Ce qu’il faut c’est désapprendre.
« Le mépris de l’orthographe est le commencement de la Poésie. Seulement, il faut que les fautes soient vraies, naturelles, pas faites exprès ; c’est-à-dire qu’il faudrait désapprendre... Tout de même, écrivons Fourvière sans s. Mais à Marseille j’ai vu sur le même tramway ces deux pancartes juxtaposées : Canebière - Cannebière. On avait le choix ; c’était réconfortant ; jamais je n’ai tant regretté d’avoir laissé mon Kodak à l’hôtel. »
Valéry Larbaud
J’ai été invité récemment par Romain Lajarge, Maître de Conférence à l’Université Joseph Fourier de Grenoble, à mener, en février, avec ses élèves du Master IDT-Ingénierie du Développement Territorial, des ateliers d’écriture.
Au cours de nos échanges pour mettre en place ces ateliers, voici ce qu’il me proposait :
« Notre objectif est clair : que la qualité rédactionnelle de leurs mémoires s’accroisse cette année après plusieurs années de constat d’un certain affaiblissement. Nous imaginions par exemple des séquences sur :
— Comment entamer un nouveau paragraphe ? ; — Comment bien citer un auteur ? ; — Comment mettre en exergue une idée centrale dans un paragraphe ? ; — Comment jouer avec les encarts ; — Comment densifier un texte ? — ou encore "Comment mieux utiliser la forme passive ? »
Je lui ai répondu que d’habitude, je mène plutôt des ateliers d’écriture créative, c’est-à-dire des ateliers qui permettent aux participants de s’exprimer librement et de découvrir par la création, qui ils sont, ce qu’ils ont à dire et comment le dire. Pour être tout à fait franc avec lui, je lui ai précisé que je n’étais pas formateur (même un peu déformé par une écriture plus créative qu’administrative ou universitaire, mes années d’études étant loin derrière moi), j’avais peur de ne pas être le mieux indiqué pour répondre à son attente, dont je n’avais pas perçu, au départ, l’importante part accordée à la méthodologie rédactionnelle universitaire, avec en plus, la finalité d’établir une notice technique et un art de faire à l’usage des rédacteurs de mémoire.
Mais finalement, je lui ai proposé des ateliers permettant à ses étudiants de retrouver le chemin de l’écriture, assortis de quelques menus conseils sur l’écriture au quotidien (clin d’œil au titre de mon ouvrage numérique édité chez Publie.net) : écrire chaque jour, tenir un blog, noter ses idées à mesure qu’elles apparaissent, travailler le fragment et par accumulation composer son texte, avec le temps, autant de pistes qui émanent directement de ma pratique d’écriture mais également de ces ateliers d’écriture créative que je vais leur proposer.
Avec les étudiants de Sciences Po Paris, ce matin, cette impression aussi qu’il va falloir mener un travail en profondeur, et je me réjouis d’avoir insisté pour que ces ateliers se déroulent en deux temps, d’abord avec l’écriture d’un texte qui répond à la consigne que je propose chaque semaine, suivie par l’écriture d’un texte commun, récit numérique collaboratif élaboré à partir des textes écrits en ateliers, deux temps qui vont nous permettre de creuser un sillon que l’atelier seul, en dehors de toute pratique d’écriture régulière (hors du cadre scolaire, et l’on sent en écoutant les étudiants lire leurs textes, ce poids de l’écriture scolaire dans laquelle perce déjà l’écriture journalistique, avec son rythme, son vocabulaire, ses métaphores), serait incapable de permettre à lui tout seul.
La langue n’est pas une trajectoire rectiligne, c’est une errance, une marche cahotique.
« Profuse et exubérante, minutieuse et obstinée, cette passion lui avait valu une reconnaissance mondiale : quand Yo participait à un congrès de linguistique à New York, Noam Chomsky se déplaçait en personne lui serrer la pince et s’entretenir avec lui de questions théoriques qu’eux seuls peut-être pouvaient comprendre. Cet enthousiasme scientifique allait de pair avec une curiosité aiguë et un rien agacée pour la littérature : Yo était réputé pour ses colères épiques lorsqu’il lisait dans un roman une phrase qui lui semblait ne pas satisfaire aux conventions de la langue (il était là-dessus d’un pointilleux sans appel). François et moi tentions vainement de lui faire entendre que la linguistique, qui s’en amuse, la tourne en dérision... il n’en voulait rien démordre. Ce point mettait souvent le feu aux poudres : ainsi dans une de ces premières soirées, avec notre vieux complice Kazou, sur la suppression de la préposition à dans le célèbre titre de Céline : D’un château l’autre. « Ah non, merde ! » (Yo prononçait « merrrde », non pas en roulant les « r », mais en insistant sur leur caractère guttural — c’était l’homme des cavernes et des glottes, le troglodyte du bon usage, le Néanderthal de la grammaire). « Merrrde ! éructait-il, Merrrde, Ferrier ! C’est D’un château à l’autre qu’il fallait écrire, pas D’un château l’autre — Mais justement, tu vois l’effet d’ellipse... et le balancement : ce n’est pas une trajectoire rectiligne qu’il veut décrire, c’est une errance, la marche cahotique du narrateur dans la déroute de l’Allemagne nazie. Et c’est toute une conception de l’histoire et du progrès qui s’écroule, le glas de la téléologie. — Je m’en fous de ton cahotique ! Une préposition, ça se respecte... Surtout dans le tîîîîître !... (sa voix montait sur le « i », il manquait de s’étrangler sur cette infamie). D’un château à l’autre, tu m’entends : ah non, ça alors, c’est une faute contre la Langue ! »
Tokyo : Petits portraits de l’aube, Michaël Ferrier