ont été déclarés coupables des faits qui leur étaient reprochés (à l’exception d’un accusé qui a été relaxé) et condamnés à plusieurs mois de prison avec sursis pour l’essentiel (un seulement avec la prison ferme) accompagnés d’amendes.
La violence de ces images est insoutenable. Difficile de voir s’opposer deux personnes qui se battent, leurs corps à corps déchaîné. Mais là on assiste à un combat déloyal, inégal.
En voyant ces images je me suis rappelé de la performance de Marina Abramović : Rhythm 0.
Elle se tient debout, figée, dans une pièce au plafond bas. À côté d’elle elle a disposé soixante-douze objets sur une table recouverte d’un drap blanc. Une affiche donne la consigne suivante : Sur la table il y a 72 objets avec lesquels vous pouvez me faire ce que vous voulez. Elle se tient debout. Elle dit : Je suis un objet. Elle précise : Je prends la responsabilité de tout ce qui se passera dans ce laps de temps. Elle se tient debout, sans rien dire, le regard dans le vide. Elle attend. La performance va durer six heures. De 20 heure à 2 heure du matin. Dans le studio napolitain Morra. Elle s’offre au regard des visiteurs. Il y a des objets de plaisir (plumes, fleurs, raisins, parfum, vin, pain) et des objets de destruction (couteau, ciseaux, barre de fer, lames de rasoir et un pistolet avec une cartouche).
Elle reste immobile au milieu de la pièce. Les visiteurs sont interdits. Ils n’osent pas réagir. Ils l’observent en silence. Leurs regards essaient de la percer à jour. Je prends la responsabilité de tout ce qui se passera dans ce laps de temps. C’est cette phrase qui les irrite. C’est une provocation pour eux même s’ils n’osent encore se l’avouer. Elle reste impassible. Un objet. Vous pouvez me faire ce que vous voulez. L’indécence de cette provocation fait lentement son chemin en eux. Alors qu’ils restait en retrait, sur la défensive, le public s’approche progressivement d’elle. En meute. Ils s’approchent, la frôlent, puis certains la caressent, d’abord le bras, légèrement, timidement, d’autres la touchent, leur bras puis la main sur la peau. Comme elle ne bouge toujours pas, certains la testent, la provoquent en la bousculant légèrement, comme un jeu au commencement, en souriant, ils cherchent à savoir jusqu’où elle ira, jusqu’où la plaisanterie peut aller, car ils sont encore convaincus qu’il s’agit d’une blague. Je suis un objet. Ils entendent une femme objet. Ils comprennent une femme objet.
Un homme s’approche d’elle, plus petit qu’elle, il ouvre ses mains devant son visage pour l’attraper et la rapprocher du sien pour l’embrasser. le public s’en amuse. D’autres viennent l’embrasser à leur tour. C’est comme un jeu. Puis ils lui font lever les bras en l’air, pantin désarticulé. Un objet, dis-tu ? Ses bras retombent le long de son corps, inertes. Un jeune homme lui offre des fleurs. Mais elle ne réagit pas. Elle n’acquiesce pas ni ne s’opposent à eux. Elle les laisse faire. Elle attend leur réaction. Elle est là pour cela, sa provocation est en train de prendre. La foule devient compact autour d’elle. Et tout le monde intervient désormais. Un individu s’empare d’une lame de rasoir pour couper ses vêtements en lambeaux, mais comme il tarde à y parvenir d’autres viennent à son aide en déchirant d’un coup sec sa robe et son chemisier. À partir de ce moment là tout se précipite. La peau blanche, nue. Le sang qui coule suite aux coups de rasoirs hésitants sur le torse nu. Une femme lèche ensuite ce sang dans un éclat de rire. Chahuts, bousculades, cris. Elle demeure imperturbable. Son front perlé de sueurs. Elle regarde droit devant elle pour ne pas flancher, ne pas montrer sa peur.
Chaque action sur elle ne provoque aucune réaction, elle reste impassible ce qui semble déchaîner par ricochets des réactions chaque fois plus intenses et sauvages, et plus incontrôlés du public présent. Le mouvement s’emballe. Les individus s’agglutinent autour d’elle, on ne les distingue plus, ils sont devenus foule, ils sont devenus fous.
