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La violence des mots privés de sens

Je n’ai pas encore vu Mommy, le film de Xavier Dolan, jeune réalisateur qui vient d’obtenir le Prix du Jury lors du dernier festival de Cannes exæquo avec le film de Jean-Luc Godard : Adieu au langage. Mais l’enthousiasme de nombreuses personnes à l’écoute de son discours, que je trouve pour ma part plutôt mièvre, m’a surpris :

« Accrochons nous à nos rêves, car nous pouvons changer le monde par nos rêves, nous pouvons faire rire les gens, les faire pleurer. Nous pouvons changer leurs idées, leurs esprits. Et en changeant leurs esprits nous pouvons changer le monde.
Ce ne sont pas que les hommes politiques et les scientifiques qui peuvent changer le monde, mais aussi les artistes. Ils le font depuis toujours. Il n’y a pas de limite à notre ambition à part celles que nous nous donnons et celles que les autres nous donnent. En bref, je pense que tout est possible à qui rêve, ose, travaille et n’abandonne jamais. Et puisse ce prix en être la preuve la plus rayonnante. »

Ce discours de Xavier Dolan, émouvant pour les uns, éloquent pour les autres, résonne étrangement ce matin avec celui de Jean-Luc Mélenchon qui réagissait au lendemain des résultats de l’élection européenne, sans avoir réussi à me convaincre pendant la campagne, en dressant cependant le seul constat juste à l’issue de ces élections :

« La responsabilité échoit d’abord à ceux qui, lorsque les événements s’avançaient, nous ont volé les mots pour les penser, lorsqu’on ose appeler gauche une politique économique de droite, lorsqu’on ose se dire héritier de Jean Jaurès, au moment où l’on rallonge le départ à la retraite, lorsqu’on prétend défendre un modèle social au moment même où on le détruit, alors oui les mots n’ont plus de sens, et dès lors il est difficile de penser le futur. De toutes les fautes innombrables commises par cette équipe qui est à l’Élysée, la faute, le crime le plus impardonnable est de nous avoir volé les mots. »



Je ne crois pas que l’on puisse changer le monde en rêvant, ni changer les idées des gens et croire ainsi pouvoir changer le monde, c’est une approche puérile de la réalité. Il faut agir au quotidien, chacun dans son domaine. Nous traversons depuis plusieurs années une crise grave, et ce ne sont pas les seuls résultats du Front National à l’élection européenne qui m’inquiètent, mais le fait que dans notre société plus rien ne fait sens, les mots sont pris en otages, détournés, manipulés, la télévision n’informe plus dans son ensemble mais cherche systématiquement à faire sensation, au cinéma pareil, l’émotion prime sur la réflexion, la vitesse et l’immédiateté sur le temps nécessaire à la prise de décision, la marchandisation de la culture [1], et surtout l’économie et la consommation devenues uniques moteurs et modèles de notre société, où consommer plus est désormais le seul viatique.

« Le sommeil de la raison engendre des monstres (et de l’espace libre pour vendre du Coca-Cola)... » écrivait ce matin Jean-Michel Espitallier. Le patron de TF1, Nonce Paolini déclare : « L’avantage des jeunes, c’est qu’ils vieillissent. Ils se marient et il leur arrive d’avoir des enfants. Et le meilleur baby-sitter qu’on connaisse, c’est encore la télévision. » Une expression volontairement provocatrice pour parler de la télévision, qui fait écho à celle que son homologue, Patrick Le Lay, avait lancée il y a 10 ans, en évoquant « le temps de cerveau disponible » que TF1 vendait à ses annonceurs.

Les abstentionnistes s’enorgueillissent de ne pas valider un système démocratique qu’ils jugent datés, dépassés, mais ils préfèrent
se mettre hors jeu pour le combattre (étrange position), prenant le risque de ne pas faire entendre leurs voix (à noter au passage que 3% d’électeurs ont voté blanc à cette élection et sont comptabilisés). La société a justement besoin de toutes les voix, et que chacun puisse faire entendre sa voix, la rendre audible, et lui donner sens. Se rassembler pour se retrouver. C’est ce qui manque en cette période de crise, cette confiance dans la force des mots, leur pouvoir. Pour reprendre la main.

J’ai retrouvé hier sur Internet ce très beau passage du livre de Russel Banks, De beaux lendemains toujours d’une grande actualité par la rage qu’il exprime, porteuse d’espoir et d’avenir :

« Nous avons tous perdu nos enfants. Pour nous, c’est comme si tous les enfants d’Amérique étaient morts. Regardez-les, bon Dieu - violents dans les rues, comateux dans les centres commerciaux, hypnotisés devant la télé. Dans le courant de ma vie, il s’est passé quelque chose de terrible qui nous a ravi nos enfants. J’ignore si c’est la guerre du Viet-Nam, la colonisation sexuelle des gosses par l’industrie, ou la drogue, ou la télé, ou le divorce, ou le diable sait quoi. J’ignore quelles sont les causes et quels les effets ; mais les enfants ont disparu, ça je le sais. Alors, essayer de les protéger, ce n’est guère qu’un exercice complexe de refus. Les fanatiques religieux et les superpatriotes, ils tentent de protéger leurs gosses en les rendant schizophrènes : les épiscopaliens et les juifs orthodoxes abandonnent progressivement les leurs à des pensionnats et divorcent afin de pouvoir baiser impunément ; les classes moyennes attrapent ce qu’elles peuvent acheter et le transmettent, tels des bonbons d’Halloween empoisonnés ; et pendant ce temps, les Noirs au cœur des villes et les Blancs pauvres au fond des cambrousses vendent leurs âmes par convoitise de ce qui tue les gosses de tous les autres en se demandant pourquoi les leurs prennent du crack.

Il est trop tard ; ils ont disparus ; nous sommes ce qui reste. Et le mieux que nous puissions faire pour eux - et pour nous - c’est de rager contre ce qui les a pris. Même si nous ne savons pas à quoi ça ressemblera quand la fumée se dissipera, nous savons que cette rage, pour le meilleur ou pour le pire, engendre un avenir. Les victimes sont ceux qui ont renoncé à l’avenir. Ils ont préféré se joindre aux morts. Et les autres, regardez-les : à moins que la rage ne les habite et ne les anime, ils sont inutiles, inconscients ; ils sont morts, eux aussi, et ne le savent même pas. »

« L’Europe s’est construite sans les gens, écrit André Markowicz sur son compte Facebook, soumise aux mêmes pouvoirs financiers, et que ce soit la gauche, ou la droite, il n’y aucun changement politique : tout se fait malgré tout, pour plus de précarité, plus de peur, plus de morcellement. Rien ne se fait avec l’assentiment des gens. (...) Face à cette tartufferie démocratique, il y a les nationalismes et les fascismes. En face de nous, il y a Poutine : lisez-vous les témoignages sur ce qui se passe dans les régions dites "pro-russes" de l’Ukraine ? sur les tortures systématiques pratiquées par les miliciens russes — pour l’instant contre des individus, pas encore contre les masses — ? Et nous sommes là, encore les deux abîmes : la violence pure du fascisme, et la violence (évidemment préférable, mais jusqu’à quand ?) des mots privés de sens. »

[1« L’art, selon Jean-Pierre Vincent, metteur en scène, représente dans l’économie de l’énergie humaine la nécessité d’une dépense inutile une dépense improductive sans laquelle nous ne serions que des animaux asservis à l’économique. »


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