Devant la cohue certains prennent la défense de l’artiste en s’interposant, pour la protéger. Quelque chose de grave lui pourrait advenir. Ce qui arrive au moment où quelqu’un place dans sa main le pistolet chargé qui était disposé comme tous les autres objets sur la table, et glisse son doigt sur la gâchette. Une bagarre éclate alors entre le groupe des instigateurs et celui des protecteurs. Le galeriste décide d’interrompre la performance, il jette le pistolet par la fenêtre de sa galerie. Six heures après le début de la performance, il annonce donc la fin de la séance. L’artiste se met enfin à bouger, et dès qu’elle se met en mouvement, tout le monde s’enfuit, le public ne pouvant l’affronter après ce qu’il venait de faire subir, incapable de se confronter avec elle en tant que personne, lui faire face.
cartouche).
Le comportement humain n’est que l’adaptation à un contexte et non une caractéristique individuelle, comme l’expérience de Stanford, l’une des plus controversées de la psychologie sociale aux résultats terrifiants. Selon Philip Zimbardo, lorsqu’un groupe se retrouve immergé dans une idéologie et une structure institutionnelle bien définie, il agit conformément à ce que l’on attend de lui, indépendamment des son caractère personnel.
Cette expérience se rapproche de celle de l’expérience de Milgram, réalisée entre 1960 et 1963, dans laquelle des cobayes, sous l’influence d’une fausse autorité scientifique, infligeaient des chocs électriques mortels (factices, évidemment) à d’autres être humains sans questionner la moralité de leurs actes. Cette expérience cherchait à évaluer le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité qu’il juge légitime et à analyser le processus de soumission à l’autorité, notamment quand elle induit des actions qui posent des problèmes de conscience au sujet.
En 1979, l’expérience est mise en scène dans le film I... comme Icare d’Henri Verneuil, fiction inspirée de l’assassinat de John F. Kennedy.
« Si l’art est un miroir du rapport de l’homme aux choses et au monde, écrit Suzanne Ferrières-Pestureau dans son article Figures de la violence dans l’art pictural, l’art classique peut se définir comme l’art de la distance, de la fixation du temps, des représentations conventionnelles et des aspects paisibles, décents, respectueux, dominé par un regard fixé à l’infini d’un spectateur non compromis [1] où la violence s’inscrit dans un contexte référentiel qui la justifie au regard d’une transcendance et lui donne ainsi sens. De cette violence l’art moderne rend compte différemment en l’exprimant effectivement dans un rapport de proximité avec l’homme en tant qu’incarné par opposition aux rapports plus distanciés conçus par l’âge classique. La démarche contemporaine vise l’objet vraiment existant comme chose du monde, dans une tentative de faire du signe ou de l’image non plus un indice ou une copie de la chose mais la chose elle-même où le corps en tant que chair devient le matériau même de l’art .
[2] »
Selon Marina Abramović, les visiteurs, pacifiques et timides au début, devinrent rapidement plus violents. « L’expérience que j’en ai apprise, est que… si vous laissez faire le public, vous pouvez être tuée… Je me suis sentie vraiment violée : ils ont découpé mes vêtements, enfoncé des épines de rose dans mon ventre, une personne a pointé le pistolet vers ma tête, et une autre le lui a retiré. Cela créa une atmosphère agressive. Après exactement six heures, comme convenu, je me suis levée et j’ai marché vers le public. Tout le monde est parti, fuyant une réelle confrontation. »
« Car le corps, par la place particulière qu’il occupe d’être à la fois sentant et senti, actif et passif, se trouve engagé dans le processus créatif comme lieu d’émergence du sensoriel, de l’archaïque et de la violence qu’il recèle. » [3]
Cette œuvre de Marina Abramović révèle donc quelque chose de terrible sur l’humanité, un peu comme l’expérience sur l’obéissance de Philip Zimbardo à la prison de Stanford, ou celle de Stanley Milgram, qui toutes deux montrèrent à quel point nous sommes prêts à violenter les autres dans des circonstances inhabituelles, et à quel point il est facile de déshumaniser une personne qui ne réplique pas ou ne veut pas se battre. On n’imagine pas que les gens autour de nous sont prêts à faire de telles choses à d’autres personnes, mais cette performance prouve le contraire et le dénonce à sa manière.
[1] Saint Aubert Emmanuel de, Du lien des êtres aux éléments de l’être, Paris, 2004, Vrin
[2] Rancière Jacques, Au-delà de l’art in Chroniques des temps consensuels, Paris, 2005, Seuil, Librairie du XXIe siècle, p 197.